Le store s’abat toujours d’un seul coup, privant la pièce de lumière, la renvoyant à ses dimensions ridicules. Je sais que je n’ai pas intérêt à le relever, ce qui suit peut être moche. Clac ! Les ténèbres. Pour la énième fois, mon père m’ordonne d’arrêter de jouer avec le store. Il grogne et s’en va rejoindre ma mère dans la chambre. Certains soirs, ça dure plus longtemps en face – la musique, les voix, la vie. Je veux voir, assister au spectacle. Ça me démange. Ça me gratte de savoir. J’attends que mes parents soient endormis pour braver l’interdit, pour écarter les lattes métalliques et observer. Je dois éviter de faire du bruit en manipulant le store. Il ne faut surtout pas réveiller mon père. L’appartement ne compte que deux pièces en enfilade séparées par une porte vermoulue impossible à fermer correctement. Je dors dans le séjour qui sert à la fois de salon et de cuisine. Je partage le vieux canapé-lit avec mon petit frère ; j’ai dix-huit ans, il en a quatre. Mes parents m’ont eu alors qu’ils étaient encore très jeunes. Puis ils ont fait une pause avant d’essayer de relancer leur couple avec un deuxième gamin. Je suis l’aîné, le grand, le responsable, celui qu’on accuse de tout. Je dois montrer l’exemple pour le store, ce que je fais très mal. La taille de notre habitation m’étouffe. On entend les prouesses sexuelles des parents dans la chambre. Mon petit frère ne comprend pas. Moi, j’imagine parfaitement ce qui se cache derrière chaque cri. Si peu d’amour, si peu de tendresse. C’est peut-être à cause de ce qui s’est passé en face. La colère, la douleur. Vivre avec ça sous notre fenêtre.

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La nuit, quand mon petit frère n’arrive pas à dormir, je le prends dans mes bras et je lui raconte cette époque merveilleuse. Je lui dis que le passé est un îlot sous le soleil. Il me regarde avec ses grands yeux et il me sourit. Il est si beau, d’une naïveté tellement désarmante. Il est ma promesse pour demain. Je lui raconte les jours fabuleux. Il n’y avait pas de store avant. On pouvait regarder en face tant qu’on voulait. La vue était attrayante. Des bâtiments à l’abandon, entourés d’herbes folles, envahis d’arbres et de buissons essayant de reprendre le dessus sur la brique et le béton. Un ancien complexe industriel. D’abord isolé dans la banlieue, il avait finalement été rattrapé par l’urbanisation pour se retrouver encerclé par des habitations, des centaines de vies anonymes. Aucun habitant de l’îlot n’avait accès au centre, ni à la vieille usine ni à ses abords verdoyants. À l’arrière, les maisons disposaient au mieux d’une courette venant buter sur un haut mur. L’île de briques et de végétation était inaccessible, seulement visible depuis les fenêtres, les rares balcons, les toits plats aménagés en terrasses aussi inconfortables que dangereuses. Un morceau de passé, des bâtiments assoupis, abandonnés des hommes et des machines. Cette friche industrielle reprendrait-elle vie un jour ? Serait-elle vouée à la démolition, pour faire place à un jardin commun, à des immeubles à appartements ? Je ne me posais pas ce genre de questions. La vieille usine était une vision immuable, mon paysage quotidien. C’était surtout mon terrain de jeu favori. Je quittais l’appartement en sautant par la fenêtre, sur le toit plat d’en dessous, je franchissais quelques murs. Puis c’était la récompense : un site gigantesque pour laisser s’évader mes rêves. Mon petit frère était trop petit pour descendre avec moi. Aujourd’hui, il marche, il court, il commence à faire les quatre cents coups. Mais je ne pourrais plus l’emmener jouer dans l’ancien complexe industriel. Ce n’est plus possible.

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Un jour, le chantier a commencé. Mon père a longtemps hésité avant de placer le store. Il attendait la suite, le développement de tout ça. Les travaux de rénovation de la vieille usine ont débuté un lundi soir, avec toutes ces lumières dans l’aile principale, des ombres sur les murs, des silhouettes. Une belle agitation. J’ai observé la petite effervescence une bonne partie de la nuit. Mon père est venu voir lui aussi ; il avait l’air inquiet. Je suis allé me coucher en pensant aux éclats lumineux qui animaient le ventre de l’ancien complexe industriel. Je n’avais jamais rien vu de si étrange. Les jours suivants, tout s’est accéléré. Les hommes travaillaient surtout pendant que j’étais à l’école. Chaque jour était marqué par une avancée du chantier, même minime : pose de câbles électriques, coulage de chapes de béton, abattage de murs… Je prenais ça comme un jeu, je cherchais l’erreur, la modification. Je ne réalisais pas ce qui était en train de se jouer là. Mon père était de plus en plus sombre. Ce qui se passait en face n’était pas bon. Ça non, pas bon du tout, il le répétait en dodelinant de la tête. Puis il y a eu le premier week-end après le début des travaux. C’est là que j’ai compris l’inquiétude de mon père. Impossible de rejoindre le jardin. D’habitude, il me suffisait de sauter par-dessus deux ou trois murs pour rejoindre l’intérieur d’îlot. Mais les ouvriers avaient placé des grilles pour condamner les accès au chantier. Elles étaient très hautes, elles n’offraient pas assez de prises pour les franchir. J’ai longé la barrière, sans trouver aucune faille. J’ai appelé, en vain. J’étais privé de cet immense terrain de jeu.

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Mon petit frère est intrigué par l’immense cheminée qui flanque le bâtiment principal. Je lui avoue que je suis monté au sommet à plusieurs reprises. C’était sans doute dangereux, complètement inconscient, mais je l’ai fait. Dans le conduit, il y avait des échelons en acier fichés dans les parois de briques. Je ne regardais jamais en bas, ce n’était qu’un trou noir. Ce qui me fascinait, c’était le petit carré de lumière tout là-haut. En approchant du sommet, on entendait le vent qui soufflait. Et puis c’était l’instant magique. Une vue magnifique, un 360° sur la ville infinie. Mon père savait très bien que j’allais jouer dans le vieux complexe industriel. Il m’avait salement réprimandé la première fois qu’il m’avait vu remonter. Puis il avait fini par fermer les yeux. C’était avant le store. J’investiguais les lieux tous les week-ends. J’allais de découverte en découverte. Il y avait des salles immenses, des ateliers avec des machines rouillées et incompréhensibles. Ça sentait le vieux papier mouillé et la ferraille. Il y avait aussi des caves, des couloirs souterrains, des boyaux noirs dans lesquels je m’engouffrais aveugle, avançant vaille que vaille, jusqu’à ce que la lumière jaillisse au bout du tunnel. Je passais des heures solitaires, des heures merveilleuses. Mon petit frère aurait adoré. Je lui aurais tout expliqué, je lui aurais ouvert la voie. Je l’aurais pris sur mon dos pour aller visiter les grands bâtiments, pour descendre au fond des caves et monter au sommet de cette incroyable cheminée. On n’avait pas de jardin à l’époque, pas plus qu’aujourd’hui. Mais il y avait mieux : la vieille cité industrielle à l’abandon. Je ne parlais pas de ça à l’école. On ne m’aurait pas cru de toute manière. Les autres n’en avaient que pour le foot, le basket, les filles qui venaient les voir jouer. Moi, je pensais aux découvertes qui m’attendaient pendant le week-end. Je n’ai jamais compris pourquoi les autres jeunes de l’îlot ne venaient pas se perdre sur le site. Peut-être qu’il y avait trop de murs à franchir ? Peut-être qu’il y avait déjà des stores accrochés à leurs fenêtres ? Ou alors avaient-ils simplement peur d’être libres ? Ça a duré deux ans. Une époque formidable. D’où ma détresse quand le chantier a commencé. D’où ma tristesse quand mon père a placé le store.

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Ceux d’en face ont transformé la vieille usine en lofts, les abords en jardin. Ils doivent avoir pas mal d’argent. Ils vivent dans des espaces énormes, alors que nous, comme tous ceux de l’îlot, on doit se contenter de petites pièces obscures. Mais ce qu’on voit en écartant les lattes du store est trompeur. Ce qu’on entend résonner dans le jardin aussi, même si la musique est belle, même si les rires sont chaleureux, même si les bougies et les braseros scintillent comme mille jours de fête. Ils vivent en vase clos, repliés sur eux-mêmes. Ils sont arrivés par vagues. Il y a d’abord eu un couple d’hommes. Un vieux gros et un plus jeune qui marchait comme une femme en talons hauts. Ils se sont installés dans une partie de l’aile principale. Ils étaient discrets. Ils n’allaient jamais dans le jardin. Parfois, ils recevaient d’autres hommes ; ils traversaient la pelouse avec des bouteilles de vin et des sacs de provisions, lâchant quelques rires dans la nuit noire qui tombait sur l’ancien complexe industriel. Deux ou trois mois se sont écoulés de la sorte. Puis une famille est venue occuper l’étage de la grande aile. Un couple, la cinquantaine, avec des jumeaux, des gars de vingt ans qui, eux non plus, ne descendaient jamais dans le jardin. Des pourris gâtés. Un tel espace à leur disposition et ils s’en moquaient complètement. En réalité, ils n’étaient pas souvent là. Ils avaient probablement des tas d’activités loin d’ici, dans les beaux quartiers, avec des jeunes comme eux. Ils ne m’ont jamais vu à la fenêtre, ils ne regardaient que leur propre vie. Puis, il y a encore eu quelques vagues. Le vieux complexe industriel se remplissait. Sa famille est arrivée la dernière. La famille de cette fille. Je l’ai vue immédiatement. Mon petit frère apprendra ça lui aussi, plus tard : l’évidence, c’est une chose contre laquelle on ne peut pas lutter. Ils se sont installés dans l’aile qui se trouve juste en face de chez nous, là où il y a ces grandes baies vitrées. Pas de rideaux, pas de stores. On pouvait voir leur vie comme sur un écran de télévision. Et elle, évoluant de pièce en pièce, belle, mystérieuse, inaccessible dans son cocon luxueux. Mon père n’a pas supporté ce choc entre deux mondes, entre deux modes de vie. Clac ! Le store s’est abattu sur mes projets d’amourette. Le store m’a rendu fou, il m’a empêché de voir cette fille, il a tué mes envies de mélange.

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Cette fille me plaisait vraiment bien. Elle me plaît toujours d’ailleurs. Mais avec le store, ce n’est plus aussi simple. Elle ne va pas à la même école que moi. En face, ils vont dans d’autres établissements, hors du quartier, là où il y a de la verdure partout, pas seulement au cœur des îlots, mais aussi le long des avenues, devant les maisons, là où il y a des parcs immenses, des jardins si nombreux qu’on ne sait quoi en faire. Elle est un peu plus âgée que moi. Elle me prend sans doute pour un gamin. Elle est un brin arrogante. Elle a probablement la vie trop facile, aucun besoin de se rebeller, de se battre. Mon petit frère continue de sourire. Je ne sais pas s’il comprend tout ce que je lui dis. Il aime surtout que je lui raconte des histoires. On est d’accord là-dessus. Je pourrais lui parler pendant des heures, de n’importe quoi, du moment que ses yeux s’illuminent. J’ai un secret à lui confier. Je lui fais promettre de ne rien dire à personne. Un soir, j’ai rejoint la fille dans le jardin. Mon petit frère dormait, les parents dormaient, tout le monde dormait, même en face. Il y avait eu une fête, puis ils avaient tout rangé. Seule sa chambre était restée éclairée. Cette fenêtre, là, droit devant. J’avais relevé le store. Elle était là. Elle me regardait, j’étais convaincu qu’elle me regardait, même si je ne distinguais pas son visage. La lumière s’est éteinte dans sa chambre. Je suis encore resté un instant à la fenêtre. Tout était calme. J’allais baisser le store quand j’ai aperçu une lueur dans le jardin, une lampe de poche qui balayait la pelouse, puis les murs. La lumière grimpait petit à petit, comme sur une paroi d’escalade, elle montait vers moi. J’ai bientôt été sous les feux du petit projecteur, pris en flagrant délit, voleur d’images – celles de cette fille. On est restés comme ça un moment. Moi, aveuglé par la lampe de poche. Elle, me tenant en joue. Elle a fini par baisser son arme pour éclairer son visage. Elle souriait. D’un bref mouvement de la tête, elle m’a invité à la rejoindre dans le jardin. Je n’y étais plus jamais descendu depuis que ceux d’en face étaient arrivés. Les grilles du chantier avaient été enlevées depuis longtemps, mais il demeurait une espèce de barrière invisible qui me tenait à distance. J’ai sauté sur le toit plat, j’ai franchi quelques murs comme je le faisais avant que le complexe industriel ne soit converti en lofts. Je me suis retrouvé devant elle. Elle sentait bon. Un parfum sublime. On a très peu parlé. On s’est couchés dans l’herbe. On a cherché les étoiles dans le ciel, loin au-dessus du sommet de la cheminée. Elle a déposé un baiser sur mon front. Ça m’a rendu dingue. Je n’en ai presque pas dormi pendant des semaines. Après, elle ne m’a plus jamais invité à la rejoindre dans le jardin. Elle ne regardait plus vers notre fenêtre. Elle avait peut-être reçu des consignes de ses parents. Ou alors le store toujours baissé avait-il fini par la décourager ? Mon père n’était pas dupe. Il sentait que quelque chose me travaillait, et que ce n’était ni des souvenirs de gamin ni un eldorado industriel perdu. Il voyait que je faisais tout pour écarter les lattes du store, pour observer les allées et venues de cette fille.

*

Mon petit frère me demande d’où vient le fer à cheval. Je lui dis que c’est un trophée, ma victoire d’un jour – il en connaîtra lui aussi. J’ai trouvé le fer dans l’ancien complexe industriel. Il y en avait plein d’autres. J’ai ramassé le plus simple, celui qui me paraissait le plus authentique. Il était rouillé. Je l’ai trempé une nuit entière dans du coca pour le nettoyer. Le résultat n’est pas trop mal. Je l’ai placé au-dessus du canapé-lit, parce qu’on dit qu’un fer à cheval éloigne les mauvais esprits de la maison. On raconte qu’il faut mettre les deux extrémités vers le haut, pour que le bonheur ne tombe pas. Ça fait rire mon petit frère, que le bonheur puisse tomber. C’est pourtant la vérité. J’ai vécu ça avec la vieille usine, avec cette fille. Mais, pour mon petit frère, ce n’est pas pour tout de suite. Il doit profiter des années tendres, il doit trouver son propre îlot, ici ou ailleurs. Il ne comprend pas pourquoi on ne peut pas aller dans le jardin, ni dans les grands bâtiments qu’on voit par la fenêtre quand on remonte le store. Je lui dis que les gens restent entre eux. Parce qu’ils pensent avoir des idées et des projets communs, parce qu’ils ont peur. Ceux d’en face ne savent pas ce qui se passe de ce côté du store, même pas elle. Parfois, j’ai envie d’aller leur dire que j’étais là avant eux, que je connais les lieux par cœur, que ce n’est pas parce qu’ils ont rejointoyé les murs et coulé quelques chapes de béton qu’ils pourront s’approprier l’âme du vieux site industriel. Quand mon petit frère me demande si on ira un jour au sommet de la cheminée pour voir la ville tous les deux, mes yeux se mettent à piquer. Je me reprends et je lui dis que c’est certain, on montera là-haut. Il pourra tendre les mains vers les nuages, il pourra les toucher. Je le serre dans mes bras. Tout est possible, tout est simple quand on prend de la hauteur.

*

Aujourd’hui, c’est le grand truc en face. Il doit bien y avoir cent personnes dans le jardin. La musique résonne dans tout l’îlot. Les parents ne sont pas encore rentrés. J’ai relevé complètement le store et ouvert la fenêtre. Personne ne nous voit. Je me demande à quoi on peut bien ressembler vus d’en face. Deux frères. Un grand, déjà pas mal désillusionné. Un petit, émerveillé par cette fête, par les lampions et la fumée des barbecues. La fille est là, avec sa famille, avec des amis. Elle ne lève pas les yeux vers moi. C’est peut-être mieux comme ça. Je n’ai plus rien à espérer de cet intérieur d’îlot, je le regarde de haut en serrant les dents. Je repense à la première fois, quand je suis entré dans l’aile principale, quand j’ai découvert l’immensité des lieux, quand je me suis perdu dans les entrailles de l’ancien complexe industriel, quand je suis monté respirer à pleins poumons au sommet de la cheminée. Je repense à cette soirée magique. Cette fille et moi étendus dans l’herbe, main dans la main, les yeux pleins d’étoiles. Son parfum. Son baiser sur mon front. Et soudain… Clac ! Les ténèbres. Les parents sont de retour. Mon père se tient derrière nous. Mon petit frère file entre ses jambes pour aller se réfugier dans le canapé-lit. Je me retourne pour recevoir l’addition. Je sais que rien n’est grave, je sais qu’hier restera fabuleux.

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