1952. Le Belge Stan Ockers se bat bien mais Coppi est plus fort. Trente-neuvième Tour de France.

Un mois avant, mes parents baisaient. Ou faisaient l’amour, je ne sais pas.

Ils sont assis devant la radio, en train de s’embrasser, ils écoutent le Tour. Il fait chaud, très chaud. Ils sont jeunes mariés. La guerre est finie. Ça reprend, c’est dur encore mais ça reprend. Le plaisir devrait être de la partie cet été.

Les hirondelles volent bas, l’orage approche, l’étape est terrible. Ils souffrent, ces hommes en danseuses. Il y en a deux qui ont vacillé sur leur bécane en fin de journée. Ils sont repartis, les Belges attaquent sans arrêt, Coppi se lance.

Ça mord à pleines dents une selle brûlante, ça déchire chaque instant de chair, ça vrille, ça lance et les jambes se plombent à chaque tour de pédale, ça tue un homme.

On leur donne des bidons en passant, des spectateurs les arrosent en scandant leur nom, des héros, des vrais, de ceux qu’il aurait fallu dix ans avant.

Mon père adore le Tour, la voix de Chapatte qui s’emballe, l’accent des coureurs, le halètement qu’on entend entre les réponses. Il attend l’été rien que pour ça, le Tour. Il déteste la chaleur, ça lui rappelle l’école qu’il dit souvent, les examens de juin, les angoisses. Mais avec le Tour, on a l’été au frais, dans la cuisine, il y a une radio, la porte donne sur le jardin et les volets sont entrouverts. On distingue toute cette chaleur qui flotte sur la terrasse, l’aboiement des chiens au loin et les étapes qui tombent chaque jour, comme un événement national. Le Tour passe en Belgique, on est fiers, ça nous donne des airs de grandeur.

Le soir, ils s’en donnent à cœur joie, le Tour les excite, pas d’argent pour des vacances, mais l’amour après l’étape, c’est grandiose. Ils restent au lit en écoutant les variétés et les informations les recouvrent, endormis.

Aujourd’hui, des nouvelles d’URSS, Staline semble de plus en plus calcifié, la bataille de Nassam en Indochine annonce Diên-Biên-Phu, la Corée s’enlise.

Ma mère est fatiguée de ces séances amoureuses avant et après chaque étape. Elle boude le désir de mon père quelques heures, façon de lui rappeler qu’il n’y a pas que le vélo.

Révolution. Ils achètent une télévision. Les étapes du Tour sont relayées pour la première fois chaque soir. On les voit, on les écoute, on les admire, on les aime. Ma mère se dit que c’est une bonne chose, cette télévision. C’est pas comme la radio, on est obligés de rester tranquilles. Elle retourne dans sa cuisine. Elle aime ça, la télévision, ça calmerait tout un régiment. Mon père est prostré sur le canapé, il boit une bière et s’endort parfois devant les paysages. Ma mère vient jeter un œil alors, elle aime ça, les paysages du Tour, ça lui donne envie d’essayer un jour les vacances. C’est drôle, Léon Zitrone ressemble à sa voix. Il lui fait penser à son père.

On les voit dans les cols, terribles. Ils avancent comme des bagnards. Ils sont presque immobiles parfois, on se demande s’ils ne vont pas tomber comme un château de cartes. Ils vacillent mais ils reprennent d’un coup de reins. Alors mon père se ressert une bière, il est fier. Presque heureux. Ma mère le laisse parler tout seul et commenter les exploits des titans de juillet.

Le plus dur, c’est le soir à l’hôtel, le massage, les furoncles, les escarres… Il y en a qui pleurent, paraît-il. On les plaint. Et ils repartent le lendemain un peu plus maigres que la veille. Mon père se met à table et ma mère le rejoint. La radio est souvent silencieuse mais pour la dramatique du samedi, ils se réinstallent devant le poste. Ma mère a coupé et cousu une nouvelle robe, ça met sa poitrine en valeur et mon père aime ça, les poitrines. Ma mère a chaud, elle vient de terminer la vaisselle et mon père est un peu lourd, c’est sa quatrième bière. Mais la journée est finie et ils peuvent s’y mettre.

Le Tour se termine, l’étape de Paris, la plus glorieuse, l’envolée, le sprint, les cris de joie, les bras levés, la foule, le Président, les fleurs, le podium, les larmes, la victoire. Mon père pleure. C’est rare. Je ne le verrai jamais comme ça.

Quelques semaines plus tard, ma mère revient de chez le gynéco. Elle est enceinte. Ça n’était pas encore le moment mais ça va aller. Il fait si chaud qu’elle se demande si elle ne va pas se dissoudre dans la moiteur de fin d’été. Les Anglais ont fait exploser leur première bombe atomique. Bonne nouvelle.

Les journées sont plus courtes avec la télévision. Dès la fin du repas, ils s’installent sur le canapé et parlent de tout et de rien, de la naissance qui viendra en février. La nuit glisse dans le salon, la neige tombe sur l’écran, ils dorment. J’ai tout mon temps.

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