C’est entendu, la planète rétrécit. À vue d’œil, d’ailleurs, il suffit de s’imaginer scrutant depuis un engin spatial notre terre bleue comme une orange. On en fait le tour en un temps devenu dérisoire. Minable exploit que celui de Philéas Fogg qui mit quatre-vingt jours à en accomplir la circonvolution ! Mais comment se répercute ce phénomène sur le terrain ? Certainement pas dans la sérénité ; dans le bruit et la fureur plutôt, quoique notre époque ait acquis, sans trop le proclamer, un nouveau langage de la violence. Lexicalement, le mot « guerre » en est le plus souvent banni, ou réduit à son emploi métaphorique, même si les faits justifieraient amplement son usage.

Il n’empêche. Nous nous connaissons mieux, différemment de jadis, en tout cas. L’exotisme n’est plus de mise. Une banalisation se généralise, le nivellement commercial y a veillé. Des produits se sont mondialisés, et ce sont souvent les plus sophistiqués. Des voisinages, dès lors, déroutent : une tablette consultée sur un marché de Ouagadougou, une conversation satellitaire d’une rive du fleuve Jaune à une cité haut-perchée du Pérou. Ces chocs insolites n’étonnent plus, deviennent notre ordinaire. Lire la suite


The time is out of joint : O cursed spite,

That ever I was born to set it right.

Shakespeare, Hamlet

 

Ein Gespenst geht um in Europa –

das Gespenst des Kommunismus.

Marx, Manifeste communiste

 

La Sphère bat comme un tambour aux doigts de l’Atlante qui la porte sur ses épaules. Elle retentit de l’écho des tombes dont sont faits les grains de sa peau. La voix des morts clame à ses oreilles : « Entendez-vous encore le cri de Dante : L’amour meut le soleil et les autres étoiles ? Mais d’où vient-il que les vivants contemplent jour et nuit le ciel sans apercevoir plus qu’un faux plafond constellé d’astres artificiels et d’un lustre jetable en guise de soleil ? D’où leur est venu ce plancher de bitume qui dérobe aux regards des mortels toute voyance des abîmes où nous leur faisons signe ? Lire la suite


1.

 

Très cher Ashvin,

J’ignore si ce message vous parviendra un jour. Depuis la dernière pénurie d’alcato-fréon, les dirigeants du 43e District semblent, en effet, considérer la gestion des télécommunications comme un problème mineur. Je vous écris néanmoins – comme le faisaient les Anciens en jetant des bouteilles à la mer – sans savoir si vous me lirez. Cette correspondance entre nous reste mon ballon d’oxygène (j’adore cette expression désuète d’avant la mise en place de la Grande Bulle) ! Lire la suite


Philippe Guyot mit d’interminables minutes avant de comprendre que Caroline, sa femme, avait bel et bien pris l’ahurissante décision de se séparer de lui et de demander le divorce : c’était écrit à l’encre bleue, d’une belle écriture très propre et très lisible, dans la lettre qu’il avait reçue au courrier matinal, et ce n’était certainement pas une blague. Fût-ce une blague de mauvais goût.

Elle ne blaguait jamais, Caroline, elle n’était pas une rigolote. D’ailleurs, elle ne riait guère non plus, à peine si elle souriait de loin en loin – un sourire qui ressemblait le plus souvent à une moue de dépit, à une vilaine grimace. Mais rire ou pas, sourire ou pas, il l’avait aimée à la seconde même où il l’avait vue pour la toute première fois, lors d’un vernissage à la galerie La Pierre d’alun, et aujourd’hui, onze ans plus tard, aujourd’hui où le ciel lui tombait brusquement sur la tête, il l’aimait encore et toujours. Lire la suite



Une femme danse, ses seins lourds tendent son chemisier carmin, elle tourne sur elle-même, s’offre à la caméra en douceur, remue ses hanches et balance ses fesses en cadence où rebondissent des clochettes d’argent. Ses yeux noirs et brillants éclairent le visage par saccades, au rythme de la musique, ses paupières se lèvent et retombent en contrepoint. Les bras se dressent soudain et les bracelets glissent jusqu’au coude. Elle frappe dans ses mains au ralenti. Les musiciens la regardent fascinés, ils augmentent le rythme de la mélodie et la caméra filme maintenant en travelling arrière pour terminer le plan dans un zoom avant du visage de la danseuse où des perles de sueur glissent lentement sur le maquillage. Les instruments s’arrêtent net, elle baisse la tête, des oiseaux s’envolent dans le ciel.

Jim travaille sur cette séquence depuis plus d’une heure. Il passe et repasse les images, scrute l’écran de son ordinateur sans bouger. Il n’est plus dans sa boutique de vidéos « Hollywood Dreams », il disparaît dans « Kuch kuch Hota Hai » de Karan Johar, il succombe au parfum de la danseuse qu’il découvre, scène après scène, un film après l’autre… Il a passé la nuit devant « Lagaan », « Verre Zaara », le classique « Pakeesah » et bien d’autres dont il oublie le nom aussitôt. Lire la suite


Ils l’ont arrêté en pleine rue, un lundi après-midi.

Ce jour-là, Maxime marchait tranquillement sous un soleil éblouissant de fin d’été, rentrant chez lui à pied après une journée passée au bureau à étudier un dossier complexe.

Il s’attendait à quelque chose de ce genre. Quelques semaines plus tôt, il avait refusé de composer avec les tenants du pouvoir qui inventaient des prétextes pour condamner ceux qui ne rentraient pas dans leur canevas politique ou ne servaient pas leurs intérêts. À ce moment, il avait reçu une menace non déguisée qui se concrétiserait en cas de récidive. Depuis lors, un harcèlement permanent taraudait la vie de toute sa famille. Son épouse avait perdu son emploi sans motif, ses enfants subissaient des vexations répétées à l’école, sa voiture avait flambé sans raison devant son logement… Lire la suite


Et quoi, il les divertat tout simplement ! Il leur contit l’histoire de ce capitaine qui, de Palos, de Moguer, s’en allit sur sa nef, franchat les océans, mouillit dans d’inombrables ports, s’y établa quelquefois, escaladit plusieurs montagnes, besognit, géma sous les haubans, s’accroupa avec ses hommes, grognit avec eux face aux vents contraires et aux mères plates. Enfantit enfin d’un périple qui allait être narré, découvra en outre des espèces nouvelles qui ravèrent les botanistes, au point que plusieurs réclamirent son élection comme associé (et qu’il n’y parvurent finalement pas ne doit pas faire oublier qu’ils s’y efforcirent). Lire la suite


Traduit de l’espagnol par Vanessa Bigonzi

Zé Mourinho da Silva, sept ans, se réveilla avec un bourdonnement dans l’oreille. Il avait rêvé une fois de plus de l’eau, de cette eau verte et immense qui venait de partout et prenait ensuite possession de la savane, laissant à son passage de la fraîcheur, des plantes, et de la joie. Il sentait encore dans la bouche sa soif étanchée et sur la peau une sensation rafraîchissante qui le libérait, comme à chaque fois qu’il faisait ce rêve. Le bourdonnement était par contre quelque chose de nouveau, comme si l’eau était entrée dans ses oreilles alors qu’il nageait dans la plaine aqueuse.

Il se redressa. Autour de lui se trouvait la même terre dénudée, douce et légère, sur laquelle il avait l’habitude de dormir seul, près du lit desséché du grand fleuve par lequel s’écoulait à peine, de jour en jour, un filet boueux de couleur grisâtre que les gens buvaient faute de mieux. Les gens : les rares habitants qui réussissaient à survivre en déracinant de ce sol dépeuplé et aride le peu qui lui restait, une mauvaise herbe, quelques graines, un biscuit d’argile. Sans doute sa mère et ses frères se trouvaient, en ce moment même, quelque part, en train de rechercher quelque chose à se mettre sous la dent. Lire la suite


car chacun vaque à son destin

petits ou grands

péniblement

pourquoi ne me réponds-tu jamais

sous ce manguier de plus de dix mille pages

à te balancer dans cette cage

à voir le monde de si haut

comme un damier comme un lego

comme un imputrescible radeau

comme un insecte, mais sur le dos

on voit de toutes petites choses qui luisent

ce sont des gens dans des chemises

comme durant ces siècles de la longue nuit

dans le silence ou dans le bruit

 

Gérard Manset

(Interprétation d’A. Bashung – 2008)

 

 

 

 

Claude,

Jamais je n’aurais pensé, au grand jamais, que je finirais par t’écrire une lettre, une vraie lettre manuscrite, sur ce papier de soie qui, lorsque tu l’auras en main, aura été marqué par deux pliures horizontales, partagé en trois parties à peu près égales où se dérouleront les lignes irrégulières de mon écriture de cochon. Lire la suite