(sans titre)

Daniel Simon,

D’un seul coup, le monde s’est déchiré, un dernier coup de théâtre, une cavale de série B, un dialogue historique avec un garde champêtre, une gendarmerie défaite le képi bas, la presse révélant un homme affalé à l’arrière d’une voiture blindée, hilare, détendu ou drogué, des têtes qui tombent et roulent jusqu’au panier de la revanche, des responsabilités de pacotille qui battent des ailes, une météo euphorique, de la matière, de la matière encore, de la matière enfin pour relancer la « fabrique Dutroux ».

Un jeudi saint en somme.

Un jour de commémoration.

Celui du spectacle d’un retournement.

Comment faire de l’ennemi public numéro Un l’ami public number One ?

Comment Jack l’Éventreur devient-il en trois heures Robin des Bois ?

Non pas un de ces héros au grand cœur que l’on voudrait avoir pour ami mais un salaud, un pervers que l’on remercie de loin pour le travail accompli.

« Grâce à toi, nous voilà rendus à l’évidence de la bêtise ! Grâce à toi, nous voilà confirmés dans l’existence des complicités, de toutes les complicités, des plus graves aux plus subtiles : il nous fallait de l’Histoire pour bouter nos guerres de frontières hors même de l’obscène, de l’absurde et du droit, il nous fallait quelque chose de vif comme de l’acide lancé dans le visage placide du dialogue communautaire, et tu t’évadas enfin. Oui, il nous fallait de la viande, du meurtre, de l’abattage sordide, des relents de Belle Époque, des raisons de boire un coup, de faire tourner les rotatives tout en se battant la coulpe pour notre futur manque de rigueur, oui, il nous fallait que tu t’évades pour nous rappeler que le Père Noël existe, que saint Nicolas repasse les plats, que la rumeur de l’improbable n’attend que le souffle du premier venu pour que l’ange monstrueux replie ses ailes dans sa cellule et attende, chaque jour, que les complicités se réorganisent : la lenteur, l’habitude, l’incroyance, le besoin secret de voir s’enflammer l’étable et griller les bestiaux, le désir de faire monter la pâte et de constater que le feuilleté retombe. La peur de manquer, comme certains craignent le manque d’alcool ou de drogue, la peur de manquer de cette électricité qui circule enfin dans un des reality-shows les moins chers de la télévision : trois caméras poussives, un réalisateur sympathique et ses assistants télégéniques en diable, des acteurs irréprochables, sur le dos, souvent, pédalant des quatre membres, éberlués, abasourdis, bref, tout ce qui donne à l’image sa dimension de vérité, une sorte de war games de la démocratie, du spectacle, du beau, du vrai, du grand spectacle, de l’angoisse en gros plan, bilingue et sans trucage. Merci Monsieur l’ancêtre, merci Monsieur Debord !

De la justice comme le tennis à Wimbledon, cadrage serré puis plan de foule, « han » du corps frappant contre la balle quand la confrontation avec le collègue d’hier fracasse les dernières résistances, premiers rôles, deuxièmes couteaux, vérités et mensonges, confessions et compassion, le vide, la vertu qui grandit, qui n’arrête pas, devant les trois caméras de la résurrection, de chercher à grandir, en direct et en différé, commentaires et portraits, vedettes sorties du rang, le blanc qui cherche à diluer toutes les hargnes des couleurs, la sainteté des uns et la diabolisation des autres, peu à peu, la fatigue, l’épuisement, la déception de retrouver la lenteur calme des lendemains de fête, malaise et tristesse, componction et leçons, librairie, succès, procès, fin des émissions, à demain…

D’un seul coup, le monde s’est déchiré.

Un garde s’assoupit, un autre porte les dossiers demandés, notre sire saisit l’occasion, pour mieux retourner en prison, d’en sortir, par la porte du Palais. Courir, faire les gestes attendus, menaces, poursuites, à bout de souffle…

La Belgique attend le coup de feu que le scénariste de cette belle évasion a dû écrire pour relancer ce nouvel épisode. « Abattu pendant son évasion »… Partout ce coup de feu allait détendre l’atmosphère, confirmer les craintes entretenues (« tout est pourri, il en sait trop, ça va mal finir », « si on me laisse faire », « j’ai des choses à dire »…) : nous vivons dans une aphasie politique sans précédent.

Un coup de feu, comme un rappel de trauma, comme un acte tragique mais fondateur allait relancer la machine adrénaline.

Un coup de feu pourrait enfin nommer les complicités tout en les effaçant définitivement.

Ce coup de feu, en somme, était attendu comme une libération par certains, les plus nombreux. « Si on l’abat, c’est la révolution, c’est certain. » Si on l’abat, le bouc émissaire aura cessé de remplir sa fonction funeste, il sera passé définitivement du côté des héros mystérieux errant dans les catacombes de nos histoires nationales, de toutes nos histoires nationales, comme les « chauffeurs » courant l’Ardenne du XIXe siècle, les Landu, les Champenois semant les gendarmes d’arbres en arbres, comme ces milliers d’autres qui soudain révèlent la complicité des médiocrités nécessaires à la conduite du jour jusqu’à la nuit, de la douleur à l’écœurement, de la parole au silence.

Il a donc fallu que la torpeur gagne pour relancer la machine à torpeur.

Il a donc fallu qu’il s’évade pour que nous rentrions chez nous.

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