Comme si sur l’Amérique distante, sur ses montagnes,

ses bosquets, ses plaines et ses rivières,

s’étendait une longue pâleur, une bruine cendrée

que les dieux d’or entrevoyaient stupéfiés.

Manuel Mujica Lainez, Bomarzo

La déesse de la rivière se prélassait langoureusement dans les eaux des sources, en se délectant de la sensation de fraîcheur sur sa peau et des doux battements des petits poissons qui se mouvaient sur ses jambes et son ventre. Flottant sur le dos, les yeux mi-clos, elle prenait la mesure de la dimension infinie du ciel azur et limpide. Et au-dessus de tout, régnait le soleil dont les rayons remplissaient de façon éblouissante toute l’étendue de la surface de ce lieu à l’eau tranquille. Lire la suite


Y a-t-il de la saveur dans le blanc d’un œuf ?

Livre de Job

Autour du visage, il y avait la rumeur des syllabes que suscitait dans l’imagination le susurrement distant des arbres dans la forêt et le lointain bouillonnement des eaux. A-ma-zo-ne. L’enfant sortait de la maison par les oreilles et prenait pied dans le monde inconnu. Ses yeux songeurs percevaient à peine la dimension restreinte de la chambre et de la salle où il était transporté par la femme de ménage, une matrone noire, et la dimension limitée du jardin et du verger aux arbres fruitiers. Ses oreilles se portaient au-delà des fenêtres et des portes, au-delà du portail fermé de la maison pour voyager pendant des kilomètres et des kilomètres. Elles percevaient la résonance végétale et aquatique de l’Amazone qui, dépourvue d’image régulatrice, s’échappait de ses mains sales, comme la poignée de terre émiettée avec laquelle il jouait sous les yeux de sa nounou, ou s’écoulait de ses mains à nouveau propres, comme de l’eau qui se précipite toute savonneuse dans le siphon du lavabo. L’enfant grandissait dans chaque syllabe répétée de la formule « amazone ». Elles réjouissaient son esprit itinérant et rusé sans lui donner le droit d’acquérir un billet d’entrée dans cet espace dont, pourtant, le père chantait les louanges comme grenier de l’humanité. Lire la suite


I

Félix

C’était un matin en début d’hiver. Félix écrit, jeune étudiant penché sur son pupitre dans sa chambre, au neuvième étage d’un immeuble aux longs couloirs perpendiculaires à la rue Francisco Sá, à trois pâtés de maisons de la plage de Copacabana. Dans la petite chambre, il rassemble ses réflexions sur le poème de Milton, le Paradis perdu, met en ordre les annotations qu’il a faites durant ses derniers mois de lecture et d’étude. Il écrit, s’arrête, rature, il ne sent pas la vibration de la sonnette à l’œuvre à côté, ni l’engourdissement de sa jambe, dans la même position depuis quatre heures. Il ne redresse pas sa tête pour dérouler sa colonne, il ne regarde pas de sa fenêtre le quadrilatère d’immeubles semblables au sien, ni la favela Pavão-Pavãozinho qui part à l’assaut du morne avec son vert dépourvu de vigueur.

Désormais totalement aveugle, à Londres, dans les étés précédant l’année 1667, Milton s’était penché sur la chute de Lucifer depuis le Ciel et sur l’expulsion d’Adam et Ève hors du Paradis. Lire la suite


Quand il a appris que Sayão venait d’être convié par le président à construire la ligne Belém-Brasilia, papa lui a proposé de l’accompagner au début des travaux, et pas seulement parce qu’il avait besoin d’un retrait spirituel. Il se languissait de la bonne humeur de Sayão, de sa permanente activité, il savait que c’était la personne idéale pour cette entreprise, puisqu’il avait été le planificateur du premier tracé de la liaison Anápolis-Belém du Pará dès 1949, et aussi que le président, à ce qu’on disait, le choisissait pour les tâches impossibles parce qu’il le considérait bon par nature et courageux par instinct. Il avait entendu avec admiration le récit d’une conversation entre le président et Sayão, Nous allons prendre d’assaut cette forêt vierge et unir le pays du nord au sud, aurait dit JK, C’est le plus beau jour de ma vie, après avoir réalisé cette route, je peux mourir, aurait répondu Sayão, avant de répéter, Le jour où la route sera achevée, je peux partir pour toujours, car je me serai efforcé de mon mieux pour notre cause. Comme Sayão, papa lui aussi aimait les grands défis et le danger, il traverserait avec lui les fleuves à la nage, comme lui, il conduirait des tracteurs en bordure de précipice, avec lui il ferait des vols en rase-mottes pour inspecter la forêt en coucou et il défricherait les étendues sauvages au moindre point de cette trajectoire de 2 240 kilomètres de route destinée à relier Brasilia à Belém du Pará, une voie routière qui ferait partie de la Transbrésilienne, laquelle commençait à Santana do Livramento, dans le Rio Grande do Sul. Papa demanda à accompagner Sayão dans les travaux de cette route, non qu’il ait voulu, comme ce dernier, apporter le progrès, accomplir la réforme agraire ou la colonisation à grands coups de peuplements agricoles, mais parce qu’il avait envie de consigner le fait pour l’histoire, et il est arrivé à temps pour témoigner de comment Sayão avait installé sa roulotte tout près de Porangatu, sous un immense pied de pequi, avait allumé un feu et disposé des caisses tout autour pour recevoir ses visiteurs. Lire la suite


Arrive pour Lila le temps de retrouver la lutte dans les arènes d’un cirque ou sur le ring d’une salle enfumée, son entraîneur s’irrite de la voir repousser chaque proposition qu’il lui soumet, elle est prête, il le lui promet ! et elle le sait, mais la perspective de mener un combat en public, sans que Samuel ne s’en doute, la perturbe, toujours cette désolante impression de lui mentir si elle ne lui dit pas tout, sans compter l’embarras d’organiser un voyage à l’étranger et de le justifier sans se trahir, elle brûle en fait d’affronter un adversaire réel, dans un combat authentique, son « Mars en Vénus » réclame de vrais affrontements, alors elle porte un léger coup à la fusion amoureuse, elle annonce à Samuel qu’elle doit se rendre à Berlin, elle ment sur les raisons de son déplacement de trois jours, gênée du mensonge comme si elle trompait son amant, mais à peine est-elle installée dans l’avion pour la capitale du Pays Déchiré qu’elle oublie ses scrupules envers l’homme qu’elle adore et se livre aux images de son futur combat, elle connaît de réputation son adversaire, le Molosse de Carthage, un catcheur célèbre, un homme massif, originaire du Nord de La Grande République, facteur de son métier, un homme gentil, mais qui combat, dit-on, sans pitié, assise dans l’avion, Lila parcourt les articles de journaux qui lui sont consacrés, bien sûr pas un d’entre eux n’avoue qui est réellement le Molosse de Carthage, les journalistes s’amusent à employer les termes les plus effrayants, les plus crus, pour attirer le public, ils ont bâti la réputation du Molosse, ils feront celle de Gladiatora, ou la démoliront, ils l’attendent au tournant, irrités par son anonymat, ils ne savent rien d’elle sinon qu’elle est presque une novice sur le ring, ils se demandent si le match sera truqué ou non, ils le verront immédiatement, que le public soit dupe, d’accord ! Lire la suite


Le guide ouvrait la voie, habitué à la chaleur et aux nuées de moustiques, il avançait, écartant les branchages sur notre passage, signalant à voix basse les endroits à éviter, les embûches, les dangers potentiels.

Je suivais, terrorisée.

Les cimes, invisibles, d’arbres gigantesques, devaient culminer à cinquante mètres de haut, dense couvercle végétal qui nous maintenait, étouffés, dans sa moiteur tropicale. Lire la suite


Pour Joline

Est-ce précisément pour ça qu’elle a choisi, la carne, de te frapper là ?

Te frapper là, précisément, où tu mettais tant de fierté ?

Bercée, en ces années quarante, aux gorges hollywoodiennes et triomphantes des Maryline, Jane ou Rita.

Conditionnée dans les fifties par les tétons latins et arrogants des Gina, Sophia ou Claudia de Cinecitta.

Dopée par la séduction glandulaire affichée des Raquel, Brigitte ou Ursula. Lire la suite


Le regard sauvage de Kristien s’appuyait contre le hublot. Elle laissait derrière elle un pays immense et vert, où dominait la végétation, dense et impénétrable. Sous ses yeux se déployait désormais un grand vide, celui d’un ciel que seuls rythmaient des vallonnements de nuages. Pareille vue éveillait en elle toute sorte de pensées, comme si elle ne s’appartenait plus. Des montagnes, la mer, un ciel étoilé lui faisaient oublier de la même manière hypnotique ce qu’elle était censée être et faire. Elle songeait éveillée. Dans une autre dimension. Elle aurait pris l’avion dans le seul espoir de passer par-dessus la crête des nuages, d’accomplir ce saut de l’ange pour n’avoir plus que ces murailles neigeuses comme horizon. Elle aurait pu observer sans fin ces architectures audacieuses, ces colonnes translucides, ces canyons de lumières nacrées, ces trouées sur des lacs de ciel bleu pur. S’il n’y avait eu cette carlingue à laquelle elle avait confié sa vie et qui lui rappelait la grandeur ingénieuse et la fragilité de l’aventure humaine, elle se serait bien jetée avec une insouciance enfantine sur ces matelas de douces vapeurs laiteuses, secouée de cris et de rires ingénus. Pourtant elle savait qu’elle ne ferait que passer à travers ces moutonnements dans une chute infinie. Une chute où elle se serait laissée entraîner. Fascinée. Hypnotisée. Désespérée. Lire la suite


Tu imagines et te souviens éternellement. Car c’est encore toi, allongée sur une plage parmi les milliers de coquillages nacrés, dans la symphonie étourdissante des oiseaux, qui présides au destin qui me jettera sur cette terre de hasard.

Toits de palme, peaux de cuivre, boucles d’oreilles en or, visages et corps peints, la parure des perroquets met dans l’ombre le soleil lui-même.

Encore toi qui, la première, vois apparaître à l’horizon trois pirogues gigantesques aux voiles frappées de la croix.

Aux cris et rires de bienvenue exprimant l’innocence de vos âmes, répond le tonnerre vocal du Te Deum ; et, bientôt, la fumée du mousquet, le feu des espingoles.

Ta peau pour la première fois fera contact avec un dard de fer. Lire la suite


La mer monte. Marée furieuse même, moutons galopants et écume baveuse. Ostende vit dans la marmaille du mois d’août des semaines infinies. Bains de mer, crèmes glacées et gaufres en terrasse, jeux de plage et ennui flottant. C’est ça que j’aime, cet ennui familial qui me console souvent de ma furieuse solitude. Le soleil se couche, les appareils photo se réveillent, c’est bête et beau, ce sont les vacances.

Chez Le Basque, nous mangeons des moules, à la provençale pour elle, au vin blanc pour moi. Les frites sont délicieuses, la mayonnaise parfaite si ce n’est que je m’ennuie. Manger des moules, c’est recommencer le même geste pour une fine bouchée sans surprise, c’est juteux et pesant, les moules. Alors je bois. Avec les moules, il faut boire. On s’ennuie moins. Lire la suite