Au début rien ne laissait présager leur comportement ultérieur. Leur renvoie à un ils, et à un elles. Mais qui étaient-ils ou elles ? Dans la rue, les magasins, c’était la même expression de gens posément affairés. Les traits de qui sait ce qu’il veut. De qui exécute les gestes adéquats et ciblés, maîtrise la situation et en restera maître jusqu’au bout. Que ce soit en distribuant le courrier, en prenant la commande au comptoir, en débitant la viande ou en assemblant un bouquet. Certains visages souriaient, d’autres restaient hermétiques. Mais ce n’est pas forcément dans la seconde catégorie qu’il fallait chercher la faille. Lire la suite



Le dimanche, s’il fait beau, nous allons parfois rendre visite à un couple d’amis dans le petit village de Sint-Joris-Weert, au sud de Louvain. Ils habitent tout près de la vallée de la Dyle et de la forêt de Meerdael, on peut y faire de splendides promenades. Si l’on se dirige vers la Dyle, on passe devant quelques maisons au bout d’une rue près de la voie ferrée. Les habitants y parlent le néerlandais, ou du moins une de ses moutures, un dialecte qui déforme les voyelles et avale les consonnes. Prend-on l’autre côté, vers la forêt de Meerdael, ou fait-on un détour vers le village suivant, on traverse sans s’en rendre compte l’une des plus importantes lignes de démarcation du royaume et, par la même occasion, la frontière entre l’Europe du Nord-Ouest et l’Europe du Sud. Le terrain boisé dégage un parfum aussi romantique que celui que nous venons de quitter, la rue décrit une courbe comme les courbes que décrivent ailleurs des milliers de rues. Lire la suite


À toi qui partages ma vie depuis si longtemps… J’aurais dû, depuis longtemps, me décider à t’écrire cette lettre, mais je ne savais même pas comment la commencer. Mon amour ? Mon chéri ? Cela fait belle lurette que nous n’avons plus employé entre nous ces mots. Même dits mécaniquement, par réflexe, par habitude, ils gardent un je-ne-sais-quoi de tendresse qui eût été incongru. Les avons-nous d’ailleurs jamais utilisés ? Je n’en ai même pas le souvenir. Lire la suite


In memoriam F. B.

W. avait connu V. lors d’un séjour à la mer, pendant les vacances d’été, à De Haan-aan-Zee (il disait Le Coq-sur-Mer), il y avait quelques années déjà. Elle était mince, presque frêle, mais ses seize ans étaient déjà pleins de promesses en tous genres. Côté seins et fesses, certes, mais aussi côté esprit. Elle n’était point sotte, et s’intéressait à beaucoup de choses. W., qui était plutôt du genre fou-fou, était très impressionné par son côté bonne élève (chez les sœurs, à Gand, où l’on portait encore un uniforme bleu marine et des socquettes blanches dans des souliers noirs à talons plats).

Il adorait sa façon de parler le français. Elle y mettait une application qui le flattait, sans doute un peu à tort, car ce n’était pas seulement pour s’entretenir avec lui qu’elle parlait sa langue. Lire la suite


Année 2057.

« Hoor dus maar eens, Dames-Heren : alreeds een volledige eeuw ! Un siècle déjà ! »

« De quoi ? » Un silence calculé est tombé entre le guide pittoresque moulinant un grand parapluie jaune marbré de noir refermé à la diable au risque de faire glisser sa longue écharpe rouge. Il tient un temps suffisant pour que la question effleure à l’esprit des quelques touristes d’origines diverses battant le pavé en groupe épars autour de lui. La réponse naît de nulle part : Lire la suite



La Flandre que j’ai connue, où j’ai vécu vingt ans, dont j’ai partagé la vie et les cendres, est toujours en place, comme les fils électriques alimentant un appareil en veilleuse ; et il me suffit, de loin en loin, de me rendre à Courtrai pour la communion de mon filleul, ou à Gand pour des floralies intimes : tout se remet aussitôt en marche. Je retrouve l’ossature des rires et des visages, la précision des commerces, la forme des repas. Je suis là sur une planète inconnue et très connue. Je suis un amnésique qui reconnaît toutes les poignées de porte et toutes les marches de la maison.

Cette reconnaissance de surface ne me donne pas le moins du monde l’impression de revenir dans une terre natale : mais de l’avoir échappé belle. Plus j’estime la solidité et l’énergie du caractère flamand, son instinct de vie et son esprit d’entreprise ; plus je reconnais que la beauté des femmes de Flandre me porte vers elles non par la force de l’habitude mais de tout mon sang – et plus je ressens, à chaque étape du voyage, l’étrangeté de ce monde clos sur soi. Lire la suite


À Jozef, Marquis de Flandre et de Normandie

Je suis de l’immense Eurasie Je suis de Flandre et de Moscovie M’imposerez-vous une patrie ?

Toumanovitch

— Tous les possibles, les rêvez-vous encore ?

L’âme d’Anton Pavlovitch s’était glissée au cœur de la réunion annuelle du « cercle des conquérants désenchantés », que nous tenions bien entendu dans « notre » cerisaie des Monts des Moineaux, née des noyaux que nous avions crachés, il y a un tiers de siècle, par une fenêtre du vingt-septième étage. Chaque année nous nous y retrouvions à la saison des fruits pour accomplir, comme l’évoquait quelque part sur une scène le vieux laquais Firs, des gestes depuis trop longtemps oubliés : nous cueillions les cerises, en mangions quelques-unes tout en plaisantant, en séchions beaucoup pour l’hiver, pressions le jus des plus mûres, nous confectionnions des confitures et des compotes. Boje moi qu’elles étaient douces, goûteuses, succulentes, parfumées…

Cette année encore nous étions tous là : Tchinguiz le Bouriate, Oleg de Tachkent, Alik le Tadjik, André dit le Flamand, et moi-même dont c’était le tour d’amener un invité surprise.

— Tous les possibles, les rêvez-vous encore ?

La question abrupte ne nous surprit qu’à moitié. Lire la suite