Je ne suis pas près d’oublier la session de l’Assemblée Générale du 14 février 2002, jour de la Saint-Valentin. Les débats s’éternisaient entre les traditionnels va-t’enguerre, partisans du déclenchement immédiat des hostilités et les États qui, obstinément, exigeaient que la preuve fût apportée de ces armements massifs dont on soupçonnait la Nation ennemie de s’être équipée. En vieux briscards de la diplomatie et scrupuleux gardiens des procédures, ces États restaient sourds aux bruits de bottes qui commençaient à résonner dans les aérodromes, sur les ponts des navires, dans les casernes et surtout, semblait-il, dans le Bureau Ovale à Washington. Lire la suite


(Quelque part dans le monde, à la veille du déclenchement de la deuxième guerre d’Irak)

Cher Georges,

Nous n’avons pas pour habitude de nous écrire. C’est le moins que l’on puisse dire… Les haines familiales qui se perpétuent entre générations ne contribuent pas au développement de dialogues paisibles et harmonieux. Mais, tant pis ! Je me résous à le faire au risque de t’entendre dire que ma démarche constitue un signe de faiblesse, qu’elle recèle une de ces traîtrises dont je serais coutumier, ou qu’elle représente, à tes yeux de paladin des temps modernes, une veulerie habituelle de mes corréligionnaires que d’anciennes croisades auraient dû éradiquer faute de pouvoir les évangéliser.

Tant pis ! Lire la suite


— Moi, je serai aviateur.

— Et moi, pompier !

— Je serai cosmonaute.

— Pilote automobile. Explorateur. Journaliste. Policier. Soldat. Réparateur de voitures.

— Maîtresse. Infirmière. Actrice de cinéma. Coiffeuse. Mannequin…

Les cris fusent. Les petits garçons rêvent d’uniformes et d’exploits. Tous, ils seront beaux, riches, courageux, admirables et admirés. Chez les petites filles, les images traditionnelles continuent de faire des émules. Personne, bien sûr, ne sera chômeur ou délinquant. Personne non plus pour embrasser la carrière de voyageur de commerce, de marchand à la petite semaine, de tenancier de bar, d’homme de peine, de femme de ménage. Normal. C’est ainsi que fonctionne le monde des enfants, à coups de rêves. La vie, hélas, se chargera de mettre les pendules à l’heure. Lire la suite


Dieu a aussi créé les beaux garçons.

C’est ce que m’a dit le frère Stanislas quand je me suis mis à pleurer, le cœur serré, avec cette facilité que j’avais à m’émouvoir et à fondre en larmes sincères lorsque je me trouvais dans l’embarras. Selon ma fiche de novice, j’étais un primaire, un livre ouvert, un jeune dans toute sa fraîcheur, avec des sentiments et une sensibilité à fleur de peau, exposés aux calculs et à l’hypocrisie. J’étais transparent et, malgré l’air superficiel que je m’efforçais parfois d’afficher – c’était mon point faible, selon le maître des novices et tout le collège des professeurs –, je ne pouvais empêcher que l’on me découvre toujours un caractère exceptionnel et des qualités qui, mal comprises, pouvaient me mener à la perdition, mais qui, bien dirigées, feraient de moi quelqu’un de très utile pour Notre Sainte Mère l’Église, pour la Congrégation et pour les enfants pauvres, y compris – et c’était à ce moment-là le grand rêve de ma vie – les enfants en terre de mission. Je savais, bien sûr, quel était mon meilleur atout, cette aisance à me débonder de part en part pour faire affleurer mes émotions, et je me suis donc mis à pleurer comme si toute ma famille était morte dans un accident d’avion – alors que j’avais quitté ma famille terrestre avec une détermination à faire peur –, comme si le Christ Notre Seigneur avait une nouvelle fois été crucifié, comme si Kennedy venait à nouveau d’être assassiné, comme si avait éclaté subitement un autre glorieux Soulèvement National, qui fut très bon pour l’Espagne, comme le disait le frère Stanislas, mais qui avait également servi à mettre les rouges dans une telle rage qu’ils firent plein de martyrs pour la foi. Je pleurais de telle manière, en y mettant tant de conviction, et dans des gémissements si spectaculaires – j’étais sûr qu’ils s’entendraient de la galerie où les novices, plongés dans la lecture spirituelle, déambulaient à cette heure de l’après-midi –, je pleurais de façon si déchirante que le frère Stanislas, notre maître des novices, se leva, contourna son bureau, se plaça derrière la chaise sur laquelle j’étais assis, s’inclina pour m’étreindre avec une tendresse tout ce qu’il y a de paternelle et me dit : Lire la suite


Je n’avais jamais vraiment posé un œil conscient sur Éliane.

Lorsqu’elle vint me faire son chantage, je pensai pendant quelques instants que j’allais l’exterminer d’un coup sec et m’arranger pour faire disparaître le corps. Allais-je foncer jusqu’à la cuisine pour m’emparer du couteau à gigot, allais-je lui sauter dessus et la ligoter avant de lui brancher deux fils électriques sur les tempes, allais-je tout simplement la saisir à la gorge et serrer jusqu’au dernier soupir ? Lire la suite


Si on observait la femme de loin, on aurait dit un fragment de vie tombé dans la vacance de l’attente, arborant la posture de qui se retient d’exister pour vivre au futur, suspendant le présent de ses gestes, de ses intérêts, de ses emportements pour les magnifier dans l’avenir ; elle était semblable à un animal tapi dans l’ombre qui refrène ses élans, retient d’amener le mouvement à son terme et fige dans une pause ce qui ne demande qu’à jaillir. De près, on eût dit une boule de cristal illuminant le palimpseste de tous les possibles, n’excommuniant aucune piste, mais sous cette apparente égalité des perspectives, un œil attentif aurait pu déceler un infléchissement vers le pays de la plus grande chance, vers la chanson à la plus haute note, tant et si bien que l’accueil généreux de tous les alluvions se mobilisait en réalité pour l’advenue de festivités bien délimitées. Comme une geisha experte dans le maniement de l’éventail, elle écartait, comprimait ce qui faisait obstacle à ses rêves de noces équatoriales tandis qu’elle ramenait dans les plis de son axe toute une palette d’événements et de sentiments qui amplifiaient la voie de son désir. En raison de ce tri incessant, l’appartement ressemblait à une gare s’activant à sélectionner les aiguillages fastes et à écarter les voyageurs hostiles. Usine à rêves à la performance assurée par la sûreté et la promptitude du partage entre ingrédients salvateurs et ingrédients inhibiteurs, suractivité paradoxale d’une vie qui s’est faite attente, d’une attente qui a occupé tout le terrain de la vie, bruits de hauts fourneaux qui travaillent à précipiter la fin des prodromes… la femme était tout à la fois une mendiante qui s’en remettait aux diktats de l’ange, une charmeuse même pas mondaine qui lustrait la courbe des événements, la martyre consentante d’une cause amoureuse cultivant l’inouï, une aristocrate qui se faisait forgeron pour vaincre l’épreuve du feu, une soupirante éconduite qui s’accrochait aux vertus du temps de la patience. C’est d’être envoûtée sans être convoitée qu’elle se soumettait, docile, à toutes les rudesses, c’est d’être allée au-devant de toutes les déceptions, de toutes les violences qu’elle sentait poindre l’aurore de toutes les aurores. Lire la suite


Dans une école d’infirmières, la proximité de la mort devrait donner plus de liberté au cœur. Moi, j’ai toujours vécu ça, et j’ai flambé dès la première fois où je t’ai vue glisser dans les couloirs avec la grâce modeste dont le souvenir me gorge de larmes. Ton corps n’était qu’un sourire, ta peau devait fondre comme miel dans la bouche ; dommage que j’aie eu alors cette autre histoire de fille, pour laquelle on m’a mise à pied.

L’automne qui a suivi, j’ai tournicoté dans les rues qui enserrent la clinique. Un soir, à la clarté neigeuse d’un lampadaire, j’ai osé te parler. Avec l’aide, plus que de ma maigre indemnité, d’une poire que j’avais gardée pour la soif, j’allais finir mes jours à Venise ; accepterais-tu de m’y accompagner, lors de tes vacances de Noël, en prospection ? Lire la suite


D’habitude je n’écris pas. D’habitude je suis là, toute à eux. Je passe entre les bancs. Mon sourire fait rebondir les questions : c’est un sourire à réponses, un sourire à confiance. Large comme ça.

Mais aujourd’hui je n’ai pas le cœur à être là. Ma proposition d’écriture, je l’ai calligraphiée en grandes lettres au tableau. Elle me nargue.

Dressez l’inventaire des lieux où vous avez ressenti de l’amour pour quelqu’un. Lire la suite


« Quand j’étais le nègre de Ronald Reagan, j’ai eu l’idée de lui jouer un tour pendable, mais je ne l’ai pas mise à exécution : il m’arrive de le regretter. R.R. avait fini par m’excéder en se vantant, un peu trop à mon goût, de ne pas travailler beaucoup. D’un côté, si l’on considérait ses capacités effectivement limitées dans la plupart des domaines, cela valait sans doute mieux ; d’un autre côté, je ne pouvais accepter que le job d’un Président soit vu comme une espèce de formalité n’impliquant pas un investissement de tous les instants. Cela dit, Reagan agissait de la même manière qu’à l’époque où il était gouverneur de Californie, dans les années 60 : il déclarait ouvertement alors qu’il ne venait à son bureau que quatre heures par jour (en général, de 10 à 14 heures), car, au-delà, cela lui paraissait être donner des gages à la routine et à la bureaucratie. Je n’aimais pas cette sorte de continuité-là. Bien sûr, cela donnait une image de grand dynamisme, puisque Reagan était assez habile et avisé pour gommer son ignorance et son manque d’assiduité. Mais il était indéniable que son talent de communicateur ne pouvait suffire à assurer la fonction : il fallait abattre un sacré travail derrière lui… Lire la suite


On l’a assis sur une chaise devant la porte-fenêtre grande ouverte qui donne sur le jardin. C’est un petit garçon au visage grave qui porte un béret bleu foncé remonté sur le front. ‘Marine Kids’.

C’est l’hiver encore ici. Winter ni blanc ni gris ; un hiver pataud, un hiver qui piétine sans jamais choisir son camp entre le sombre doux et le froid lumineux. Un hiver croisé, métis.

Comme lui. Lire la suite