Il avait dix ans quand une once de chance et quelques années passées à s’observer d’un peu trop près l’avaient amené à faire cet étonnant et prodigieux constat sur lui-même : il avait, à la manière des superhéros, un talent bien à lui. Un truc bizarre, entre le réel et l’irréel. Un don, une capacité, un pouvoir… magique ou mondain. Qui l’emmènerait loin sur le chemin du succès.

À quatorze ans, alors qu’il entrait flottant dans l’adolescence, il savait déjà. Son sourire d’enfant sage. Son visage poupin. L’innocence même, oui. Sans doute aucun. Mesurait sa capacité à plaire, la jaugeait, l’évaluait, forçait ses contours, éprouvait sa résistance, ses limites, ses potentialités. Et comme il était d’un naturel rêveur, il se prenait à concevoir tout ce que son merveilleux pouvoir pourrait lui apporter. Plus tard, quand il serait grand. Ou juste plus tard.

Son pouvoir ? Celui de sublimer. Prisme. Révélateur ? Il n’avait pas encore trouvé son nom de sauveur. Mais cela viendrait. Parce qu’il allait sauver le monde. Comme tout héros digne de ce nom, il n’y avait pas à déroger là-dessus. Et sa gloire viendrait. En récompense.

L’idée était là. Germait. Se nourrissait de la morgue du jeune homme. De son besoin d’en découdre. À 16 ans, il avait appris à maîtriser les angles de réverbération de son visage à la manière d’un kaléidoscope organisé. Et chaque individu qui le regardait, qui lui parlait, qui tentait de le découvrir se voyait offrir en retour une réponse parfaitement conforme à ce qu’il en attendait. Il ne fonctionnait pas exactement comme un miroir, cela aurait été trop grossier. Ne renvoyait pas une image de l’autre mais une image de lui-même adaptée à celle qu’en attendait l’autre. Il convenait. Il répondait à la demande. Avec une justesse effrayante. Suscitait la confiance. Entrait dans les sillages de ceux qu’il convoitait.

Et comme il était intelligent, il avait rapidement compris tout le potentiel qu’il pourrait tirer de cet immense talent. Obtenait ce qu’il voulait d’autrui en proposant un visage avenant. Il lui suffisait de regarder son interlocuteur et de modeler sa propre plastique faciale en fonction de ce qu’il voyait sur le visage en face de lui. Il était ainsi parvenu bien avant sa majorité, à dégoter nombre de jeunes conquêtes parmi les filles de son quartier, à obtenir de ses parents toutes les dérogations nécessaires à ses projets d’émancipation. Il avait mis dans sa poche les caïds du lycée, tout en restant premier de classe, il amusait les plus jeunes que lui, forçait l’admiration des aînés. Bien sous tous rapports. Sourire en rempart.

Alors grisé, il était allé plus loin. Sa vingtaine avait marqué son succès à reproduire l’effet de manche escompté sur les groupes, les associations, les assemblées. Difficilement au départ, car il n’était pas simple de modeler ses expressions aux multiplicités de l’ensemble des attentes de sa classe, de sa famille, de son quartier, et plus tard… Mais il y était parvenu. Le jour où il avait cessé de chercher à convenir à chacune des personnes présentes dans une assemblée, le jour où il avait compris que le groupe était une personne à part entière indépendante des êtres qui le composaient, il avait eu entre ses doigts la clé du dernier verrou qui libérait l’accès au pouvoir. La plastique de son visage en pâte à modeler.

Et alors qu’il entamait la longue série des rôles de représentation qui feraient à présent son quotidien, échelonnant à qui mieux mieux, il assura son équilibre amoureux. Elle était belle, intelligente, et, d’une certaine manière, elle avait cette capacité, elle aussi, à adapter ses traits aux rôles qu’on lui demandait de jouer. Et parce qu’elle lui avait résisté bien davantage que les autres, il s’éprit d’elle, l’éprit de lui, et finit par l’épouser.

Il grimpait. Arcanes de la finance et, par voie de conséquence, arcanes du pouvoir. Il opérait subtilement son lent ouvrage, brodait son visage, tissait la toile de ses sentiments, offrait au regard les rouages attendus, attendait, tendu dans l’ombre, et gagnait toujours. Plus d’affection, de respect, de puissance, de crédibilité. Il côtoyait maintenant les grands, les plus grands de l’État. À qui il offrait le réconfort de ceux en qui on peut se fier, de ceux qui comprennent sans parler, des seconds fiables et dévoués, de ces jeunes disciples brillants dont on accepterait la trahison comme une preuve d’émancipation.

Il s’émanciperait.

ET comme il s’engageait plus avant sur le chemin d’une politique médiatisée, popularisée à outrance, téléréalisée, il dut affronter un nouveau démon : la télévision. Une autre sirène contrariée. Que sa trentaine dut appréhender. Non, encore, sans quelques difficultés. Mais enfin, la réussite, comme il se plaisait à le répéter, sans le penser un instant, n’était pas faite que de talent. Il s’adapta. Comme d’habitude. Il modela. Le Prince n’avait pas grand-chose à voir dans l’affaire, mais pouvait-il avouer que son succès n’était pas calculé ? Ou plutôt qu’il relevait d’un pouvoir qu’on lui avait arbitrairement accordé. Il se dota de repères, il cita les experts, caressa l’audimat.

Il modela.

Tant et si bien que, si certains soignèrent leur surprise de le voir accéder au pouvoir suprême, pas un instant il ne partagea leur perplexité. Il savait. Comme on sait sans savoir. Il savait. Et il avait l’impatience des hommes qui ont tout leur temps. Une ténacité, une conviction. Il dirigeait donc. Il avait tout gagné. Tout emporté. Tout vaincu.

Il pouvait à présent entamer sa mise en place d’un nouveau monde. Faire droit à sa mission de sauveur. Marquer de son empreinte toute personnelle l’échiquier géopolitique de son siècle débutant.

L’avènement. La quarantaine.

*

Alors il se regarde dans le miroir pour savoir par où commencer.

Il se regarde un long moment.

Le miroir. Son visage.

Et l’un et l’autre semblent se demander ce qu’il faudrait refléter.

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