Nous sommes du même sang, toi et moi.

Rudyard Kipling

1

Le parc

On contemplait

une vaste pelouse

courbe

douce

En contrebas

parfois passait un train

Au pied de la grande perche

à la belle saison

s’affairaient les tireurs à l’arc

C’était un temps

de promenades en famille

où l’on ne sortait pas sans gants

où les enfants devaient se taire

Assise sur un banc

de l’allée principale

la jeune femme mince et droite

– chapeau de feutre

manteau clair –

sourit à l’objectif

depuis soixante années

La fillette à côté d’elle tient

sa poupée à deux mains

le garçon poursuit son rêve

les yeux au loin Lire la suite


« D’habitude, pas toujours, mais la plupart des fois, les prouts qu’on entend ne puent pas et les prouts qu’on n’entend pas puent. » Elle est charmante, cette petite. Toujours vêtue de guimpes colorées, à sautiller partout, à faire la roue entre les chaises ou le grand écart dans les jambes de sa mère quand elle passe avec la soupière. Vous êtes nouveau ou vous venez d’une autre pièce ? Parce qu’elle déménage tout régulièrement, voyez-vous ?

D’habitude, pas toujours, mais la plupart des fois, comme dirait la petite Victoria, elle nous teint en rouge, sa couleur préférée, même que c’est la couleur de ses cheveux. Au début, j’étais horrifié, je n’avais jamais vu ça, ni même imaginé que cela pût se faire. Je m’y suis habitué. Lire la suite


Pour moi, l’avant automne et l’avant printemps constituent deux saisons de plus. Je composerai mes Six saisons ! Car j’aime l’air transitoire, d’une dense subtilité, qui, à ces deux moments de l’année, exacerbe le sentiment et l’émoi amoureux.

Certes, l’émotion naissante et la saison s’annonçant dans l’air vivifié s’intensifient mutuellement. Rencontre entre un souffle émanant du végétal et la vibration d’un cœur, rencontre entre un sang et une sève. Sève qui se met à palpiter, se préparant à se replier ou à se déplier. Lire la suite


À Didier

Je m’appelle Wolfgang. Amadeus, je ne sais pas. Est-ce que j’aime Dieu ? Est-ce que Dieu m’aime ? Ce n’est pas la question. Entre lui et moi, quelque chose ne colle pas. S’il existe, il a créé un monde trop lent. Déjà, prendre sept jours pour pareil résultat ! Je n’ai pas le temps, je ne l’ai jamais eu et je sais qu’il est compté. À l’école, heureusement que j’y ai vite échappé, je donnais toujours la réponse en premier. Alors, le Maître disait : « Tout le monde peut répondre, sauf Wolfgang ». Lire la suite


à Pierre Bergé

À l’origine de ces lignes il y a mon émotion (à Londres il y a douze ans) devant ses plus beaux tableaux.

Jean Genet

Prologue

Je n’ai jamais connu le fameux fog londonien qu’à travers l’atmosphère brumeuse des toiles de Whistler et l’imaginaire tortueux de Stevenson. À chacun de mes séjours dans la capitale britannique, aucun nuage ne vient jamais menacer la clarté du ciel et Trafalgar square ressemble, quelle que soit la saison, à un tableau estival. Peut-être était-ce en raison de ce lien qui m’unissait à la ville, incompréhensible à mes yeux – j’avais toujours cru détester Londres –, alors que je ne pouvais pas mettre les pieds à Amsterdam sans que la pluie ne pointe le bout de son nez pour inonder les canaux, que j’avais voulu retrouver Rembrandt de l’autre côté de la Manche, et non sur ses terres, passé le delta de l’Escaut. Pourtant, quand j’apercevais au loin, à travers la fine bruine qui opacifiait l’air, le haut clocher de la Westerkerk, je me souvenais, à chaque fois, comme si l’information se perdait aussitôt sue, que c’était là que Rembrandt reposait – ou plus exactement, puisqu’il n’y avait pas de sépulture, que c’était là que son visage s’était complètement effacé, recouvert par la couche brune qui, depuis toujours, l’attendait. Lire la suite


(Dans le commissariat du Premier Arrondissement, un inspecteur prend la déposition d’un jeune délinquant pris sur le fait de vouloir décrocher un tableau au Louvre.)

L’inspecteur

Nom, prénom, lieu et date de naissance, profession ?

Le délinquant

Mozart, Wolfgang-Gottlieb, aussi appelé « le Divin », né à Salzbourg, Autriche, le 27 janvier 1756, compositeur de musique, Monsieur l’Inspecteur. Lire la suite


Comment élaborer un papier avec un titre aussi barbare qui mêle à la fois la rusticité de Rembrandt et la légèreté de Mozart ? La bécasse se place juste entre Mobrandt et Remzart, elle examine, retourne, décortique, dissyllabe, et dérape vers Isabelle Brandt, épouse de Rubens qui lui non plus n’a rien à voir avec Mozart. Les chairs grasses, ces bourrelets de ces belles au bain, ou enlevées par des Minotaures, quoi de commun avec l’évanescence de Mozart, ses perles du son qui charment à la fois l’ouïe et l’imaginaire ? Rubens, il est vrai, a peint avec délicatesse Les trois Grâces ; mais, s’il a régné par les couleurs, comme Rembrandt par la lumière, pas question pour la bécasse de folâtrer parmi la palette des peintres. Pas d’études picturales comparatives. Pas de dissertation hors sujet. S’en tenir à Mozart et Rembrandt, le musicien et le peintre. Malgré qu’Isabelle Brandt gémisse dans le titre, elle se doit de l’évacuer. Lire la suite


J’étais venue pour elle. J’avais loué un vélo dans une rampe perpendiculaire à la digue, chez Freddy Cycles. Au milieu des cuistax, des cabriolets à pédales, des attelages de canards et d’autruches, j’avais élu une bicyclette rouge vif avec porte-bagages, pompe et sonnette d’argent. Ce véhicule de l’enfance me montrerait le chemin.

Une fois en selle, je m’étais hasardée dans les avenues bordées de saules et, peu à peu, j’avais cru identifier un carrefour, l’une ou l’autre villa, un bosquet, un tennis. Cependant, à mesure que j’approchais, mon impatience hésitait, mon allure faiblissait. Au moment de franchir le dernier tournant qui me séparait d’elle, j’ai mis pied à terre et j’ai regardé devant moi en direction de ce que je ne voyais pas encore, figée sur place dans une étrange inquiétude. Lire la suite


Mobrandt van Rijn et né en 1485 à Schaffhausen, en Suisse, de parents charcutiers, ce qui en Suisse à cette époque était un très honorable métier. Amédée Remzart y naquit aussi, mais trois mois plus tard. Ses parents étaient des bourgeois enrichis dans le commerce de gros.

Schaffhausen était un bourg situé au bord du Rhin (d’où le nom de « van Rijn »), à la hauteur des chutes du fleuve, les plus importantes d’Europe (1), qui imposaient aux bateliers une rupture de charge, d’où la prospérité de ses commerçants. Dès l’âge requis, les deux bambins fréquentèrent la même école, et se distinguèrent par une commune paresse, ce qui contribua à les rendre inséparables au fond de la classe. Lire la suite


Cette année-là, chaque jour de la semaine, j’empruntai pour rejoindre l’école un train qui faisait halte au quai numéro quatre de la Gare Centrale. Il s’immobilisait dans le frémissement du wagon et la plainte des roues dont les souterrains amplifiaient la langueur et devaient faire trembler Bruxelles. Comme des fantômes, les passagers, arrivés à destination, disposaient de quelques minutes pour descendre et céder la place à ceux qui débutaient ici leur voyage.

Enfant solitaire, je me tenais toujours à la même place, du même wagon toujours vide, en queue de convoi. Le front appuyé sur la vitre, je rêvassais comme tous les gamins ensommeillés qui auraient vendu leur âme pour quelques secondes de plus à languir, au fond de leur lit, dans la tiédeur de l’aube paresseuse. Lire la suite