…erde, j’ai oublié de liker le selfie du jour ! Je suis partie comme une balle après le texto surprenant d’Hélène. J’essaie de respirer profondément pour ralentir les battements désordonnés de mon cœur et moduler la conduite stressée de mon véhicule. Il ne fallait surtout pas se faire arrêter, niveau 13 de Vigipicrate oblige… Pas le temps de faire demi-tour. J’espère être la seule distraite ce matin-là, sinon tout le district allait subir la sanction. Il ne s’est toujours pas remis de celle de 2028, quand l’Ostracisme a été décrété durant 40 jours parce que les 98 % de clics obligatoires n’avaient pas été atteints à 8 heures tapantes. Les émeutes qui ont suivi, ont précipité des milliers de citoyens dans la banqueroute sociale. Oui, nous sommes tous des heureux autoentrepreneurs interconnectés. La deuxième sanction, inconnue et angoissante, serait sans aucun doute encore plus dévastatrice. Je ne voulais pas être la cause de ce second désastre. Il y a cinq ans, mon voisin a mis un terme à sa culpabilité à 0,3 %, en se jetant de la falaise. Point final. La leçon sur la responsabilité appliquée à la lettre.

Hélène, ma collègue au collège, n’avait pas l’habitude de m’envoyer des messages ; c’est pourquoi j’ai foncé : TROUVE BOmBE D’INFO. VIENS VITE A PImPOL. Elle continuait à utiliser les anciennes toponymies, elle ne s’est jamais faite à la Nouvelle Géographie. Il faut lui concéder qu’elle se situe à trois ans de son Exit final, un passage qu’elle s’acharne à nommer « retraite ». Comme si, en entrant dans la fabrique où étaient relégués les non-productifs, elle allait se retirer dans une sorte de paradis d’oisiveté sur fond de chants d’oiseaux exotiques. Elle prenait sans doute les choses avec un peu plus de légèreté que nous, qui commencions notre carrière. Elle devait cependant faire attention de ne pas nous mettre en danger en envoyant des textos « urgents » en majuscules ! Nous aurions pu apparaître sur les radars lexicaux de Vigipicrate en utilisant la mauvaise casse pour la lettre dangereuse.

Son pitch m’intrigue au plus haut point. Je ne peux pas pousser la BriGit 5.0 plus vite. Son drone de contrôle risque de me repérer et couper les circuits. Foutues bagnoles européennes ! Je laisse rugir ma frustration, à l’abri dans l’habitacle. Pour une fois que quelque chose sortait de l’ordinaire ! Il allait falloir ruser pour voir Hélène avant le salut à l’Hologramme à 9 heures pile. À travers le pare-brise, les petites maisons avec leurs petites clôtures blanches défilent le long du macadam solaire. …onotones. Propres. Pures. Les couleurs des portes indiquent le grade de leur occupant. La mienne est anthracite, de la teinte de ma première promotion de cadre inférieur. Celle d’Hélène demeurait irrémédiablement noire : elle ne montrait aucune ambition à se décoller de son statut de simple agent exécutant. J’aspire à un turquoise, non pas que je sois particulièrement ambitieuse, mais la nuance me met de bonne humeur. Et, bonus, à ce niveau, le cadre moyen + avait le droit à des jardinières plantées de petites pousses. Je rêve de pensées.

Les élèves doivent grandir dans les rangs. …on rôle de tuteur consiste à faire s’exprimer les talents utiles au déploiement économique du district et bouturer les jets vigoureux au tronc commun de l’Excellence… Souris, tout va bien ! Quoique, Hélène…

Ah, une place ! La BriGit grise se met en mode créneau. J’aperçois ma collègue qui me fait des grands signes devant le chantier rénovant la conciergerie du collège. C’était le seul bâtiment ancien, non passif, du quadrant Ouest du district. Le CEO avait enfin décidé de le mettre aux normes. Stop, ici et maintenant ! Soyons attentives. On ne sait jamais. Le Vrai Patron Bien-aimé pouvait se substituer à l’Hologramme pour le salut du matin. Il aimait descendre, à l’improviste, sur le terrain quand les chiffres ne caracolaient pas à l’Optimum. Hélène me tombe dessus en chuchotant à tue-tête : « Viite, il reste un quart d’heure avant 9 heures ! Il faut que tu la voies ! ». Elle m’arrache de la voiture, et me guide vers un mur lépreux. Chhhuut ! Le cœur dans ma poitrine bondit comme une balle magique, les deux Vigipicrates affairés à leur émetteur, ne nous ont pas vues. Hélène plonge sa main dans une crevasse du mur et en extrait un objet métallique ovoïde. Elle me montre l’inscription : Capsule temporelle 2017, à n’ouvrir qu’en 2067.

C’est quoi, ce truc ? 2017 représentait pour nous, l’année Zéro. Celle où tout avait été remis à neuf, quand la société avait été rebootée. Les Vigipicrates veillaient à élaguer les idées non centrales. Celui qui ne se situait pas précisément sur la médiane intellectuelle était exilé. Sur l’île de droite, pour les « progressistes ». Sur l’île de gauche, pour les « conservateurs ». Nous, les jeunes, ignorions ce que recouvraient ces termes, mais Hélène devait le savoir même si elle n’en parlait jamais. Et voilà ce truc qui surgit du passé. Une bombe ! Les Vigipicrates ont l’air d’avoir un problème avec leur radio et ne nous prêtent pas attention. J’enfourne l’objet dans ma besace et me dirige, l’air de rien, vers la cour pour le rassemblement du matin. Hélène sourit, comme si elle avait m’avait concocté une bonne blague.

Les haut-parleurs entament le district Sud-Est – le jour de gloire êêê arrivé ! L’Hologramme se découpe sur l’estrade. Tous retiennent leur souffle. Ouf, il s’agit bien de l’image, enfin je crois. Je fais entrer mes élèves dans l’open space et programme le questionnaire SWOT pour les aider à identifier leurs forces, faiblesses et à mieux déterminer leur profil utile. Ce qui me permet à moi, d’ouvrir le mystérieux œuf, discrètement derrière mon écran.

Voyons. Une capsule temporelle ? Ouikipédia m’indique qu’il s’agit d’un souvenir scellé par un groupe à destination des habitants de l’avenir. Cette chose datait donc de l’an Zéro. Du commencement. Du chaos dont nous étions issus. De cette période désespérante et violente qui ne couvre qu’un paragraphe dans nos plaquettes d’histoire. Nous ne sommes qu’en 2039 mais je décide de l’ouvrir malgré tout. Cela semble se dévisser. J’observe la classe. Ils sont tous concentrés. Impressionnant comme les ados aiment les tests de personnalité ! Le couvercle cède sans trop de difficulté. J’effectue toute l’opération en pleine conscience, pour laisser filer de mon cerveau tous les scénarios catastrophe et espoirs insensés. Le métal se réchauffe sous mes doigts. Une odeur de vieux papier, de poussière de « bibliothèque » – je sais ce que c’est, j’en ai visité une au cours d’archéologie culturelle en 3e. J’extrais précautionneusement le document roulé. Il craque légèrement. Je le déplie. Deux feuillets. Le premier semble être ce que l’on appelait un « article de presse », je n’en avais jamais vu. Hélène m’avait parlé des médias qui existaient avant. Les journaux qui avaient chacun leur manière d’analyser les événements et les commentaient en fonction de la sensibilité de leurs acheteurs, située probablement loin de la pensée médiane d’aujourd’hui. Un élément en provenance directe du chaos. Je songe aux îles. Délicat. Les gamins sont silencieux.

L’article date du 14 mai 2017 et montre une image du Vrai Patron Bien-aimé, beaucoup plus jeune, hilare, heureux. Aïe, c’est bien de la bombe ! Aujourd’hui, il ne sourit jamais, il toise avec froideur, le visage fermé. Il est le plus déterminé des managers. Normal, c’est lui qui gère la société. Qui doit impulser la direction. Qui donne les ordres et punit les désordres.

Le deuxième feuillet semble être une lettre. Elle s’adresse aux confrères et aux consœurs de « marginales », un mot inconnu, écrit imprudemment avec un grand caractère. Qu’est-ce donc ? Un groupe de chercheurs ? Des terroristes ? Non, il n’y en a plus depuis douze ans. La commémoration avait été tweetée avant-hier par le Conseil. Un mouvement religieux ? Dans l’ancien monde, il paraît qu’il en existait plusieurs… tout à fait incompréhensible pour moi. Il est blasphématoire et mortel de vénérer autre chose que l’Hologramme.

La suite épaissit mystère : « Que l’on s’en défende ou non, nous sommes depuis un an en ces terres de francophonie septentrionale, aux premières loges d’un moment intense de l’Histoire de nos voisins français. Ils viennent d’être les acteurs, souvent malgré eux, d’une nouvelle révolution pas vraiment tranquille, mais pacifique, pas de velours, mais sans accrocs notoires qui inaugure une forme d’exercice du pouvoir qui ne peut que faire augurer ce qui pourrait être une gouvernance 2.0… »

Cela parle bien du commencement. Je transpire. Les étudiants ne bougent pas. Plus loin, je lis en rouge : « Micro Macro Macron ». Ohhh, non ! La lettre ! En majuscule ! Trois fois !

Une sirène assourdissante retentit. Une marée de Vigipicrates se déverse dans le local.

Une boule de feu.

MERDE !

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