Hollywood – Bollywood

Daniel Simon,

Une femme danse, ses seins lourds tendent son chemisier carmin, elle tourne sur elle-même, s’offre à la caméra en douceur, remue ses hanches et balance ses fesses en cadence où rebondissent des clochettes d’argent. Ses yeux noirs et brillants éclairent le visage par saccades, au rythme de la musique, ses paupières se lèvent et retombent en contrepoint. Les bras se dressent soudain et les bracelets glissent jusqu’au coude. Elle frappe dans ses mains au ralenti. Les musiciens la regardent fascinés, ils augmentent le rythme de la mélodie et la caméra filme maintenant en travelling arrière pour terminer le plan dans un zoom avant du visage de la danseuse où des perles de sueur glissent lentement sur le maquillage. Les instruments s’arrêtent net, elle baisse la tête, des oiseaux s’envolent dans le ciel.

Jim travaille sur cette séquence depuis plus d’une heure. Il passe et repasse les images, scrute l’écran de son ordinateur sans bouger. Il n’est plus dans sa boutique de vidéos « Hollywood Dreams », il disparaît dans « Kuch kuch Hota Hai » de Karan Johar, il succombe au parfum de la danseuse qu’il découvre, scène après scène, un film après l’autre… Il a passé la nuit devant « Lagaan », « Verre Zaara », le classique « Pakeesah » et bien d’autres dont il oublie le nom aussitôt.

Il s’est décidé récemment, il s’y est mis sérieusement, il a compris le message de ses clients, il va augmenter le chiffre, faire exploser les statistiques et les prévisions, les Pakis lui ont dit, « Hollywood, fini, maintenant Bollywood ! ».

Et des Pakis, il en connaît un tas, ceux de la nuit, les night-shop, les snacks à deux balles, les vendeurs de légumes… Il les voit parler avec les Arabes, toujours en train de comparer des vedettes, des stars, des films qu’il ne connaît pas. Il les regarde, ils sont heureux.

Alors, il s’y est mis, il a cherché sur Internet, a déniché quelques films chez ses clients. Les autres, il les a commandés à son fournisseur. Un matin, un commercial lui a détaillé le catalogue des offres bollywoodiennes.

Des milliers de titres. Des comédies, des drames, des musicaux, il a tout écumé. Il apprend vite, il commence à s’y retrouver, il a le nez fin, il reconnaît les talents, il apprécie les genres, il découvre les codes. Mais Jim ne peut se passer de ce qu’il aime avant tout, Hollywood, les comédies musicales, les films des Studios en Technicolor, les romances…

Il regarde ces épopées américaines et il comprend l’Amérique, il comprend les Américains, et donc il comprend mieux le monde, dit-il. L’Amérique, c’est du cinéma et le cinéma, c’est les images du réel sans le réel. Tout est nettoyé et devient cinéma. Il aime ça, le nettoyage par le cinéma. Il dit souvent que le cinéma, c’est le meilleur moyen de rester en vie. Enfin, un truc comme ça.

Mais les affaires sont les affaires, Hollywood et Bollywood se disputent le marché. Les anciens pauvres deviennent les nouveaux riches. Ils commencent à lancer des modes, les émigrés ont envie de rêver dans leurs couleurs à eux, leur musique, leurs clichés, leurs ritournelles. Jim a décidé de marcher sur deux jambes, il a une idée. Il va se le faire lui-même son cinéma. Il va y mettre son grain de sel. Chez les uns, trop de baisers suspendus, chez les autres, trop de baises attendues.

Alors, Jim se met au montage, il glisse une longue scène de danse au cœur de « Laurence d’Arabie », sous la tente du chef bédouin joué par Anthony Quinn, là où il dit, en se retournant vers ses guerriers qui se massent autour de la tente, « Je suis une rivière pour mon peuple ! ». Juste avant la marche vers Akaba, Jim, greffe la nouvelle scène assortie d’un baiser mielleux infini et les guerriers arabes peuvent se lancer alors à l’assaut des Turcs plus gaillardement encore. Peter O’Toole n’en revient pas, lui qui se croyait la seule femme du film, dans ses élégances de voiles blancs.

Jim mêle les genres, corrompt les usages, ouvre de nouvelles merveilles dont il est, la nuit, le premier artificier. Les clients ne s’y sont pas trompés, ils ont apprécié les scènes plus chaudes au cœur des lamentations kitch des deuxièmes couteaux de la filmographie indienne et les amateurs hollywoodiens ont goûté avec volupté à ces remakes balancés de grâces asiatiques.

Jim a créé un nouveau catalogue, une sorte de temple pour initiés et le vendredi soir, on fait la file devant sa boutique. Il s’attaque maintenant aux classiques, aux films familiaux, à tout ce qui peut accueillir le mélange des désirs et la violence des frustrations. Le cinéma amplifie son voltage, l’électricité file dans tous les sens, Jeanne d’Arc se met à brûler avec aisance sur son bûcher, ses hanches frissonnent dans les flammes, ses yeux se lèvent vers les cieux dans des abandons de sitars et de tablas.

« La Charge de la Brigade légère » se fracasse maintenant contre l’ennemi après une pause de chants amoureux au pied de cataractes brumeuses. Le monde se donne tout entier dans ce cinéma des croisements, rien ne résiste à la fécondation de Jim.

Ça a duré une bonne année.

« Jim, où es-tu ? Jim, enfoiré, t’es où ? Lord Jim, mon bon, quand vous aurez le temps ? Jimmy, s’il te plaît, Jim, Jim, Jim… »

Toute la journée, Jim par-ci, Jim par-là, il n’en pouvait plus Jim, Jim le frimeur, le débonnaire, le téméraire, le trafiquant, l’honorable escroc, Jim est fichu le camp, Jim a amassé une somme rondelette, a fini de payer les traites de la boutique et a engagé un vendeur. Il a créé une boîte de production mixte, America-India. Il envisage un bureau à New York et un autre à Mumbay. En attendant, il passe sa vie dans les avions entre les deux continents. Durant ses trajets, il a le temps de travailler à ses scénarios.

Sa boutique est toujours pleine et ses clients tambourinent la nuit sur les volets métalliques tagués depuis des lustres, des tags orientaux, des allusions indiennes, des yeux ouverts un peu partout et d’autres fermés plus perçants encore dans leur luminescente couleur.

Ils attendent le retour de Jim, ils rêvent d’un cinéma permanent dont Jim serait le Prince bienveillant. Ils sont heureux depuis les premiers bidouillages cinématographiques de Jim mais Jim s’en est allé, exit Jim, foutu le camp. En Inde, en Amérique ? Personne ne le sait, Jim a vidé les lieux, reste un Hollywood flanqué d’un « B » majestueux qui traîne sur la façade, comme un clin d’œil sibyllin du maître des lieux.

Certains pensent que Jim a dû se dissoudre dans le cinéma, qui est la vie sans les merdes, comme il aimait à le répéter. « La vie, sans les emmerdes », et il riait en glissant un nouveau DVD dans le lecteur.

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