In memoriam matris (obiit 1.III.95)

Elle était déjà très vieille. Une petite fille criait :

« regarde, mémé, c’est l’hiver ! » Et elle disait :

« j’aimerais tellement aller jouer, jouer encore

dans la neige ». Le printemps venait, un printemps

plus tard elle serait morte. Mais elle disait :

« j’aimerais tellement courir, courir dans

la pluie, toutes ces gouttes sur mon visage ».

Fini l’été, fini. Elle disait :

« Ces petites pommes, j’aimais tellement les sentir, surtout

celles qui étaient dans l’herbe, au grand jardin de

mon papa. Ça sentait bon, si bon ». Ses rides

enchantent son sourire, le passé

s’est entrouvert. Soudain, une petite fille devine

une fille vieille dans un jardin d’Éden.

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Dans sa petite enfance, Annelise aimait s’enfermer dans les placards. Il suffisait d’un éclat de voix, d’une odeur entêtante pour qu’elle se réfugie dans l’obscurité. Ses parents et ses frères ne comprenaient pas cette habitude. Même, elle les effrayait. Lire la suite


Antoinette-Marie Mayala pousse la porte du pied, sort un tabouret de l’unique pièce sombre de son logement (la case comme on disait autrefois), traîne les pieds jusqu’à la petite butte d’où elle peut distinguer la maison blanche (la maison des Pères), aujourd’hui dispensaire, morgue, marché occasionnel, lieu de rencontre et de troc. À chaque fois, elle a l’impression de vivre dans un terrain vague, un chantier où s’élèvent çà et là de petites fumées noires. Une sorte de champ de bataille au crépuscule à l’issue d’une guerre bizarre qui dure depuis… mais depuis quand ? Elle soupire et rajuste son boubou jaune coloré de jolies fleurs bleues. Antoinette sourit tout le temps même si un pli d’amertume souligne le coin des lèvres. Elle relève pour la énième fois la masse de ses cheveux drus et tente de fixer le chignon rebelle qui est l’une de ses innombrables coquetteries. Autour d’elles, d’autres maisons basses, en terre, en tôle, en n’importe quoi, et devant chacune d’elles, de petits feux qui diffusent des odeurs âcres et fortes. Le soir, des bandes de gosses criaillent, s’interpellent, jouent au gendarme et au voleur, ou à touche-touche (ou à l’un des jeux de ces bonnes familles qui évoquent encore l’Europe blanche), se déhanchent, sautent ou dansent à cloche-pied pour marquer leur territoire. Au loin, la piste a repris possession du paysage et les rares voitures qui passent laissent derrière elles un nuage de poussière qui s’insinue partout, dans les plis de la robe, dans les assiettes, même que le soir quand Antoinette se déshabille, elle doit secouer son petit linge pour en extraire les miasmes de la route. Tout en rêvant, en murmurant de vieux airs que nul ne reprend aujourd’hui, elle détaille tendrement Jean-Pierre, le garçon de Félix, son Fils qui vient de mourir en février dernier. Ils ne sont plus que deux dans la maison. Veuve depuis dix ans, elle a vu disparaître ses quatre enfants dans la cohorte des sidéens ! Quel vide ! Quelle débâcle ! Les muscles forts, la fête, c’est pourtant tout ce qui leur restait, aux gens de son village ! Entre quatre murs de torchis, il y avait encore moyen de s’envoyer des paquets d’étoiles ! Maintenant, c’est Fini, les survivants ne parlent déjà plus des morts et quand ils sont tristes, ils font de drôles de dessins sur la terre, du bout du pied ou à l’aide d’une branche morte. Antoinette aura soixante ans dans quatre semaines et ses amis lui apporteront de la bière. Elle aime ça, la bière, depuis le temps des coloniaux, elle a toujours rêvé d’avoir un grand réfrigérateur où les petites bouteilles vertes pourraient s’entasser, s’embuer joyeusement et fumer brutalement dès qu’on les décapsule ! Sous son oreiller, elle a toujours un décapsuleur pour les soirs de fête, même si la bière, ça coûte très cher et c’est très rare ! Elle a pourtant un frigo, Antoinette, c’est Félix qui le lui a donné avant de mourir – elle n’a d’ailleurs jamais su comment il se l’était procuré ! -, mais il est bien vieux, l’ampoule a claqué depuis longtemps et les pannes d’électricité ponctuelles lui jouent de mauvais tours. Elle pense aux pays froids, Antoinette, à ces régions du Nord, si riches, craquantes de santé, ces pays aux marchés pleins de poissons frais et de bières glacées ! Elle sourit et fait quelques pas pour relever Jean-Pierre qui s’est tordu la cheville en sautant entre les cailloux. Pas grave. Elle le masse doucement et le gamin repart pour de nouvelles aventures. Antoinette se rassied. Le ciel est gris et rouge, poussière et sang, comme du temps où on s’aimait partout et où ça grouillait dans le village, comme à l’époque bienveillante de la termitière joyeuse ! En ce temps-là, elle couchait tout le temps, Antoinette et elle laissait la porte ouverte quand l’homme se jetait sur elle et que ses seins luisaient de sueur et de plaisir. Maintenant, elle n’ose plus, et puis, elle est un peu vieille pour ces folies ! Même si Angélique, sa meilleure amie, lui répète toujours : « Y a pas de temps pour faire craquer les boubous ! » Lire la suite


— Non !

Le mot m’a échappé. L’Affreuse est là, derrière sa fenêtre, tapie dans sa graisse, le visage impassible collé à la vitre, le regard fixe et perdu dans la contemplation de la rue désolée à l’entrée de la nuit. De toute la journée, j’ai presque oublié l’existence de cette malencontreuse sentinelle.

Tomber sur la logeuse de Bhen, après avoir subi le contremaître particulièrement insupportable les lundis comme aujourd’hui, est vraiment tout ce qui peut m’arriver de pire !

Vais-je rester planté là, dans le froid saisonnier que l’approche de la nuit a aiguisé, rendant plus incisive la morsure du vent ? Vais-je attendre ainsi le dos contre un mur glacé, à grelotter et à renifler ? À quel moment l’envie de pisser va-t-il prendre la vieille femme ? Lire la suite


1.

Une cheminée en marbre blanc, sans aucune veinure. Posés dessus, comme des aérolithes, trois personnages, sculptés dans la masse rigide de l’éternité.

L’un montre une petite bouche pointue, et sous ses lèvres noueuses saille un rictus de dents. L’autre a le visage strié de rayures régulières qui font frissonner ses joues. Le troisième ouvre ses grands yeux perdus au centre d’un cercle formé par l’arcade sourcilière.

Tout l’art précis d’un peuple disparu, qui a laissé derrière lui ses appareils de captation de l’invisible. Lire la suite


À la devanture d’une librairie de Bristol, elle avait découvert un ouvrage sur les Peuhls. Ce livre lui donna envie de passer ses vacances en Afrique. Tracy est partie – à l’aventure, dit-elle – et estime s’être parfaitement adaptée : tous les soirs, elle achète trois bouteilles d’eau minérale. C’est suffisant pour faire sa toilette.

L’eau minérale est sensiblement au même prix qu’au Connecticut, soit entre 600 et 1 500 francs d’ici. Dans les restaurants où ne se risque aucun touriste, les clients limitent leur repas au traditionnel riz gras ou riz sauce, un plat servi dans une assiette en plastique pour environ 200 francs. Le gobelet d’eau qui l’accompagne est toujours gratuit. Lire la suite


L’Europe à la sortie d’une ère dite moderne retrouve le chaos de mondes primitifs. Assis sur mon trépied, veilleur professionnel je contemple l’achèvement de la chute du ciel dans le silencieux fracas du soir qui tombe sur Bruxelles. Quelle hilarante rencontre me prépare cette nouvelle nuit ? Je veille aux aiguillages de la ville. Je veille à ce que la capitale bariolée de couleurs vives comme un pagne de négresse, et l’Empire entier ne déraillent depuis ma crypte de verre dressée devant le dépôt de l’avenue de Tervueren.

Où vont-ils tous ces phares qui naissent au loin pour mourir au loin, figeant d’absurdes scènes convulsées sur l’écran des grands arbres du parc ? C’est là que m’est apparue cette silhouette féminine surgie des étangs de la Woluwe… Un univers d’où disparaîtraient les yeux des femmes mériterait-il qu’on s’y attarde un seul jour ?

Translucide est mon habitacle ainsi que l’œil de ce fantôme dont je devine le battement d’ailes des paupières, de l’autre côté de l’avenue mentale à six bandes électroniques. L’envol d’une colombe ou d’un corbeau de ces yeux-là ne pourrait-il déclencher un nouvel ouragan sur le fleuve Congo ? Lire la suite


Il était noir, il avait les yeux ronds et blancs. Il effaçait l’écran et disait « Merci ! ». Il jouait l’huissier au cinéma, mieux le groom, avec son vêtement boutonné à ras de cou et son bonnet circulaire, pour la publicité : Bébé Confort, la Rolls-Royce des landaus, l’Orange-Spit, le rafraîchissement des sportifs, le Chronomètre Vega, la montre de l’élite, ce qui était encore une référence en ce temps-là.

Quand ? Après la dernière guerre. Laquelle ? Mondiale, bien entendu. À une époque donc où une ère nouvelle, un monde meilleur, allait se lever. Les miasmes concentrationnaires étaient dénoncés, les fauteurs seraient châtiés. Du moins le croyait-on. Les Droits de l’Homme devaient être promulgués. On ne savait pas alors que ceux-ci seraient amendés, subtilement élargis, permettant des interprétations complexes qui leur enlèveraient toute rigueur et référence efficaces. De la bonne volonté au départ, mais celle-ci provoque toujours les détournements. Lire la suite


Les adorables chérubins me bombardent de questions. Nulle arrogance dans leur chef. Il y a donc urgence à répondre à leurs interrogations, si révélatrices de l’imagerie d’Épinal qu’ils ont dû engranger quasi inconsciemment, et cela à leur corps défendant, Ils veulent savoir. Leur désir si brûlant de connaître l’autre est si touchant. Peu importe les stéréotypes qu’ils profèrent. En toute innocence du reste.

« — Monsieur le Conteur ! C’est quoi le nom de ton village : Monsieur, pourquoi as-tu quitté ton pays, l’Afrique, pour venir chez nous ?

Comment dit-on « bonjour » en africain ? etc. » Lire la suite


C’est un homme : un jour blanc, l’autre noir.

Il est né en Europe, non loin de Naples. Il est aussi né en Afrique, du côté de Kindu. Ce jour-là nous sommes vers la Noël 1599 ; c’est en même temps la Noël 1960.

Le pape Clément VIII s’est demandé s’il ne fallait pas marquer le coup, afin que les discours d’un encapuchonné apostat ne ternissent le jubilé du siècle nouveau. Au même instant le Saint-Office du palais de Bruxelles, réuni autour du principal prélat Paul-Henri Spaak (l’un des seuls ayant eu pleine connaissance du plan Manhattan, grâce auquel, dès avant la guerre, était acquis aux Américains l’uranium du Congo pour une poignée de manioc), a décidé lui aussi de frapper un grand coup : s’agissait-il de tolérer que l’ordre occidental fût menacé par la parole d’un prophète nègre ? Lire la suite