L’envie de mettre mes idées en application dans la vie m’est venue pour la première fois en mai ou en juin de 92 ou 93, il y a longtemps en tout cas. C’est l’époque où j’ai expérimenté le métier de détective. Oh, une seule fois. Mais cette fois-là m’a permis de comprendre le pouvoir dissolvant du désir. Voilà comment ça s’est passé. J’étais raisonneur. J’ai toujours été raisonneur. Un soir, à un dîner où je ne connaissais presque personne, la maîtresse de maison m’a dit : « Puisque tu es si malin, tu devrais bien essayer de retrouver mon bracelet ». Ce petit mot, bien, au milieu de la phrase comme un nœud dans une planche en bois, m’a assez frappé pour que je revoie tout le reste, la maison forestoise, les murs safran, la salle à manger aux chaises Philippe Stark et aux bow-windows donnant sur le jardin. Un spot frappait de plein fouet un écroulement de glycines. Oui, ce devait être en juin. Cinq autres convives, un peu plus jeunes que moi et déjà en poste : avocat, dentiste, chanteuse, dominatrice, communicateur. Lire la suite


Cela a commencé comme un jeu, presque un jeu de petites filles ou d’adolescentes. France et Suzanne, pourtant, n’ont plus quinze ans, ni même vingt.

– Tu devrais essayer, au moins pour voir. C’est marrant…

– Marrant ? Tu es folle ! Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de marrant là-dedans. Et puis, quand même, je n’en suis pas réduite à ça ! Lire la suite


24 avril 2003 après J.C. La seconde guerre d’Irak vient de commencer.

 Le lieutenant Briggs (appelons-le ainsi puisque je ne peux l’identifier sous son vrai nom) entra dans la tente où je m’appliquais à rédiger mon article. Il ôta son casque et arracha les lunettes étanches qui le protégeaient de la poussière du désert et des rayons intenses du soleil irakien. On aurait dit un mineur qui revenait du fond. Le pourtour de ses yeux lui faisait un masque blanc sur un visage bronzé, empâté d’une sorte de pommade, à base de sable, de sueur et de fumée. Le prototype du G.I. en campagne. Cheveux ras, cou de taureau, allure dégingandée d’adolescent musclé. Il m’adressa un sourire triomphant :

− Déjà rentré, le journaliste ? Lire la suite


Longtemps, je me suis défini comme chercheur. « Et vous cherchez quoi ?« , me demandait-on. « Je fais des recherches en histoire ancienne, grecque plus précisément« . Une façon très sûre de ne pas être embêté. Je dois pouvoir encore citer la liste des personnes qui se sont trouvé le coeur de me questionner plus avant. Aujourd’hui, j’ai des titres et je les jette en pâture quelquefois. J’utilise « Sorbonne » souvent et ce n’est pas bien, mais « académicien » est plus tangent encore. « Conservateur », de façon ludique, tant semble répandue l’image du vieil homme à lunettes, blanchi et chenu, un peut triste encore que foldingue. Je me donne, pour rire, du « responsable », moi qui contemple avec bonheur ceux qui ont tant voulu le devenir. Et j’attends comme un frisson sénile le jour où je ne rirai plus. « Directeur » et « chef » (ah, bon ?) me sont cause de gratouillis asociaux, ce qui est pécher gravement (j’y suis très sensible), sans fruit au surplus. « Docteur » appelle le complément d’information. Vous pouvez être docteur en médecine, usurper votre titre de docteur en droit ou être italien, et dès lors né avec. « Docteur à thèse », dit-on aujourd’hui, par souci de précision (« Docteur ès lettres » était déjà présenté comme vieilli il y a trente ans). Lire la suite


Voici la vingt-et-unième livraison du nouveau Marginales. Il y a de cela cinq ans, nous remettions à flot une revue qui durant sept années seulement était restée à quai, ne demandant qu’à reprendre le large. Et l’appareillage se fit dans des circonstances très particulières. La Belgique étouffait sous une chape de non-dit, alors que des tragédies l’avaient frappée : une grande figure politique avait été assassinée, des enfants avaient été martyrisés. Il semblait que ces drames revêtaient une ampleur que la nation n’était pas en mesure d’affronter. On pourrait d’ailleurs dire qu’elle ne l’a toujours pas fait, puisque les procès concernant ces « affaires » n’ont pas encore eu lieu, douze ans après la mort d’André Cools, sept ans après l’arrestation de Dutroux. Mais il faut reconnaître qu’il prise de conscience sociétale, comme on dit aujourd’hui, a bien vu le jour.

Au sein de ce mouvement collectif, qui connut des vicissitudes, Marginales fut un signe d’intervention des écrivains. À l’exact lendemain de l’évasion de Dutroux, fait divers insolite qui fit trébucher un gouvernement, la décision fut prise de relancer la revue, parce que, de façon aveuglante, avec cet épisode feuilletonesque, l’actualité prenait un tour littéraire. Les auteurs saisirent la balle au bond et, sur le thème de « La grande petite évasion », les textes affluèrent, permettant de sortir le deux cent trentième numéro de Marginales moins de deux mois après que l’ennemi public numéro un eut fait la belle. Vingt autres volumes suivirent, au rythme des saisons, et liés chaque fois à une préoccupation urgente, qui appelait, de la part des écrivains, une réaction qui ne les transformerait pas pour autant en experts ou éditorialistes, mais jetterait sur l’histoire en train de se faire l’éclairage de la poésie, de la fiction, de la création textuelle. Lire la suite


Quand j’étais petit, je passais des heures, affalé dans le divan élimé du salon. Je me serrais contre mon père. Il avait la tête enfoncée dans le cou, le corps tassé sur les coussins, il demeurait à demi endormi. Parfois, je me demandais qui, de l’enfant ou de l’adulte, protégeait l’autre. Nous étions bien, détendus, silencieux comme un vieux couple auquel le monde aurait appartenu. Ou plutôt, comme s’il ne devait rien y avoir au-delà de la pièce où nous passions nos soirées, au-delà de la pénombre qui nous enveloppait jusque tard dans la nuit. Mon père était rivé à l’écran de télévision où il regardait à s’en saouler les films de guerre. Il ne se privait pas non plus de boire son verre de bière à ces occasions. Et quand il n’y avait pas d’épisodes guerriers programmés, il compensait son manque en revisionnant ses cassettes vidéos favorites: Le jour le plus long, Apocalypse Now, Les sentiers de la gloire, La grande illusion, Le pont de la rivière Kwaï, Les canons de Navarone, Platoon, Il faut sauver le soldat Ryan, Full Metal Jacket… Le Vietnam n’avait plus de secret pour moi. Je crois que je n’ai rien connu d’autres comme films de toute ma vie et ce n’était pas pour me déplaire. Il y avait dans ces histoires une logique qui me rassurait et me distrayait de tous les tracas et de toutes les peurs de la vie quotidienne. J’avais peur de tout : peur d’oublier ma boîte à tartines avant de partir à l’école, peur de rater mon bus, peur de me faire décapiter par un camion en traversant la Nationale, peur des sourires entendus de Madame l’institutrice, peur du chien que papa enfermait dans la cave pour mieux regarder ses films… et peur que mon père ne découvre toutes mes peurs. Pourtant, de lui, je n’avais pas peur. Il me protégeait et je le trouvais plutôt bonhomme. Sans lui, je ne savais pas trop comment j’aurais pu vivre. Lire la suite