Des chiffres et des lettres

Daniel Simon,

Castro était mort, on promenait son corps un peu partout dans le monde d’effigies en cultes désolants, les orphelins pleuraient, les oisifs se lamentaient, les touristes regrettaient déjà le temps des corps bon marché parfumés de mojitos et les Cubains faisaient leurs comptes.

Des fleuves de paroles surnageaient quelques chiffres flottés, comme les traces d’un naufrage ancien. Des chiffres de toutes sortes, des nombres, des statistiques, des pourcentages, des flux et des portions, mais des chiffres sans cesse. Le réel remonte toujours sous la forme de chiffres, les mots sont les ombres portées des nombres dispersés.

Castro était mort et le monde n’avait plus rien à dire, l’affaire était jouée depuis longtemps, les phrases assenées à l’occasion des discours hebdomadaires du líder máximo étaient vides et lasses d’elles-mêmes. Quand un chiffre pointait le nez, le peuple grognait, applaudissait et riait de tant de naïveté. Les mots ne comptaient plus depuis longtemps, ils le savaient, nous le savions, quelques innocents aux mains vides pensaient encore le contraire mais la puissance des nombres allait bientôt les balayer.

Castro était mort, et les secrets de son règne explosaient çà et là comme autant de mines antipersonnel qu’il aurait semées avec une précision d’horloger. Nous connaissions la puissance du torero, nous découvrions maintenant ses mensurations.

Mon père est mort, et des carnets de tous formats encombrent son bureau. C’est dans ces calepins anodins que son histoire se cache. J’ouvre et je lis, les uns après les autres les agendas et les blocs-notes : des mots pour commenter la météo, des nuages et de la pluie, du tonnerre et des accalmies, du froid et du redoux, des surprises et des évidences, le climat se déploie sur vingt ans de distance, je plonge et je lis la température de la planète, je pointe les premiers signes de réchauffement mais je n’entends que du vide, une musique de leurre… Les mots se suivent en se répétant, les variations ne sont pas infinies entre nuages et bourrasques et l’antienne masque autre chose, un code, une logique, un destin ?

Non. Ce sont les chiffres qui intriguent, les colonnes de chiffres renvoyant à d’autres chiffres. C’est dans cette théorie de nombres que mon père se livre, ce sont les allées de son règne que je lis sans comprendre… Son silence sépulcral est déjà inscrit dans le brouillage des nombres sans histoire. Il a tenté des haïkus de nuages et de brume, mais il excellait dans les alexandrins de placements, d’actions et d’obligations. Un poète décadent, mais à la verve certaine !

Qu’est-ce que ça voulait dire, cet héritage ? Qu’est-ce que c’était, cet argent sorti de l’oreille du mort ? Qu’est-ce qui explosait dans la lecture des chiffres, des milliers de chiffres à la place d’une lettre, une seule aurait suffi, mais non, ce n’était que nombres, codes, monnaies nationales, retraits et subterfuges. Toute cette gabegie financière, cet entrelacs de mensonges et de dérobades, c’était la vie de mon père, une déroute dorée qui me jetait dans l’état du complice.

Les banques étaient son seul secours. Il est mort, l’affaire est faite, tournons la page et aimons les femmes du présent ! Facile à dire. Les banques ne portent jamais le deuil, elles accueillent la mollesse des familles, la trahison des associés et les rêves d’avenir. Elles sont les duègnes d’aujourd’hui qui traitent l’intimité des autres comme une banale histoire et jamais ne se laissent approcher. Il aimait ces rapports comme on aime la violence des stades. C’est dans ces imbroglios de rentes et d’impôts dérobés qu’il se sentait libre, vengeur, heureux presque. Et c’est dans cette arène-là qu’il nous a livrés.

Le temps a passé et les taux ont monté. Chaque semaine nous apprend de nouveaux trucages, chaque mois révèle des stratégies de bric et de broc qui ne convaincraient pas un enfant. Mais les banques sont vertueuses, elles rendent gloire aux clients actifs, elles protègent les investisseurs bricoleurs et elles dédaignent les épargnants crédules. Ce sont eux qu’il faut traquer et convertir aux audaces boursières. Mon père était un bretteur sans talent, mais qui savait pointer là où les risques se dégonflaient. Il frappait alors que la bête était encore debout, mais déjà engourdie par les estocades des rachats et des ventes forcées.

À fréquenter des inconnus, très vite on leur cherche des signes d’éventuelle connivence, car il faut bien vivre… Les banques avaient aussi leurs habitudes sans logique, elles se posaient dans des discours que le vent tournait à l’instant. Le corps du père s’était lentement dissipé dans le lissage de tous ses comptes. Il avait rejoint maintenant des espaces paisibles où fortune et faillite sont les mêmes échos d’une fête ancienne. La douleur du dollar s’était dissipée, demeurait l’énigme des nuages dans ses carnets bon marché…

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