Madame Verbist, l’autre jour, m’a montré son or. Oui, dans sa commode, entre ses bas et ses gaines, Madame Verbist a des pièces d’or, emballées dans de petits papiers de soie. Et aussi dans sa salle de bains, à l’intérieur d’une boîte vide d’aspirines, encore des pièces d’or.

— Des fois, Madame Stoefs, qu’il m’arriverait quelque chose, elle a dit, j’aime mieux qu’une personne honnête comme vous, une personne foncièrement honnête et désintéressée, sache où ça se trouve. Personne d’autre que vous, Madame Stoefs, car je sais que vous êtes communiste et que vous ne me prendrez rien. Lire la suite



Chez moi, tout est détraqué. Plus personne ne vient ici me rendre visite. Il y a tellement de marches, dehors, dedans, tellement de marches ! Oui, tout est détraqué. Surtout mes genoux.

— Tenez, Madame Prunier, prenez le chat sur vos genoux, ils ont dit. Ça va leur tenir chaud. Ça va les guérir.

— Mais ce ne sont pas des genoux, ce sont des cuisses !

Là où ce sale chat roux ronronne depuis une demi-heure, ce sont des cuisses. Ils sont fortiches, ces infirmiers ! Ils sont calés en anatomie ! Et ça a des diplômes ? Je voudrais les voir, les diplômes ! Pas étonnant qu’on ne guérisse pas dans ce home, et qu’on reste vieux et détraqué s’ils prennent les cuisses pour des genoux. Lire la suite


Mamy, mon arrière-grand-mère, avait beaucoup de temps parce qu’elle était très vieille. Sur ses mains, il y avait une rouille de taches brunes qu’elle considérait sans illusion. « Ce sont de vieilles mains », soupirait-elle. Mais elle montrait avec orgueil ses fines jambes de jeune fille, et tendait le cou-de-pied pour marquer le mollet. Tout ne s’use pas autant en traversant la vie. Ses yeux, par exemple, étaient inégaux. Je le voyais aux lunettes. Un des deux verres était dépoli comme une vitre de salle de bains. Du côté de son œil qui pleurait. Mais l’autre œil était un œil d’aigle avec lequel elle me fixait intensément. Un œil très noir qui n’en finissait pas d’interroger la vie. Lire la suite


Il est toujours joli, le temps passé.

Georges Brassens, Le temps passé

Quand enfin hier arrivera, ma vieille deux-chevaux sera toute neuve.

Quand hier arrivera, ce sera précisément le jour où j’aurai fait le plein d’essence.

Ce sera un matin d’avril.

Je me mettrai au volant. Lire la suite


 

C’est mon migrant. Il a la tête sur l’oreiller à côté du mien et me dévisage intensément de ses grands yeux ombrageux, farouches, un peu hostiles, et tellement excitants. Ses boucles en désordre, luisantes comme une fourrure, se répandent sur la percale empesée de la taie d’oreiller. Son corps brun et nu est sous le drap, pudiquement, à deux doigts du mien.

— Il faut, Madame, que je m’intègre, m’a-t-il suppliée tout à l’heure, d’une voix rauque et épuisée, en se laissant tomber sur mon lit. Veuillez, je vous prie, me secourir. Lire la suite


C’est comme ça chaque fois. Au moment du repas. Une affaire de langues. Excitées par le sang, l’entrecôte, le faux-filet, le tournedos, le romsteck. Elles s’agitent. Elles trépignent. S’allongent. S’étirent. S’aiguisent. Se taillent en pointe. S’insinuent, onctueuses, serpentines. Se poussent entre les lèvres. Glissent et se caressent, à droite, à gauche, à droite, humides et veloutées, jusqu’aux commissures des bouches.

Ce sont des langues bien vivantes. Elles en font étalage. Bien rouges et bien vivantes. Des langues qui ont le goût de sortir. Le goût de s’échapper. D’ailleurs, elles n’y tiennent plus. Elles saillent. Elles se lancent :

— Douyousiwadaïminedarligne ? Lire la suite


Nous sommes là, plantés sur une terre tragique.

Le champ de bataille fume : décoction de souvenirs et de songes fracassés.

Krzysztof Kamil Baczynski, Testament de feu

Traduction de Claude-Henry du Bord et Christophe Jezewski

et ce sera décembre

ce sera l’hiver

il faudra avoir vu brûler les branches

qui fleurissaient dans les vergers

marcher sous les pommiers

parmi les fruits de givre

et le vent

te tranchera le visage Lire la suite


Le Roi instruisit en détail M. le Dauphin de tout ce qu’il avoit à faire (la nuit de ses noces), et imagina une manière de géographie, dont il se réjouit fort avec les Courtisans.

Madame de Sévigné, Lettres

 

Ces derniers temps, chaque nuit, un géographe est dans ma chambre. Il déploie sur mon lit son ample planisphère, le lisse résolument, des deux paumes, et le scrute avec gourmandise. J’entends dans mon sommeil le murmure impatient du papier qu’il défroisse.

— Alors, ma chérie, où sommes-nous ce soir ? Lire la suite


Maintenant, j’ai deux papas. À cause de mon premier papa, Roger, qui est devenu amoureux de l’oncle Gérard, le frère de maman, et qui a divorcé de maman et s’est marié avec l’oncle Gérard.

Papa Roger dit que l’oncle Gérard, c’est comme maman en homme. Il dit que pour moi ça ne fait pas de différence, car l’oncle Gérard ressemble très fort à sa sœur, et que ça reste dans la famille.

Il y a donc très peu de changement, sauf que, depuis le mariage, je ne peux plus dire « oncle Gérard », mais que je dois dire « papa Gérard ». Lire la suite