Stéphane avait égaré son téléphone portable le 2 octobre. Un de ces smartphones dernier cri fraîchement sorti de l’usine et déjà démodé. Il avait oublié un dossier important le 6 octobre dans son bar favori. Un de ces classeurs qui contiennent l’intégralité des informations nécessaires à la conclusion d’une négociation. Sa voiture avait été emboutie le 7 octobre. Une de ces voitures hybrides coûteuses et aussi peu économ/logiques que les autres, par un de ces trous du cul qui conduisent leur quatre-quatre avec à l’oreille un smartphone dernier cri fraîchement sorti de l’usine et déjà démodé. Son plus beau pantalon avait été maculé de boue le 13 octobre. Un de ces pantalons à la mode, artificiellement usé et parfaitement hors de prix, par un de ces sales gamins sautant dans les flaques sur un trottoir aux dalles descellées. Conséquence du dossier égaré, il avait perdu son emploi le 16 octobre. Un de ces emplois dans lequel on s’emmerde peu ou prou, pour lequel on n’est jamais assez payé, qu’on continue à subir cinquante heures par semaine parce qu’on n’a rien de mieux faire, et auquel dans le fond on est attaché. Stéphane n’était pas superstitieux. Pourtant, il trouvait la succession un peu inquiétante. À vrai dire, il avait du mal à garder le sourire. Il en parla à Martha, sa petite amie. Qui en profita pour lui annoncer qu’elle le quittait pour un autre. Un de ces types qu’on déteste si on n’en est pas, qui ont tout pour plaire, le savent et en profitent, au détriment de gars comme Stéphane. Stéphane était dans le trente-sixième dessous. Il essayait de se rappeler ce que lui avait dit son patron, Paul : « Stéphane, je ne m’inquiète pas pour vous. Vous trouverez rapidement un autre emploi avec votre veine. » Lire la suite


— Chérie, t’as fait quoi avec le home banking ?

— Qu’est-ce que tu dis, mon poulet ?

— T’as fait quoi avec le home banking ? Ça déconne !

— Qu’est-ce qui déconne ?

— Mon compte courant est passé en dollars. Lire la suite


Paul ouvrit le réfrigérateur (1). L’engin l’accueillit avec un « Bonjour, Paul ! » Paul prit une bouteille dans la porte et la referma. « N’oubliez pas de racheter : œufs, beurre, lasagne surgelée — une personne —, lait. Les ailes de poulet sont à consommer de préférence avant le : dans deux jours. Bon appétit ! » Paul avait encore oublié de demander à son assistant de désactiver cette satanée voix de synthèse. Et de sermonner sa majordome de négliger les provisions. Il se versa un verre de lait et s’assit face à l’assiette posée sur la table. Le bruit de la mastication d’un toast emplissait la vaste cuisine américaine tandis que Paul parcourait distraitement les pages de l’édition du matin. Tout était en ordre. Après quatre tranches de pain retentit le coup de téléphone matinal.

— Paul Vande Gucht, bonjour.

— Bonjour patron. Lire la suite


« Ethan Storm, le porte-parole de la Ligue Porneia, se refuse encore à tout commentaire. Il est toujours impossible d’affirmer avec certitude que les actionneurs qui ont fait la une ces dernières semaines sont membres de la Ligue. »

— Roh, ces putains d’actionneurs ! On va en entendre parler encore longtemps ?

Phil changea de chaîne, jusqu’à tomber sur la rediffusion d’un match de baseball. Suzan restait silencieuse. Elle ne savait qu’en penser. Elle n’était pas née à l’époque de l’adoption du décret de 12. Elle n’avait donc pas connu l’avant. Les actionneurs soulevaient le lourd couvercle posé par le décret. Ça la titillait, elle n’était pas certaine de comprendre pourquoi. Elle aurait voulu en parler à Phil. Ça n’était sans doute pas une bonne idée. Lire la suite


La MOndoVIsion® égrenait son chapelet de messages sanitaires de bon aloi, comme tous les matins à la même heure. Arnold n’y faisait plus attention mais il savait, la MoVi® le lui avait appris, que ça lui rentrait malgré tout dans le crâne. Bien pratique : il devenait moins bête sans faire d’effort. Il se contentait pour l’heure d’ingurgiter le petit-déjeuner idéal, conçu sur mesure par son ASSistant Ménager PersonnelTM. Il termina rapidement ce savoureux repas et s’apprêta pour le trajet vers son lieu de travail. La manœuvre se résuma à enfiler des pantoufles, confortables vestiges des siècles passés. Il se dirigea ensuite nonchalamment vers son EXTension HAbitable MODulaireTM et s’installa dans le large siège qui trônait dans cet espace cubique sans aucune décoration. Une paroi descendit devant Arnold. Son siège pivota de cent quatre-vingts degrés pour faire face au mur du fond. Une image s’y forma et le monologue de la MOndoVIsion® reprit pour accompagner le passager de l’ExtHaModTM dans son voyage. Arnold ne prêta aucune attention au bruit qui accompagna la phase de détachement. Pas plus qu’il ne se soucia de l’accélération. Et le cadet de ses soucis était l’absence totale de fenêtre dans le module comme dans tout son minuscule domicile. Pourquoi se préoccuper de l’Extérieur quand on avait tout ce qu’il fallait chez soi ? Lire la suite


— Goedemorgen, Meneer. Ticket alstublieft. Dank u.

Wim passa au rang suivant. Une femme seule lisait un quotidien francophone. Français, évidemment. Il ne pouvait plus être que français.

— Goedemorgen, Mevrouw. Ticket alstublieft.

— Excusez-moi. Vous parlez français ? Je viens de Caen, vous savez, jugea-t-elle utile de préciser. Lire la suite


Pourquoi veut-il me voir personnellement ? Cela fait trente ans que je fais ce boulot et ça n’est jamais arrivé. Nouveau venu, nouvelles mœurs. Bien, Paul, il faut juste savoir ce qu’il me veut et lui faire entendre ce qu’il a envie d’entendre, comme tous les autres.

— Bonjour, Monsieur le ministre.

— Bonjour Paul.

À retenir : le ministre m’appelle par mon prénom. Possibilité de jouer sur l’ascendance supposée.

— Comment allez-vous ? Lire la suite


Ce soir, lynchage à tous les étages « Un certain William Lynch (1736-1796), “patriote” de Virginie, décida de “réformer” la façon dont la justice était appliquée dans sa région durant les prolégomènes de la guerre d’indépendance.

Juge de paix, il instaura des procès expéditifs menant parfois à des exécutions sommaires à l’encontre des défenseurs de la couronne britannique. […] Jusqu’en 1911, en Caroline du Nord, ces pratiques étaient considérées comme bénéfiques. » (1)

Je lynche, tu lynches, il lynche. Lynchons un coup, ma serpette est perdue. Lynchera bien qui lynchera le dernier. Lyncher. Laurette n’avait que ce mot à la bouche. Tout y passait : l’actualité, le voisinage, la famille, les poules, le chien, le mari, les ustensiles de cuisine. « Raaah, le gars qui a inventé cette râpe à fromage, il faudrait le lyncher ! » Elle n’avait pas un mauvais fond, Laurette. C’est juste qu’elle prenait son boulot à cœur et voulait se maintenir au meilleur de sa forme. Elle était serveuse dans un de ces nouveaux lieux de sortie nocturne qui faisaient fureur, ces établissements dédiés au lynchage : « Le Bac à Lynch ». Son patron avait le goût des calembours douteux, en plus des exécutions publiques. Le « Bac à Lynch » était l’un des plus respectables bars du genre. On n’y mettait personne à mort — bien que le patron eût adoré. Le principe était simple : le personnel était entraîné à monter en épingle la moindre incartade de client, pour offrir ce dernier en pâture aux autres usagers qui n’attendaient que ça. Dès l’ouverture, le bar avait eu un succès fou. Lire la suite