Consultation populaire

Catherine Deschepper,

Il a deux grands yeux d’un bleu transparent, des boucles éparses désordonnées, un air d’ange tombé du ciel, des gestes de pantin désarticulé. Il est beau à couper le souffle. Et j’ai le souffle coupé.

Sans voix.

Parce qu’il vient de m’annoncer, d’une voix grave encore mal assurée, qu’il a décidé que #TonightIlSortaitFaireLaFêteAvecSesTopCopainsTropCool#, qu’il n’a pas la moindre idée de l’heure à laquelle il reviendra, et que franchement il n’y a pas de raison de s’inquiéter…

Puis, l’instant d’après :

« Putain maman, tu fais chier parfois » !

Sans voix.

Je n’ai même pas dit que je refusais. J’ai peut-être – personne n’est parfait – produit machinalement un léger haussement de sourcil, plus surpris que réprobateur d’ailleurs à l’annonce tonitruante de sa prétendue projection vespérale… Bon sang, si la génération émoticône n’est pas fichue lire subtilement les variations infimes des expressions faciales, quelles nouveautés proposera le futur iPhone 16PlusMieux ? Je n’ai pas émis un son. Juste regardé ses yeux au moment où ils ont enfin osé se poser sur les miens. Je n’ai rien dit vraiment, pas pipé un mot, rien, nada, niks, pas même un « non », un « pas question » ou un « ça va pas la tête, tu n’as que quinze ans »… pas davantage un « peut-être » ou un « oui, mais… » : juste une respiration profonde avant qu’il ouvre la bouche, un regard soutenu pendant qu’il me faisait sa grande déclaration d’indépendance (qu’il voie que je l’écoute), un léger relèvement de mon sourcil gauche dans le silence qui suit et pfuit, sa remarque qui fuse. « Je fais chier ». Je fais chier ? Je ? Chier ? Moi ? Et un « Putain » pour lancer les hostilités ! Mais qui l’a élevé ce gamin ?

Donc monsieur annonce son projet (pardon, m’informe de sa décision de) sortie, réplique à mon silence par une sortie d’un tout autre genre (cet enfant a tout compris de la correspondance romantique sans même le savoir) et il se barre. Point. Barre.

Voilà.

Facile, efficace, responsable, tout ça quoi ! Du grand art d’adolescent à peine pubère incapable d’émettre une requête argumentée. Non, non « soyons dramatique et imposons-nous par la force d’une bonne décision unilatérale comme on les aime ». Et avec la porte qui claque j’entends l’ultime réplique tonitruante de l’acteur qui doit marquer les esprits avant de quitter la scène « De toute façon, je fais ce que je veux, on est en démocratie, merde ! ».

*

En démocratie… Nous y voilà. Petit poussin déclare péremptoire et dictatorial qu’il est en démocratie et que donc, si je fais correctement le lien, il peut faire ce qu’il veut (il est interdit d’interdire, sous les pavés la plage et tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise, tout ça…).

Bien… Comment dire ? Comment lui dire…

Parce que chouchou adoré… tu vois, la démocratie, ça mériterait peut-être une petite piqûre de rappel… déjà dans Démocratie, y a démos, « démos = le peuple », donc tout le monde en fait, dans la famille pas juste ta petite personne… Comment ça « Démos comme dans démagogie ? », oui, oui, aussi… Et en même temps c’est autre chose parce que c’est suivi de -cratie, et ça, -cratie, c’est mieux que -gogie, parce que -cratie ça n’a pas donné crasse, hein, non, non, -cratie c’est -kratôs, le pouvoir. Le pouvoir au peuple. Tandis que démagogie c’est -ago, « conduire »… Donc en gros le démagogue c’est celui qui conduit le peuple, le gardien du troupeau, le grand manipulateur, celui qui prend ses électeurs pour des moutons… Un peu comme… Comment ça, comme moi ? Oui, bon, peut-être un peu comme moi avec tes frères et toi, c’est possible, et encore, comme moi avant, quand vous étiez petits et que vous ne m’envoyiez pas balader comme un vieux walkman. M’enfin, en même temps, ce n’est pas pareil, moi, je suis comme…, allez, on va dire comme un despote éclairé, quoi. Je sais ce qui est bon pour vous, et je vous connais, et je veux votre bien plus que le mien.

Et quand bien même nous serions vraiment en démocratie, pas dans une lutte de pouvoir qui n’a rien d’une lutte de classe mais tout d’un cas d’école, sache petit cœur que ta démocratie évoquée à bien mauvais escient, tu peux te la carrer dans l’os. Attends un an ou deux et avec un peu de chance un professeur d’économie tenant d’une gauche sympathique et vaguement communiste t’expliquera que le vrai pouvoir, c’est l’argent, que les élections, les gouvernements tout ça, c’est pour occuper les esprits et donner à chacun l’illusion du choix, mais qu’en fait, si on prend le problème sous l’angle monétaire on observe vite que le capitalisme est un système qui tend à établir sa propre gouvernance et qui assure son profit à partir de l’exploitation des plus faibles. Le pouvoir appartient à celui qui tient la bourse et fait plier les dirigeants démocratiquement élus. Et l’argent, dis-moi, tu comptes le gagner comment pour financer ta petite sauterie ?

Tu vois, mon grand amour, mon fils adoré, tu veux le pouvoir ? Tu l’as. Bienvenue dans ta « démocratie » que tu entends régenter d’une main de fer mal assurée. Parce que mon cœur, moi, je ne te comprends plus. Je ne sais plus qui tu es : tes coups de gueule, tes éclats de voix, ta façon de tout vouloir réguler. Et tu t’affirmes en dépit de ce que je sais de toi. Tu faisais partie de mon petit peuple, et tu deviens un mystère. Me taire pour – démagogiquement, nous y voilà – te plaire ? Me taire pour – symboliquement – te résister ? Hurler ? Laisser passer, gronder ?

Mais qui dirige qui, dis-moi ? Je n’ai rien dit tu vois, je ne t’ai pas répondu. Je garde tout par-devers toi. Débrouille-toi maintenant avec ton pouvoir naissant ! Ta sortie. Tes amis, et tes « fais chier, maman ». Je n’ai rien dit, mon grand ! Je me suis tue. Enfin pas vraiment tue, disons plus simplement que tu ne m’as pas laissé parler. Soit. C’est de ton âge. Ça me va. Mais ne prétends pas savoir ce que pensent en silence ceux qui n’ont pas voté pour toi ! Si tu n’avais pas si rapidement dissous l’assemblée, j’aurais pu te dire « oui, trois fois oui, vas-y, fonce ! » Peut-être même que je t’aurais raconté mes jeunes années, mes premières sorties, la force de mes amitiés. J’aurais aussi, qui sait, évoqué mes « boire », mes déboires et mes joies, les surprises et les émois, les premières amours, et la fête, parfois, qui explose dans le cœur et dans la tête. Mais les putschs n’ont que faire des gouvernements précédents, n’est-ce pas ? Je fais chier ? À la bonne heure ! Tu t’émancipes, c’est bien ! Rumine, tempête et fais la gueule, si ça te plaît. En fin de compte, même ça, je connais.

Et pour ce qui me concerne, je vais aller me servir un verre de vin, replier ma valise à souvenirs et saluer, dans le fauteuil du salon, la réussite de mon éducation. Parce que tu ne le sauras jamais, mais ta petite révolution me fait chaud au cœur. Et tant pis (tant mieux, qui sait) si, dans ta nouvelle administration d’état tu ne me connais pas, moi, si bien que ça. Ne pas connaître son peuple, c’est de bonne guerre, il faut l’avouer, quand on s’institue « démocratiquement » général des armées !

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