Nous ne nous connaissons pas bien, vous et moi, et nos brefs échanges ne sont dus qu’à notre voisinage. Mais je vous devine, sous vos airs de ne pas y toucher… Une bonne femme qui trie ses poubelles, se déplace à vélo, porte des fringues trouvées aux puces, achète du bio en circuit local, ne jure que par l’écoresponsabilité, se déclare végétarienne, fabrique elle-même ses produits d’entretien. Moi, je dis : chapeau, chère voisine ! Respect. Lorsque je vous croise dans l’ascenseur – ou plutôt dans l’escalier puisque vous ne prenez jamais l’ascenseur –, je m’efface. Lire la suite


— Quand on n’a que l’amour… ! a dit Leonardo en levant sa gourde.

Avec l’air grave que prennent les adultes quand ils célèbrent quelque événement majeur, nous avons trinqué devant la tente, assis sur un tronc déraciné, sur un rocher ou sur le sol couvert d’aiguilles de pin. En réalité nous n’avions pas grand-chose à fêter. La masse compacte des taillis et des arbres nous entourait. La forêt bruissait, énigmatique. Lire la suite


Cette nuit-là, dans un bar où nous avons nos habitudes mon pote et moi, il m’a dit : « Si tu savais le mal que l’on me fait. Mais, bordel, qu’on me donne l’obscurité puis la lumière ! Alors, ouais, j’aurai l’envie d’avoir envie ! »

Il s’est mis à pleurnicher : « Oh, Marie, Marie, si tu savais… » Marie-Anne, c’est sa copine. Depuis qu’elle l’a largué, il est carrément devenu un fou d’amour. Lire la suite


Une volute de fumée s’échappa dans l’air, un ovale presque parfait qui le ravit. Il aspira avec force la dernière bouffée de sa cigarette consumée jusqu’au filtre. Puis il referma la fenêtre. On ne pourrait rien lui reprocher. Bien malin celui qui s’apercevrait qu’il avait fumé. C’est toujours la même chose, songea-t-il, qu’on ait dix ans ou soixante-quinze de plus.

À pas mesurés, il s’approcha de la glace qui occupait une partie d’un mur de la chambre. Dès son arrivée dans la maison – qui ressemblait davantage à un château qu’à une habitation ordinaire – il avait exigé un miroir suffisamment haut pour se voir en pied. Lire la suite


— Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs… Dans un pays désenchanté comme le nôtre, ruiné par les promesses non tenues, il y a lieu de s’alarmer. Le temps n’est plus aux tergiversations, mais à l’action. Une nouvelle ère s’offre à nous. Celle de la transparence, de la probité, de la lumière. Depuis toujours, nos adversaires ont nié ces valeurs. Et ils ont échoué, nous le savons. Un échec retentissant. Aujourd’hui, nous avons besoin d’hommes forts. Pourquoi ? Parce que nos énergies communes mèneront à la prospérité. Nous avons besoin d’hommes forts et intègres. L’in-té-gri-té ! Lire la suite


Il y avait dans la cour tellement de visages que je fus incapable de reconnaître celui de ma fille. D’habitude, c’est ma femme qui va la conduire et la rechercher de l’école, elle n’aime d’ailleurs pas que je m’occupe de son éducation. Il est vrai que je suis très exigeant. Au point de demander à une gamine d’à peine quatre ans, notre petite Martine, de maîtriser l’imparfait et le futur simple. Pour qu’elle s’en imprègne, je lui répète des phrases convenues du genre « Hier tu étais malade, mais demain, tu iras mieux » en insistant bien sur les verbes afin qu’elle comprenne la ligne du temps et l’importance de bien s’exprimer. C’est mon côté didactique. À cela, ma femme, plus terre à terre, rétorque souvent : « Le temps c’est du vent, c’est ça la vie. » Lire la suite


— Ce petit garçon mort sur la plage, c’était si touchant, j’en pleure encore ! Pas vous, Paul-Jean ?

Sophie-Anne renifla en essuyant une larme. La quarantaine chic, fraîchement séparée, elle dégageait un certain charme se dit Paul-Jean. Depuis les longues années qu’ils se connaissaient, c’était la première fois qu’il considérait son amie de toujours comme une femme désirable. Continueraient-ils à se vouvoyer même en baisant, si jamais cela devait arriver ? Il posa une main légère sur celle de Sophie-Anne.

— Vous êtes d’une sensiblerie ! Soyons rationnels. Dans une situation aussi surréaliste que celle que nous vivons, devant le flot humain qui envahit l’Europe, ne nous laissons pas entraîner par des émotions dictées par les médias. Parlons plutôt de quotas, de dispatching, de couloirs sanitaires, de frontières, d’encadrement. L’Europe n’est pas un dépotoir ! Moi qui suis chef d’entreprise, je peux vous certifier que sans solution structurelle radicale pour endiguer la marée des migrants, nous sommes cuits et archi-cuits !

— Ce pauvre petit ange ! Allongé, immobile, le corps léché par les vagues, déposé sur le sable comme par une main bienveillante. J’ai imprimé et encadré sa photo pour ne jamais l’oublier. Qu’y a-t-il encore, Thérèse ? Lire la suite


 

Peut-être aurais-je dû intervenir avec plus de détermination, ne pas me laisser entraîner par les voix pernicieuses qui vous soufflent à l’oreille des conseils de sagesse et de prudence. Si j’avais agi avec le cœur en oubliant la raison, rien de ce qui suit ne serait arrivé. Je suis en colère contre moi-même. Il y a tout à regretter, mais les regrets sont vains. Lire la suite


Dans la rue silencieuse, l’enfant joue, à califourchon sur un muret blanchi par la poussière.

Le soleil, très haut dans le ciel, brûle le sable, les visages, les maisons et les rues.

D’une main, l’enfant claque la croupe de sa monture imaginaire. La face fouettée par l’air chaud, il s’agrippe à la longue crinière. L’encolure et le poitrail du cheval blanc luisent de sueur, les naseaux frémissent, les sabots s’enfoncent dans le sable pour le rejeter au loin. Lire la suite


Canard w.-c., éponges, détergent vaisselle, cotons-tiges, penser à son père, oui penser à son père, notre père qui êtes aux cieux, les faire-part, les roses pour le cercueil, ne rien oublier, ne rien oublier. Il faut aussi regarder le soleil chaque matin qui se lève, fredonner-marmonner Stromae, Papaoutai c’est de circonstance, le pied sur l’accélérateur et l’œil dans le rétroviseur, tout va bien, elle va bien, le monde tourne, tourne sans elle qui fait semblant.

Il y a dans son cœur une ruine désolée, une lumière titubante, des pensées qui fuient en lambeaux, rien de bien réel. C’est sa faute après tout si elle est comme ça, elle n’est pas assez organisée, on le lui a souvent reproché. Il suffirait de respecter la liste des tâches, de ne veiller à rien d’autre, de garder les pieds sur terre. Des gens sont tués en Ukraine, pourquoi devrait-elle s’en préoccuper, il en meurt tous les jours des gens, c’est comme ça. De par le monde, il y aura toujours des morts, mais c’est son père à elle qu’elle va enterrer samedi matin. Alors quand on lui parle de ceux qui, brisés par la misère, montent aux barricades, elle n’a d’autre réaction qu’un regard absent. Et pourtant, il lui faudra réagir, trouver les bons mots, être prête. Le journal pour lequel elle travaille depuis quatre ans lui a confié la mission délicate d’interviewer le président. Elle ne disposera que de quelques minutes, elle n’aura pas le droit à l’erreur. Elle connaît bien son sujet, elle a amassé une quantité considérable d’informations sur la Crimée, le référendum controversé, la volonté d’ingérence des Russes, la politique implacable des Américains et les enjeux mondiaux d’une crise qui n’en est encore qu’à ses prémices. Mais aujourd’hui, alors que son petit monde à elle n’a plus les contours rassurants, que tout est devenu flou depuis la mort brutale du père, elle est comme une enfant perdue au milieu de la foule dans une grande ville inconnue. Lire la suite