Évocation anthume d’un certain D.T.

Éléphant politique dont le sexe et

La trompe gavent un public

Conquis d’avance…

Le Covent Center d’Athens (Georgia) est bondé pour accueillir la vedette du jour : Dumbo Tramp venu tel qu’en lui-même — c’est-à-dire en représentation — et annonçant d’emblée le ton de sa campagne.

— Je suis ici pour vaincre, pour vous faire vaincre. À vous de m’en donner les armes !

Et l’assistance d’applaudir à tout rompre, tandis qu’en haut de l’estrade, lui prend plaisir à reproduire la gestuelle de feu Benito Mussolini, un de ces tribuns comme il les aime et les respecte, tout en étant conscient que son gabarit de colosse septuagénaire lui permet d’y aller plus fort encore.

À vrai dire, ayant la fibre plus cinématographique qu’historique, D.T. s’inspire surtout de la façon dont des acteurs tels que Jack Oakie et George C. Scott ont incarné le chef fasciste. Mais des hochements de tête à cette façon d’avancer outrageusement les lèvres et de rouler des yeux, et de haranguer la foule ventre en avant, pouces passés à la ceinture, tout y est, à s’y méprendre !

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Dès la première salve, Dumbo a fait très fort et pas dans la dentelle.

— Si on veut me taquiner, c’est tout simple, j’explose l’autre ! Celui, celle qui me cherche n’a franchement aucune chance de s’en tirer : je le descends ou je la crève !

Et, les poings sur les hanches, après un large sourire panoramique :

— Ça vaut pour cette charogne de Smiley Cuntown ! Grossière, vulgaire, stupide comme pas deux et tricheuse jusqu’à l’os ! J’en fais le serment devant vous : dès que je suis élu, elle vole en taule ! Qu’elle finisse d’y pourrir en pissant son sang par tous les orifices !

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Se prénommer Dumbo, tel l’éléphant de Walt Disney ! La trace d’une adoration d’enfance de sa mère explique sans doute ce choix bien américain, à moins d’y voir l’un des rarissimes traits d’humour d’un père habituellement aussi sérieux que ses affaires.

N’empêche, quelle chance insigne pour celui qui se présente à présent comme le champion incontournable du Parti républicain, dont ce pachyderme fait précisément office de mascotte !

Ainsi se forgerait bien en sourdine un mythe de la prédestination que le candidat se plaît à cultiver. Dumbo Tramp, homme providentiel de toute éternité !

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Tel un chœur antique, les membres de sa petite et célèbre famille sont venus le rejoindre, ils font rang derrière lui qui pérore, qui gesticule, qui félicite et profère différentes menaces. De ses proches silencieux, attentifs et comme en adoration glacée, la plus visible est son épouse de longue date, la toujours séduisante et si élégante Kandika, ex-top model et superbe Russe blanche dont le diadème étincelant semble déjà la désigner comme première dame de la Confédération.

Elle observe le dos massif de son époux, les mouvements de ses bras qu’il lève soudain au ciel en ses imprécations tant aux hommes en chaleur qu’aux dieux invisibles, et tente de lui jeter des regards chargés d’amour et d’émotion.

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Chœur antique et aussi garde prétorienne, forces d’élite en réserve de la présidence annoncée : la kyrielle d’enfants Tramp et leurs pièces rapportées, comme il se plaît à persifler. Des terreurs et pasionarias des affaires, des tueuses, des tueurs tels que les veut le patriarche. Encore qu’ils et elles aient la rigueur de papes et papesses. Âpres à la tâche autant qu’au gain. Mais capables de sourire, de convaincre et de séduire, sans cependant se départir d’une réserve rassurante et de bon ton.

Pas question, donc, de se laisser aller aux fastueux débordements et provocations de Dad Dumbo, avec attaques frontales en guise d’esquives. Et c’est si drôle, leur proclame-t-il souvent : « Dans notre belle famille, c’est moi l’ancêtre qui fais l’adolescent et vous, gendres et brus, mes femmes et mes garçons, qui veillez au grain ! Vous qui, par votre présence si conforme aux attentes, m’accordez malgré moi un vernis de respectabilité ! J’aime ça, mes chéries et chéris, de vous savoir ma jouvence autant que la permanence ! »

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Cérémonial essentiel de ce Reality Hot Show, comme dit plaisamment Dumbo, on a installé une urne au beau milieu de la scène. Ample urne dorée où il s’agit de puiser, plutôt que de déposer des votes. Une urne où cérémonieusement, le fringant candidat va pêcher des bulletins issus de ses supporters. Autant de suggestions qui vont être intégrées au programme du futur président et commentées par ses soins.

La première de ces propositions parlant d’ailleurs d’elle-même, dans sa stupéfiante simplicité technologique. Puisqu’il s’agit de compenser la disparition des abeilles et autres insectes par la mise en ligne systématique de drones miniatures, chargés de fertiliser les champs et de garantir ainsi une imparable puissance agricole à long terme.

Un pouce levé et avec un grand clin d’œil, Dumbo approuve :

— Enfoncés, les climatosceptiques !

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Kandika revit cette conversation récente où il s’est adressé à elle ainsi qu’à, voire à une employée. Cette fois où il l’a plus qu’humiliée en lui reprochant le coup fourré de Cleveland, devant la Convention républicaine au grand complet, où elle a fait fort, faut le dire, avec son copier-coller d’un discours de la femme à Barock Obamo.

— Non mais, tut te rends compte ? Ce qu’on a pensé de moi, ce qu’on a pensé de toi ? Une connasse qui reprend mots pour mot des passages du discours de cette autre. Un discours de 2012, lors de la Convention désignant ce péquenot de jeune sénateur comme candidat du Parti démocrate – celui des Ânes ! – à la présidentielle !

Et toi, tu vaux pas mieux ! Tu te rends compte ? Piquer les mots de cette souillon ! Ma parole, si tu refais ce coup-là, faudra que je pense à changer mon casting.

Puis, se dandinant, très fier de lui et de sa menace :

— Au fait, ce serait pas si bête de me coller avec une noire, pourvu qu’elle soit bien apprise. Ma Négrita, comme on dira, qui sera folle de moi et montrera l’exemple. D’ailleurs, j’ai toujours entretenu de très bons rapports avec les femmes noires, pourvu qu’elles s’occupent pas trop de politique… Tu te rends compte, je deviendrais du jour au lendemain un tout grand président afro-américain !

Avant de porter l’estocade finale sur un ton presque tendre :

— Tu le sais, Kandi, pas difficile pour moi de les attirer, les fines mouches dans ton genre, et autrement qu’avec du vinaigre ! Suffit de tendre la main, de vous prendre par là-dessous, et vous miaulez mieux qu’au milieu d’une nuit de pleine lune ! Je fais la chatte, je fais la mite, je fais la chattemite !

Kandika, désemparée, ne sait trop si son seigneur et maître plaisante lourdement comme à son habitude ou bien s’il l’aimerait moins tout à coup. Elle est pourtant si jolie avec ses yeux félins, ses yeux vert d’eau, cambrée comme elle l’est dans ce tailleur immaculé à col officier, serrant de ses doigts croisés son sac à main aux couleurs de la Confédération. Un sac dont peu savent qu’il contient un modèle miniature du revolver Makerov : cadeau lui remis personnellement au Kremlin par leur ami Putin lors de la réception de la semaine dernière.

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En ce qui concerne le cas d’Irina Whore, jeune peintre impertinente ayant cru malin d’exhiber une toile représentant Dumbo Tramp dans le plus simple et décevant appareil, l’ayant pour l’occasion doté d’un micropénis, c’est dans les rires et les vivats que l’unanimité s’est immédiatement faite pour, dès après l’élection, mettre la donzelle devant ce choix réaliste : soit se faire coller un procès aux fesses – lequel la laisserait sur la paille pour plusieurs vies de suite -, soit se prêter à un moulage de son intimité que le facétieux Dumbo, investi du copyright, s’emploierait à exposer en vitrine d’un des salons d’accueil de sa fameuse Tramp Tower, avec « Pétard mouillé » pour intitulé évocateur.

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Dumbo, l’éléphant volant ! Ses détracteurs, qui ne perdraient rien pour attendre, ne se sont évidemment pas privés de lui donner de l’éléphant voleur, a fortiori lorsqu’ont été révélées ses techniques de contournement du fisc durant dix-sept années de suite. Ni ce surnom, ni celui de Tricky Tramp ne déstabilisent toutefois pas le présidentiable, bien au contraire ! Car s’il a évité une faillite colossale en se jouant des impôts sur la fortune, c’était du fait de son intelligence, qualifiable de supérieure.

— Et tiens, s’emporte-t-il soudain, séduit par cette idée qui vient de germer en son esprit brillant, vous n’avez qu’à voter pour moi ! Pensez donc, le peuple de mes fidèles exempté d’impôts, comme ça ! D’un claquement de doigts ! Damn it, c’est d’un poilant !

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Il se fait que dans la touffeur du lieu, quelqu’un vient de s’évanouir. Tout de suite, des supporters aux T-shirts marqués D.T. l’entourent, tout en se servant de leurs panonceaux aux couleurs de l’éléphant pour l’éventer, la victime de la transe collective.

D’un peu loin d’ailleurs, on pourrait croire qu’ils sont en train de tabasser quelque pâle ou plus sombre opposant à leur star adulée, quitte à le laisser pour mort sur le sol goudronné.

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Pauvre, pôvre Marquis, son blondinet de rejeton qui figure à la gauche de la scène — à la droite de son père, tel son successeur tout désigné — en ne sachant où se mettre ni quelle contenance prendre. Donnant à penser qu’il n’a pas assez dormi que cette foule l’effraie. Ou qu’il doit faire pipi ?

Au fait, ce serait bien la vraie raison de tant de fébrilité, de tant de gestes désordonnées. Et aussi une façon d’apprendre par la pratique une des bonnes leçons du père, lui qui ne manque pas de marteler avec son bon sens coutumier : « En politique, faut tenir le coup, tous les coups ! Le secret du succès appartient à celui qui baise l’autre en premier, bien sûr, mais aussi et surtout qui est le plus long à se retenir de pisser ! »

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Interrompant un développement sur le thème de l’inévitable unité républicaine (« Mes slogans sont les vôtres, où je me reconnais et qui nous réunissent ! »), D.T., qui se veut maître de situations d’urgence, a ordonné que lui soit amenée la personne qui vient de faire un malaise. Qu’on l’étende sur la scène, qu’il juge de son état.

Aussitôt dit, aussitôt fait, il s’agenouille près d’un homme débraillé dont tout le monde peut constater qu’il s’agit d’un Hispano ou bien d’un Afro-américain. Alors, tombant la veste et retroussant ses manches, sans souci de poisser son complet bleu nuit, Dumbo se met en devoir de faire la respiration artificielle au pauvre type, assortie d’un semblant de massage cardiaque. Et bientôt, prodige ou pur hasard, voici que l’individu se met à remuer un rien !

Et Tramp, se relevant d’une remarquable détente pour ses soixante-dix ans, annonce, savourant sa prouesse :

— Ainsi donc, votre futur Président ne craint pas de se mouiller si nécessaire. Quitte à faire le bouche-à-bouche à un gars comme ça. Vous savez pourtant que je suis pas une fiote !

Et le public d’exulter à cette boutade : c’est de bonne guerre, semble-t-on dire, d’excellente guerre électorale…

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Coïncidence ? L’enthousiasme créé par l’interlude de l’hispano-negro se prolonge par l’annonce d’un challenge richement doté, avec pour titre d’appel « Je suis le meilleur hispano de chez vous ». Soit la recherche d’un immigré pour tout dire exemplaire, qui ne soit ni trafiquant, ni violeur ou voleur.

Difficile à trouver ? Pas tant que ça, assure Tramp qui promet à l’heureux élu — la sélection finale étant soumise à l’arbitrage du peuple de ses sympathisants — un logement décent et un boulot sérieux jusqu’à la fin de ses jours !

— Travailler dur, il n’y a que ça pour leur faire comprendre ce que c’est vu de chez nous, le paradis sur terre !

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Ah ça, le Ciel et l’histoire familiale ont bien fait les choses, en décernant le nom de Tramp à notre homme ! Tramp, Vagabond à l’image de ces victimes de la crise de 1933, talonnées par la faim, qui sillonnaient la Confédération à la recherche souvent vaine de travail et d’une autre vie.

Et lui, le richissime D.T., tout le contraire d’un crève-la-faim, entretient ainsi une secrète connivence avec les laissés pour compte, qui se reconnaissent en lui sans trop comprendre pourquoi.

Bien qu’il s’en explique :

— Pour moi, le mot Confédération égale C.F.D.R ! Eh ! C’est le rappel d’un de mes mots d’ordre magiques : Ce qu’il faut détruire pour renaître.

Oui mais, détruire n’est pas assez, et je vais plus loin. Rien qu’avec vous, main dans la main ! Ce que nous allons faire demain : changer le nom de ce pays de merde, qu’il s’agit de transformer ! Rebaptiser la Confédération, qui désormais devient La Société de tous : la mienne, la vôtre, dont nous serons tous cadres et managers, tous actionnaires ! Marque déposée, les amis ! L’affaire internationale qui marche, La Société qui roule ! À responsabilité illimitée, que j’assumerai de bout en bout !

À nous les dividendes, je prends les paris !

*

En bouquet final, le bon peuple d’Athens se voit offrir une seconde preuve que le patronyme Tramp ouvre des horizons aussi inattendus que rayonnants.

Misant sur le fait que le Charlot de Chaplin se voulait lui-même tramp sans pour autant négliger le rôle de tombeur de délicieuses jeunes femmes, c’est par un énorme clin d’œil aux Temps Modernes que le Reality Hot Show du jour boucle la boucle, prenant à contre-pied le souvenir subliminal de cette scène célébrissime où le vagabond et son élue s’éloignent bravement sur une route large et longue, comme aimantés par un destin plein de promesses.

Ce qui vaut à Dumbo et à sa Kandika une séquence où surgis du bout de l’horizon, ils se rapprochent lentement en s’enlaçant ou presque, enamourés vraiment et guignant le public avec force sourires de star et de starlette, pour, en bout de travelling, conquête irrépressible, occuper tout l’écran de leurs visages surdimensionnés.

Au dernier moment, la voix de Dumbo scande un de ses meilleurs slogans – Grâce à vos prières, je serai le meilleur président que Dieu ait jamais créé ! – en même temps que se développent les chants de l’Incensory Choir, groupe vocal venu tout spécialement de son fief mormon de l’Utah pour rendre hommage et grâce au futur timonier. Et quand les harmonies de In Judah Land, quand les trilles de For the Beauty of the Earth partent à la conquête des nues, le rêve est à son comble.

*

« Je pourrais m’installer au milieu de la 5e Avenue à New York 

et tirer sur les gens, je ne perdrais aucun électeur. »

Donald Trump en campagne, 2016

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