Des années durant, j’ai essayé de vivre sans métier et sans image de moi. J’étais conscient de n’avoir aucune place dans la société qui m’entourait. J’écrivais des livres mais je n’avais pas le réflexe de jouer le rôle de l’auteur. Je gagnais parfois un peu d’argent, mais par des moyens combinés dont aucun ne ressemblait à une profession précise. Vivant entre trois villes, j’étais de passage dans chacune d’elles et citoyen nulle part. Lire la suite


La foule, essentiellement féminine, se pressait devant les grandes portes encore fermées, comme pour un concert à Forest National aux temps mythiques où chanteurs et groupes de rock déplaçaient les masses. Les hommes en armes du service de sécurité circulaient, nombreux, canalisant la meute, et l’on sentait bien qu’ils n’hésiteraient pas à employer la force en cas de nécessité. Un peu plus loin, des autopompes et des combis de gendarmerie stationnaient tandis que plus loin encore, l’armée se tenait prête. C’est que plusieurs des conférences de celle que l’on appelait Carla Marxi (sans que personne ne sût si ce nom était vraiment le sien) avaient dégénéré en émeutes parfois sanglantes. Lire la suite


On s’appelait Boulanger, Meunier, Charpentier, Couvreur (Decker ou Dekker en flamand), on était désigné par le métier que l’on exerçait, souvent de génération en génération, au point qu’aujourd’hui encore ces patronymes nous poursuivent, alors que nous n’avons plus le moindre lien professionnel avec les ancêtres dont nous portons toujours les emblèmes. Le travail était, comme le lieu d’habitation, non loin du pont, près de la forêt, au bord de la rivière, ce qui conférait une identité. C’est dire à quel point il pesait dans l’identification des humains.

C’étaient, à l’époque, des métiers artisanaux, indépendants, souvent solitaires. Ils permettaient de gagner sa vie (à la sueur de son front, bien sûr), de se situer socialement, de se coaliser : c’est l’origine des guildes, des corporations. La société s’est fondée sur ces organisations, qui permettaient de défendre des droits et d’obtenir des privilèges. La citoyenneté est née de là, d’une quête de dignité acquise par le travail. Les temps modernes s’instituent à partir de cette notion de travail, facteur d’individualisme et d’humanisme. Nous sommes toujours, idéologiquement, les produits de ce système, qui a colonisé notre inconscient. Lire la suite


Une chauve-souris à peine plus grosse qu’un papillon frôle Racine accroupi dans les dunes. Il ne cille même pas. Chez lui, au Sénégal, elles font cinquante centimètres d’envergure. Il ne va pas se laisser impressionner par une pipistrelle. Il a bien d’autres raisons d’avoir peur. Et par-dessus tout, il a froid. Il entend ses dents claquer dès que le vent se calme un peu. Pas question de s’asseoir sur le sable par cette nuit de novembre. Le froid vous glace le fondement. Alors Racine reste accroupi. Dans l’attente du signal. Lire la suite


(Le soir, un homme d’une bonne cinquantaine d’années, assis devant une table de cuisine, un frigo, une cuisinière, une radio sur une étagère)

1.

L’homme: J’ai préparé du café, presque prêt, café bouillu café foutu, attention…Ma sciatique me fait mal, c’est le temps en général, le temps qu’il fait, pas le temps qui passe, ça, c’est plus général, le temps qui passe, ça crispe le corps tout entier qui se ramasse sur lui-même et qui, finalement, avec le temps, va se défaire et tout lâcher et pfuit, le temps va s’échapper et le corps va se dégonfler d’un coup, manque de temps, à bout et hop plus de corps, rien que du souvenir, pour les autres, parce que vous, c’est trop tard, le corps y a laissé sa peau. Qu’est-ce que je dis ? Ah oui, le café est presque prêt, faut que je vérifie, faut pas qu’il bouille, (il se lève, vérifie le café qui passe dans la cafetière) c’est infect le café bouillu, ça a un goût de repassé, quèque chose de la vieillesse dans ce goût-là, quèque chose de pas frais, de trépassé, le goût a trépassé et vous êtes là avec votre tasse toute pleine de vieillesse que vous allez boire en vous pinçant le nez tellement c’est amer et âcre et littéralement infect, un goût de trépassé.(Il se rassied, se roule une cigarette).Ma sciatique me lâche plus depuis six mois, six mois que je me sens tout tendu de l’intérieur, de la fesse au talon, une scie, oui, une scie qui me coupe la jambe en deux et…(il se lève, vérifie le café, se rassied) pas moyen de guérir cette satanée jambe, un jour ça va mieux, un jour, ça dérape, ça dépend, aujourd’hui, ça se tend et ça dérape, je sens que ça va déraper mais je m’en fous, c’est pas ce qui me tend vraiment, ça, un kiné particulièrement attentif et ça ira mieux, on s’en fout de ma sciatique, c’est pas ça qui fera l’histoire (il se lève, termine ses opérations avec la cafetière, se verse une tasse de café), eux, ils rigolent pas pour le moment (montre la radio), des dizaines d’années pour en arriver là, des dizaines, l’âge de la vieillesse, de la sagesse même et ben non, ça a l’air d’être le temps des trépassés, le temps des liquidations, soldes, fins de séries(il boit),  merde, bouillu ! Tant pis, il faudra le boire jusqu’à l’hallali…(il rit), oui, jusqu’à l’hallali, des dizaines et savent même pas s’ils vont s’en tirer, toute une vie, une histoire, presque la moitié de l’histoire de mon pays (il boit), foutu…presqu’un siècle de bons et loyaux services, les ailes de la Belgique, les ailes du Congo, les ailes des Pères blancs, les ailes des stars et des réfugiés, les ailes du Progrès et soudain, hop, plus rien, foutu, en tout cas, c’est que qu’ils disent, plus rien à faire qu’atterrir et attendre, attendre qu’ils trouvent des repreneurs, des sous, des milliards de sous mais des sous qu’est-ce que c’est dans toute cette histoire ? (il boit, se lève, recrache dans l’évier, se rassied) Rien. Absolument rien. Une peccadille. Une obole. Un geste, un signe, presque rien. C’est ce qu’ils disent, les autres, les pilotes, les hôtesses, ceux du sol et de l’air, une peccadille, qu’ils disent, ils en ont des sous mais il en veulent plus de cette histoire, alors, ils la jettent, c’est ce qu’ils disent et mon gamin, il dit la même chose non de Dieu et ça, ça me plaît pas qu’il puisse plus voler, mon gamin, ça me va pas du tout, ça non, surtout qu’ils en ont des sous pour autre chose. Ouais, c’est une peccadille. Mais nom de Dieu, pour moi c’est pas une peccadille, c’est une catastrophe, la bérézina, tout mon paquet qui y est passé à former le petit, se rendent pas compte de…de…la ruine que ça représente ! Une vraie tristesse et tout mon argent, envolé, lui aussi, plus rien et nous v’là cloués au sol, lui et moi, moi j’suis vieux, c’est plus si grave, enfin, on fait avec, mais lui, pourra même pas amortit nos investissements car ça a coûté un maximum cette affaire-là, alors quand j’entends qu’ils veulent plus investir, j’me sens floué, oui(Il se lève, va dans le frigo, ouvre une canette de bière et boit) Une page de l’histoire risque d’être tournée qu’ils disent (il montre la radio), ouais, une page, tu parles, un bouquin tout entier, oui, à peu près un siècle et moi, est-ce que j’ai l’air d’une page qu’on tourne? (il boit une longue rasade), et mon gamin qui volait depuis dix ans que ça a l’air déjà d’être un siècle et tous les cadeaux qu’il m’a faits à chaque retour ou escale, c’est pas une page ça ! C’est du concret (il se lève, fouille dans une armoire, en sort un masque africain), ça, j’ai jamais pu l’accrocher, ça risquait de porter malheur qu’il disait, mais il l’avait eu à bon prix, c’est pour ça qu’il l’a acheté pour l’affaire pas pour le masque finalement mais il me l’a quand même donné, après son premier voyage à Kinshasa… Ca, c’était pas pour les touristes, ça non, y avait des émeutes, des bombes qui tombaient, ça pétait en face, qu’ils disaient (il montre la radio), de chaque côté du fleuve ça n’a pas arrêté de pété depuis tant d’années et lui, il m’a ramené un masque qui porte malheur, oui, enfin, c’est un cadeau du gamin mais n’aurait jamais dû le ramener, peut-être à cause de ça qu’il est dans les ennuis maintenant, ça m’étonnerait pas, j’y crois pas mais je me méfie, on sait jamais. Donc, ce masque congolais et mon gamin qui attend qu’on lui dise si son avion s’est planté définitivement ou s’il va encore pouvoir décoller demain matin. Une nuit qui leur reste avant de savoir. Et moi qu’ai jamais été plus haut que le terril de Marcinelle, je me demande comment il le prendra si jamais ça devait s’arrêter…Ca serait terrible, ça c’est sûr, moi déjà je me sens tout drôle mais c’est probablement ma sciatique, ça me tire tout du côté gauche et parfois j’ai l’impression que c’est le cœur qui va être coupé en deux (il se lève et prend une autre boîte de bière ans le frigo, décapsule et boit) aah, ça va mieux, ça rince le cochon et remet le cœur en place, aah…Le gamin, donc. Il voulait voler. C’est ça qu’il voulait faire, pilote. Mais pilote, ça c’était jamais fait dans la famille, nous on, descendait plutôt dans le fond, dans le charbon. Alors un gamin qui voulait pas descendre dans le trou avec nous, ça nous faisait tout drôle, on était tristes et heureux à la fois. On savait qu’on était les derniers à casser de la houille mais on espérait quand même que ça finirait pas comme ça : z’ont comblé les fosses et rasé les terrils en moins de temps qu’il faut pour le dire et nous on s’est retrouvés avec notre gueule noire en plein jour et c’est ça qui nous a vraiment brûlés, on n’était pas préparés, et hop, terminée notre histoire, grève, coups de poings et dignité mais ça a servi à rien, on est plus redescendu alors lui, le gamin, il a voulu grimper plus haut qu’le terril, il a dit un matin, l’était encore bien petit, l’a dit « j’veux voler, j’veux être pilote, c’est là-haut que je veux aller » Lire la suite


Pendant l’été 1980, du petit balcon de l’appartement d’angle des Roches noires où elle réside une partie de l’année, à Trouville, une vieille dame, au visage « dévasté », regarde en direction de la mer. Sur la plage, elle voit se répandre, au bord de l’eau, des colonies de vacances. Puis son regard s’arrête. Une figure solitaire se détache d’un groupe, une jeune femme la rejoint. L’histoire commence alors. J’avais l’âge de l’enfant.

La femme écrivain a accepté de tenir une chronique hebdomadaire, cet été-là, dans un grand quotidien de gauche. Elle a d’abord hésité – elle avait peur de cette tâche à accomplir, à répéter, et qui allait envahir l’espace désert de ses journées. Elle entend, au travers du flux et du reflux de la marée, les bruits du monde, les grèves à Gdansk, toujours elle s’est sentie happée par les combats, frappée par les injustices, elle porte la douleur comme un lien. Elle ne sait pas encore, quand elle voit l’enfant, que quelqu’un arrive. Elle n’est encore que dans l’idée. Que les livres qu’elle écrit à l’écart ont une vie au dehors. Que sa voix posée sur le papier a un pouvoir sur d’autres hommes. Elle est encore dans l’idée lorsqu’il arrive cet été-là, l’été 80, – et qu’il dit c’est moi, Yann Andréa. Lire la suite


Trace cicatricielle en forme de boutonnière ou de bouton de bottine, c’est selon, le nombril signe organiquement la séparation de l’enfant et de la mère. Mais, pour que séparation rime avec autonomisation, encore faut-il que les deux protagonistes entérinent symboliquement la coupure. Et ça, c’est une autre affaire ! Combien n’auront dû se résoudre à passer des heures sur un divan à se le regarder, pour que tombe, enfin, ce sacré bout de cordon. C’est dire le rôle primordial que le nombril occupe dans la psyché et la conscience qu’un nombre croissant de personnes en ont.

J’irai jusqu’à avancer l’hypothèse selon laquelle la mode du T-shirt extra-court, laissant la partie du corps comprise entre la poitrine et le bas de l’abdomen à l’air, est emblématique de la charge symbolique que revêt, en la dénudant, cette portion de notre anatomie. Ce n’est pas tout : songez aussi que l’ombilic est au nombre des endroits de prédilection du piercing. D’où vient cette idée de percer un corps, sorti d’un corps, pour y placer un corps étranger, sinon de cet infatigable briscard d’Œdipe qui marche sur la route, encore et encore. Il en aura fait du chemin celui-là et il n’est pas rendu… Lire la suite


Dans une nuit sombre et mouillée, un de ces vieux hommes qui ont l’air d’une ruine ambulante et d’un paquet de guenilles vivantes s’est étendu au pied d’un mur décrépit. Il lève ses yeux reconnaissants vers le ciel sans étoiles, et s’écrie : « Je vous bénis, mon Dieu, qui m’avez donné ce mur pour m’abriter et cette natte pour me couvrir ! » Comme tous les déshérités harcelés par la douleur, ce brave homme n’est pas difficile, et il fait volontiers crédit du reste au Tout-Puissant.

Curiosités esthétiques, Charles B.

Dans la périphérie des grandes villes, le long des voies de chemin de fer, les voyageurs dont le visage s’appuie à la vitre du wagon, voient défiler des cabanes éparpillées en de minuscules jardins plantés de légumes, d’herbes aromatiques ou de fleurs.

Aux heures matinales de l’été, ces voyageurs encore endormis se disent sans doute qu’il doit être agréable de se distraire du labeur quotidien en labourant quelques mètres carrés de terre pour y faire pousser ce qui agrémentera un saladier ou un vase, le moment venu. Il leur arrive même de penser que ce sont eux qui se trouvent du mauvais côté de la vitre, eux que le convoi ferroviaire emmène dans l’usine ou le bureau, où ils tueront le temps à côté du collègue grincheux et râleront comme lui de la longueur des semaines. Lire la suite