On a beau être né de sa terre, sa terre rouge et grasse ; se savoir issu de sa souche et revendiquer sa parenté jusqu’à la plus lointaine génération, ce pays de combes moussues, ondulant jusqu’aux premiers chuchotements de la forêt de Bessède, ne cesse jamais d’émerveiller celui qui gravit à pas lents, chaque matin, le petit tronçon de route qui remonte du cimetière de Saint-Jean, et s’arrête, une main appuyée sur le plat de son bâton de marche, le dos légèrement fléchi, pour étancher son regard au ravissement de l’indicible émergence des choses dans la brumeuse clarté d’un jour gorgé d’automne. Le silence, à cette heure encore indécise entre deux métamorphoses du paysage, se perçoit aux clapotements de l’air qu’un petit rapace nocturne remue d’une aile lasse en amorçant sa descente vers le toit pointu du pigeonnier de la propriété voisine. La maison restera fermée jusqu’à l’été prochain, lorsque les vacances ramèneront les occupants saisonniers d’un patrimoine familial désertifié, confié aux soins experts d’une société de propreté locale. Lire la suite


La tête d’Issa en tout petit carré, comme une photo d’identité mais ce n’en était pas une, elle souriait un peu crânement, ses cheveux de rouquine coiffés à la diable, avec dans le regard un petit bâton d’allumette qui s’adresse au photographe, la tête d’Issa donc en couleurs dans le journal était surmontée de son nom dans le titre. Il n’avait plus le temps, il verrait plus tard, laissa négligemment sa tasse de thé qui ne broncha pas dans l’évier, et fila au bureau. Sur l’écran de son portable les courriels habituels, rien d’essentiel, il expédia des réponses durant une heure, puis se reporta sur la version en ligne du journal. Évidemment rien, c’était couru d’avance, pas de photo d’Issa, et apparemment pas d’article non plus, il était encore trop tôt sans doute, ou c’était la première version, ou bien le rédacteur n’avait pas jugé le sujet suffisamment porteur, enfin les excuses habituelles, quoi. C’était ainsi. Dans la salle de réunion traînait un exemplaire du quotidien à peine déplié, il l’emporta. Le matin il n’avait pas vu de quoi il était question, c’était dans les pages arts, et ce n’était pas la première fois qu’il y était question d’Issa, après tout elle avait suffisamment travaillé pour ça, donc il n’avait même pas vu en lisant le titre qu’il s’agissait de la mort d’Issa. Lire la suite


À Monique Dorsel

— Le corps, Grillandi ! Le corps, on l’oublie…

J’ai longtemps connu, comme d’autres, la tentation des cimetières. Et, en écrivant tentation, je pense fascination. Mais, enfin, l’âge non pas venant (n’est-il pas toujours là, dès le premier jour ? Et même avant, dès la conception, cette rencontre paradoxale, volcanique et miraculeuse, voluptueuse et sordide, où deux êtres, soudain béats du plaisir d’exister, se mettent en tête, ou plutôt en corps, de donner la vie et d’imposer aussitôt à cet être à peine conçu une mort imparable ?) mais grossissant, s’amplifiant, tel un corps s’épaississant de chairs inutiles, il m’apparaît qu’être fasciné par les lieux où la mort vous attend est suicidaire, pire risible : j’apprends peu à peu à narguer celle que les poètes-chanteurs populaires nommaient jadis la camarde, plutôt que de la frôler, me tenant à distance d’elle comme d’une prostituée qui me fut attirante mais que je sais aujourd’hui périlleuse. Avec la maturité moins bredouillante, on apprend, sinon à raisonner ses élans, au moins à ordonnancer ses aventures. Et à déceler, dans les tentations, les pièges. Dans les fruits, les vers… Lire la suite


« Lourd est le souvenir ; comme dit le Poète, venez donc écouter le témoignage unique et sensationnel de nos artistes sous le grand chapiteau de l’au-delà ! »

Voici que le chaos de mes voix se libère et prend toujours davantage la forme visible d’un insecte charognant cette vitre noire au sommet de la ville. Toi aussi, tu aimerais bien lancer un message venu de l’autre monde aux vivants, pas vrai ? Si nos voix intérieures semblent venues d’ailleurs, n’est-ce pas que Tailleurs est peuplé de nos voix ? Voix d’un homme et d’une femme vieilles de cinq cents ans ; voix de mon père, de ma mère et d’un autre homme le 26 juillet 1953. Faut-il embaumer les cadavres d’un père et d’une mère que l’on porte en soi ? Laisser pourrir leurs squelettes au placard de la mémoire ? Ou boire un coup à leur santé pour les ressusciter ? Lire la suite



Prise dedans. Empêtrée. Ses pattes désespérées agrippent les milliards de fils de la vierge qui scintillent au printemps. Qui tentent. Qui engluent les mouches folles que sont les surfeurs. Où est l’araignée ? Elle est là, tapie dans l’interstellaire des canaux. Dans le bruit des conversations du vecteur Skype et des musiques diffusées par les iTunes. Dans le frais, le léger, le charmant, l’allegro de la sonate spring de Beethoven, dans la divine ivresse de la sonate à Kreutzer. Dans les déflagrations, les fracas, dissimulée au cœur de l’infernal tapage humain. Vide de silence.

Dans leur chambre, les écrivains, qui ignorent le computer, ont une plume à la main. Certes, le cerveau dirige la main ; certes, le cerveau agence les mots ; certes, la quintessence d’un ressenti, la fulgurance d’une pensée tombent sur le papier. Mais surtout, l’écrivain a mal à son moi. Il le dorlote, le panse, le nourrit, prêt à toutes les trahisons pour le sauver. Le monde capté sert à gonfler son moi exacerbé. Une plume à la main, l’écrivain pousse devant lui la monstrueuse montgolfière de son narcissisme, comme un ventre. Lire la suite


Whoever is around

Whoever’s in my head

Whoever you are now, I like you

I know you like my true thoughts

I love you like my best thoughts

I just dont know which one I know

I like the one who likes me too

Lisa Germano, Beautiful schizophrenic

La nature avait doté Daniel de magnifiques yeux pers qui, pour l’instant, étaient fixés sur un invisible horizon, bien au-delà des têtes des passants qui le croisaient. C’étaient des yeux de conquérant, de ces yeux qui semblaient voir loin, qui perçaient tout, qu’on aurait presque craint de rencontrer au détour d’un regard, de peur de se retrouver foudroyé sur le coup ou, à tout le moins, de se sentir fondre. Il maîtrisait l’art du plissement de paupières qui tue, du rapide changement de focalisation, de l’écarquillement appréciateur ; bref, rien qu’avec ses yeux, il avait de quoi séduire. Avec le reste aussi, d’ailleurs. Lire la suite


Debout, les damnés de la terre attendent. Comme il n’y a pas assez de chaises pour tout le monde, seuls ont le droit de s’asseoir ceux qui peuvent exhiber un handicap : une jambe en moins, un bébé, un âge au-dessus du troisième. Les autres se tiennent comme ils peuvent, serrés, passant d’un pied sur l’autre, car ils ont appris à économiser ; et s’ils peuvent tenir debout sur une seule jambe, pas question d’user les deux. Lire la suite


Jean-François Philips a quarante-deux ans. Il est marié (sa femme se prénomme Jeannette), il a deux filles de neuf et de sept ans (Marceline et Louise) qu’on qualifie en général de charmantes, mais qui ne le sont guère, il a mené à bien des études d’ingénieur commercial à l’ICHEC à Bruxelles et il travaille chez Claes & Claessen, une grosse agence immobilière située avenue de Tervueren, à deux pas de la maison Stoclet. Lire la suite