Lettre à Madame Wilquin

Datée de Région Euro-Bruxelles, le 14 août 2101

Chère Madame,

Ayant appris que vous consacriez le prochain numéro de « Marginales » au processus d’élargissement de l’Europe, je me permets de soumettre à votre comité de lecture le récit « Histoire vraie », consacré à un épisode méconnu de la construction de l’Union Européenne.

Cette histoire appartient à notre tradition familiale. Mon parent Alexander Dostkine y a joué un rôle décisif mais inattendu.

À titre d’anecdote, et sans que cela influe sur votre décision de publier, je ne peux m’empêcher de vous signaler que Alexander compte parmi les premiers abonnés de « Marginales ». Lorsque la revue réapparut à la fin du siècle dernier, il en avait conservé quelques numéros dont « À l’Est, toutes ! » — titre ô combien prémonitoire —, que vous aviez publié vingt ans avant ce grand événement que représente l’entrée de la Russie au sein de l’Europe enfin achevée !

Alexander appréciait beaucoup Luce, votre dynamique aïeule (ils avaient eu l’occasion de se rencontrer pendant leurs études linguistiques). Il lui donnait à lire, de temps à autre, des récits et nouvelles.

Certaines furent publiées, notamment dans un des numéros consacrés à la « Wallonie », devenue dans l’Europe actuelle la « Région Euro-Wallonie ».

En vous souhaitant plein succès pour ce nouveau numéro de « Marginales », je vous prie d’agréer, Chère Madame, l’expression de mes civilités empressées,

Dimitri Dostkine

Saint Idesbald

Région Euro-Flandres Lire la suite


À première vue, la tristesse règne à Sarajevo. Mais les rencontres la dissipent. Artistes, hôtes, généreux et curieux, nous accueillent. Sous l’accueil transparaît une attente, celle d’être compris.

Compris, ils laissent affleurer la tristesse. Ma première vue était la bonne. L’après-mal, l’après-malheur, à la très lente guérison.

Moi qui ai le sourire pour vocation, je leur souris mes poèmes. J’en lis un en français. Lire la suite


Cela qui n’est rien du tout, qu’on fait et qu’on fuit, qui secoue un peu de cendre au-dessus de ses papiers et de ses rêves, cela explique la plupart de mes actes. Il ne faut pas y consacrer plus d’attention qu’à la ruine ou à la fumée. Quand on rentre dans sa chambre, avec sur soi l’odeur de quelqu’un d’autre, il est si simple de se mettre au garde-à-vous sous la douche et d’oublier tout. Cela est une courte fête païenne. Très éloignée du divin.

J’ai pourtant aimé cela d’une passion supérieure à toutes mes autres passions. C’était mon fil d’Ariane, ma façon d’être sur terre. Je n’étais pas tenté de guérir d’une névrose si douce. Sans elle je ne me serais pas mêlé aux entreprises humaines. Je n’aurais pénétré dans les alvéoles du monde que par effraction : la lecture, le cambriolage. Je n’aurais peut-être jamais quitté la rue Delaunois à Heverlee, horreur. Grâce à cela, j’ai réussi à être un terrien quand même. J’ai cherché, travaillé, négocié. Cela m’a gonflé à bloc. Je me suis senti investi d’une énergie sans fin. Lire la suite


Trop de novembre

Il y a trop de lumière pour pouvoir chanter un monde,

une voyelle des mondes nus.

Il y a trop de novembre et je vais écrire et boire un café.

Il n’y a que les lames de la feuille, verticales

et une lourde phrase et un lever.

Le nadir grince sur la vitre et il fait froid

et beaucoup de choses n’arrivent, ni les formes

ne retrouvent leur rythme intérieur, cohérent. Lire la suite


Le paradis est fait de souffrance.

Ma mère Timka

Ce que Goran détestait le plus c’était de faire ses devoirs scolaires. Il aimait dessiner. Même maintenant pendant qu’il recopiait dans son cahier 1×3 = 3, 2×3 = 6, 3×3 = 9… de sa table de multiplication, il avait envie d’interrompre cette série ennuyeuse et de continuer à dessiner le cheval sur la feuille qu’il avait cachée sous le manuel de maths. Aller à l’école, c’était un plaisir pour lui. Il aimait surtout les leçons pendant lesquelles l’institutrice leur racontait les histoires extraordinaires des peuples anciens, les habitants des continents lointains. Il adorait dessiner les animaux comme les dinosaures et puis en donnant libre cours à son imagination aimait leur inhaler de l’âme et les regarder dans un combat farouche. Pourtant, sortir de l’école avec ses copains et s’abandonner à l’élan juvénile, courir au parc pour ramasser les marrons, rivaliser en vitesse, jouer au foot sous la surveillance vigilante du « Keiser », le gardien du parc en uniforme vert, qui s’ennuyait évidemment, c’était le rêve de tous les rêves ! Mais rien n’était plus comme d’habitude. Son institutrice, aimable, souriante, prête à l’aider, à caresser ses cheveux, est devenue tout d’un coup lointaine, sérieuse, étrange. Ses sourires, à vrai dire très rares ces derniers jours, étaient maintenant réservés aux autres enfants. Elle l’ignorait. Pourquoi, il ne savait pas. Peut-être, ces effervescences dans la ville et à la télévision l’avaient probablement perturbée, l’avaient poussée dans cet abîme de non-sens et elle a côtoyé, elle aussi, le comportement incompréhensible des autres adultes. Lire la suite


Une amertume de trente ans est à peine adolescente.

William Faulkner, Moustiques

Rue Servandoni, nous y voilà, dit-il. Et il se frotte les mains. Le Luxembourg n’est pas loin, où le vent léger agite les feuilles des arbres, les fait frémir, bruisser paisiblement et se frotter les unes contre les autres comme des paumes sèches.

Bon, le numéro n’existe plus ; l’hôtel non plus, manifestement, où il séjourna. En 1925. Il – donc l’autre –, pas lui, pas ce long garçon pâle dont la tête d’adolescent sous-alimenté émerge d’un imperméable informe et mou qui le couvre entièrement, dégringole jusqu’à mi-chevilles, comme une bâche défraîchie. Accoutré de la sorte, il évoquerait plus facilement le reporter sans nom de Pylône que l’aristocrate américain et alcoolique du Comté de Lafayette, Mississippi, qui inventa Pylône et ressuscita le carnaval de New-Valois (Nouvelle-Orléans), y plaçant son ineffable et touchant reporter et interrompant, pour écrire cela, la tragédie d’Absalon ! Absalon ! en plein milieu, abandonnant temporairement ce diable de Sutpen, la malheureuse Rosa Colfield et l’inconsolable Quentin –, faisant entracte à cette lyrique épopée du « Deep South » ; à cours d’inspiration, le conteur, a-t-on dit (des mauvaises langues ont même été jusqu’à prétendre que l’abus de whisky prohibé lui avait troublé l’esprit, lui enlevant ses moyens), toutes choses fort médisantes mais très probablement vraies, car il buvait pas mal, le conteur : William Cuthbert Falkner (dit Faulkner), son dieu, le Maître incontesté de cet aure « il » : Thomas L., en pèlerinage sur les lieux de naissance d‘Elmer, enfant mort-né, perdu en route sur le chemin de retour aux États-Unis, quelques mois plus tard ; abandonné au profit de Soldier’s pay, qui fut son premier roman édité. Lire la suite


C’est toujours aussi grand, mais il y a plus de monde maintenant. Ces portes n’arrêtent pas de battre. Et à chaque fois, c’est comme un petit cyclone. Une masse d’air froid qui entre en collision avec l’air chaud pulsé par la soufflerie, le bruit des bottes qui frappent lourdement le sol pour secouer la neige, l’œil placide des gardes, et puis la deuxième porte, l’arrivée dans le grand hall.

« 10 h 30, c’est à 10 h 30 qu’il m’a donné rendez-vous. »

Elle surveille l’entrée, elle aussi, depuis au moins une demi-heure. Lire la suite


« Elle porte un beau prénom, Leocadia, mais préféré qu’on l’appelle Christine », m’avait prévenue mon amie Sophie.

Je ne disais Leocadia qu’à Noël, à son anniversaire, à son départ en voyage et à son retour, quand je l’embrassais. Elle disait madame alors que je lui avais proposé d’emblée d’utiliser mon prénom. Mais elle me parlait de Sophie, de Lysiane, de Marianne, d’autres dames dont elle savait que je les connaissais. Elle réservait le terme de patronne à sa propriétaire et cliente espagnole qu’elle trouvait très gentille.

Par tous les temps, elle arrivait à neuf heures et appréciait qu’à douze heures cinquante, je déclare que tout était impeccable et qu’il n’y avait plus rien à faire. Elle allait se changer et se remaquiller dans la salle de bains et partait en tenue de ville vers un autre appartement, une autre maison à nettoyer. Lire la suite


Dois-je l’épouser ? me demandai-je en anglais.

Oui.

Dois-je l’épouser ? me demandai-je en polonais.

Non.

Eva Hoffman, Lost in Translation[1]

Ciocia[2] m’avait donné le goût de la France…

Son exil forcé dans ce pays lointain, à l’époque des purges, lui avait fait perdre sa sœur, mais connaître la langue.

Après son retour, elle avait travaillé de longues années au Consulat et venait d’être, comme elle le disait, avec fierté et ironie, retraitée de la République… au moment où nous redécouvrions, à peine, que nous en étions une, et où nous revenait à l’esprit la respublica, république nobiliaire du Siècle d’or, et notre habitude d’élire nos rois ! Lire la suite


« Eh bien, qu’attendez-vous ? Allons-y ! »

Il avait l’air sceptique. Ce que l’on oublie, nous les Occidentaux, c’est de savoir d’où ils viennent, ce qu’ils ont traversé, pour autant qu’ils aient voulu le faire, passer d’une rive à l’autre, comme on franchit le pont Charles, le même décor, mais poussés, entraînés par les autres, être propulsés, se retrouver sur l’autre rive, sans trop savoir comment on y est parvenu, comment cela s’est produit, se sentir soudainement libres dans un grand bruit d’excitation. Des accolades, les larmes aux yeux… Être libre. De quoi ? Lire la suite