Les années de ma plus grande solitude ont été celles où je faisais des mises en scène au Théâtre de l’Œil. J’y travaillais sept ou huit heures par jour, dans un état de dénuement parfait. Je n’arrivais pas à établir de contacts humains avec les comédiens dont j’avais la charge. Ils suivaient mes indications, mais ils avaient l’esprit ailleurs. Comédien est un métier comme un autre. Mes idées générales les importunaient. Lire la suite


Avec un grognement de satisfaction, Frederick Craig descendit de son Chevy deux-tonnes. Un modèle cabine avancée, un des premiers du genre, flambant neuf, d’un rouge luisant, avec des chromes impeccables et même des enjoliveurs sur les roues, comme sur les voitures. Il s’en était foutu pour cinq ans de remboursements et, depuis quatre mois tout juste qu’il était au volant d’une telle merveille, balançait régulièrement entre l’angoisse de ne pas arriver à payer les traites et la joie enfantine d’être le propriétaire d’une si extraordinaire machine. Lire la suite


J’ai eu beaucoup de difficultés à la retrouver. Cela m’a pris des années et, pour tout avouer, à la fin de ma quête, je n’avais plus vraiment d’espoir. Tant de temps s’était écoulé… En outre, les pistes avaient été volontairement brouillées. Noms de lieux, patronymes, prénoms même, tout était faux. Il m’a fallu remonter à la source. Me pencher sur les registres de l’Institution où le coupable était resté interné jusqu’à la fin, réécrivant sans trêve son histoire dans ces cahiers d’écolier qu’il affectionnait, d’une petite écriture de plus en plus illisible. Pour cela, je devais bien entendu connaître son nom, le nom réel de cet Humbert Humbert devenu si tristement célèbre. L’enquête a été longue. Non sans peine, j’ai fini par obtenir de son éditeur qu’il me confie qui était vraiment le fameux pédophile littéraire. Il m’a fallu montrer patte blanche, me prévaloir de mes diplômes de médecine générale, psychologie, psychiatrie, psychopathologie et science des syndromes post-traumatiques, pour ne citer que les principaux… J’ai dû longuement expliquer mon projet, insister sur sa valeur scientifique et sur les bienfaits que sa réalisation ne manquerait pas d’apporter, en ces temps de licence et de débauche où nous vivons, à tant d’enfantines et innocentes victimes de la dépravation masculine. Il a fini par se laisser convaincre. Lire la suite



C’est une maison basse aux murs blancs, tapie entre deux collines. Avec des volets bleu myosotis qui éclaboussent le regard. On suit l’odeur du bois qui brûle, la lueur de l’âtre qui fait danser les murs. Le chien, allongé de tout son long devant la vaste cheminée, entrouvre un œil à peine curieux. Un chat s’étire dans un fauteuil voltaire.

Un rayon de soleil éclaire une vieille table en bois ciré. S’y accoude un homme en train d’écrire. Par-dessus son épaule, l’indiscret verra le cahier où court une écriture fine, penchée, nuancée de pleins et de déliés. On devine en sourdine les volutes d’une sonate pour violoncelle. Lire la suite


La conversation se tient dans la loge de Daniel, le personnage central de La possibilité d’une île, le livre qui aura marqué cette rentrée littéraire 2005 plus que tout autre, et pas seulement en francophone, d’ailleurs. Son interlocutrice l’interviewe pour le magazine qu’elle dirige, Lolita, et forcément ils en viennent à évoquer le livre qui a lancé le prénom et son auteur. L’histrion et la journaliste tombent vite d’accord sur deux points. D’abord sur l’âge des nymphettes susceptibles d’intéresser les hommes : « Nabokov s’est trompé de cinq ans », dit la chroniqueuse, experte, « ce qui plaît à la plupart des hommes ce n’est pas el moment qui précède la puberté, c’est celui qui la suit immédiatement. » Et elle ajoute cette sentence : « De toute façon, ce n’était pas un très bon écrivain. »

Daniel, en qui on peut sans trop se tromper voir un substitut de Michel Houellebecq, abonde, à part lui, dans son sens : « Moi non plus », monologue-t-il intérieurement, « je n’avais jamais supporté ce pseudo-poète médiocre et maniéré, ce malhabile imitateur de Joyce qui n’avait même pas eu la chance de disposer de l’élan qui, chez l’Irlandais insane, permet parfois de passer sur l’accumulation de lourdeurs. Une pâte feuilletée ratée, voilà à quoi m’avait toujours fait penser le style de Nabokov. » Lire la suite


Elles étaient récemment rentrées de vacances.

Leur halage procurait à leur peau une couleur exquise et une sensualité qui n’était pas de leur âge. Durant ces quelques semaines passées à la mer, elles avaient connu une métamorphose. Leurs épaules s’étaient affinées, le galbe de leurs mollets était plus dodu et ferme. Leur dos s’était creusé au milieu et, chez Adela, la plus jeune des sœurs mais la plus athlétique, deux fossettes, au-dessus des reins, soulignaient cette cambrure nouvelle qui affleurait sur le renflement de ses fesses. Droite dans son maintien, ferme dans ses lignes et ses formes, son jeune corps possédait déjà, à échelle réduite, les arguments qu’elle afficherait sans doute avec une entêtante évidence d’ici quelques années. Les traits de leurs visages étaient mieux dessinés aussi, et les quelques kilos perdus au fil des jeux aquatiques leur avait fait gagner un surcroît de maturité. Lire la suite


Mesdames, Messieurs, chers amis,

Je suis content que vous soyez là et tant mieux si vous n’êtes pas nombreux. Cela me donne le courage de vous parler. Je n’ai pas l’habitude de faire des discours et ceux des autres m’assomment. Je n’ai pas l’intention de vous ennuyer avec des mots ronflants, mais je dois vous annoncer que vous assistez à une première mondiale. Je voudrais tout d’abord adresser des remerciements chaleureux, sincères, et dire ma gratitude à Renaud Alexandre. Un grand pianiste. Audacieux, téméraire pour s’attaquer à cette musique, la mienne. Pour que vous puissiez vous retrouver dans les hauts et les bas, les méandres de ce vous allez entendre, il importe que je vous fasse un bref historique des circonstances qui ont présidé à la naissance de ma sonate. Lire la suite


Ce dimanche

Ma chérie,

Enfin je trouve un moment de calme et de fraîcheur pour jeter quelques nouvelles sur le papier. Il est un peu plus de 22 heures, et la nuit romaine commence à peine (nous nous levons tôt, nous nous couchons tard, et nous faisons la sieste aux heures les plus chaudes).

Notre résidence se trouve dans les Jardins de la Villa Borghese, sur les hauteurs de Rome, au milieu d’un grand parc. Le jour, on peut y lire au calme parmi les touristes qui pique-niquent, les joggeurs, les enfants qui jouent près des fontaines tandis que leurs mamans bavardent ou lisent à l’ombre. Mohammed Radi et Alaa Mohammed venaient d’entamer une tablette de chocolat offerte par des soldats américains lorsqu’ils ont été tués, avec trente autres enfants et adolescents, par un attentat mercredi à Bagdad. Lire la suite


Elle m’attendait sur le bord de la route comme un chat qui hésite à se lancer sur l’autre rive d’un ruisseau.

Il pleuvait. La voiture s’est presque arrêtée d’elle-même. La fille m’a lancé un regard brumeux à travers quelques mèches perdues dans cette petite pluie d’automne. Je n’avais jamais pris d’auto-stoppeur mais cet oiseau ébouriffé m’a donné envie d’enfreindre la règle, de transgresser l’interdit. Elle m’a crié le nom d’un quartier éloigné de l’endroit où je me rendais, en périphérie. Je lui ai souri et elle a sauté sur le siège sans attendre que j’enlève les quelques papiers d’affaires qui y traînaient.

J’ai tout de suite regretté d’avoir ouvert à ce passager clandestin. Lire la suite