La démocratie des amibes

Bernard Dan,

Amoebas are very small

Oh ah ee oo there’s absolutely no strife

Living the timeless life

I don’t need a wife

Living the timeless life

If I need a friend I just give a wriggle

Split right down the middle

And when I look there’s two of me

Both as handsome as can be

Oh here we go slithering, here we go slithering and squelching on

Oh here we go slithering, here we go slithering and squelching on

Oh ah ee oo there’s absolutely no strife

Living the timeless life

A Very Cellular Song, Mike Heron, 1968

Il est des créatures minuscules, en tout et pour tout formées d’une unique cellule, qui pourtant quand la terre se change en un cachot humide, s’agrègent par cent mille en un organisme accompli pour se mettre en marche en quête de lumière. Cette capacité à se transformer, à répéter pour soi l’évolution depuis la vie égoïste de l’unicellulaire jusqu’à l’union orientée vers un destin commun des êtres pluricellulaires intrigue les savants comme elle nous fascine. Les premiers ont baptisé ces créatures Dictyostelium discoideum, des mycétozoaires à la croisée entre les animaux et les champignons ancestraux. Pensant qu’ils nous inspireront mieux, ils disent parfois simplement des protistes, comme si les Dd. vénéraient Protée, le vieux dieu maritime doté du pouvoir de se métamorphoser. Mais pour nous qui ne possédons ni latin ni grec, qui n’avons conservé que les débris des vers décadents de Baudelaire et Verlaine, pour nous qui nous amusons déjà de tout qui grouille ou qui rampe, ces petites vies peuvent bien être des amibes sociables.

 

Quand il fait bon vivre, pour dire vrai, les amibes ne sont pas sociables. Elles croissent et vagabondent sans le moindre égard pour leurs semblables. Elles cheminent le monde à même la terre, toujours en chasse. Elles écument les immondices, traquant leurs proies : des microbes de toutes sortes. Elles les attaquent comme le font nos propres globules blancs quand ils détectent la présence d’une bactérie. C’est un spectacle terrifiant. Elles se pressent tout contre leur victime et l’enlacent de bras gluants qu’elles forment, allongent et tordent à la mesure de leurs besoins. Elles enserrent leur captive et bientôt l’engloutissent tout entière et vivante. Comme elles n’ont pas de bouche, elles avalent leur repas n’importe où dans leur corps, là d’où elles ont tiré leurs bras pour ce coup-là. Et ceux-ci, déjà, avant même la digestion, se rétractent pour se fondre à nouveau dans leur complexion changeante.

 

Flâner, chasser, manger, s’empâter – voilà l’agenda d’une amibe solitaire. Mais un autre cycle rythme la vie des amibes, quand tout va bien. Périodiquement, l’individu se recopie de l’intérieur. Son code génétique, ses petits organes, tout ce que l’amibe contient se dédouble à l’identique. Elle resserre alors sa membrane sur elle-même pour se ceindre en son milieu. Elle s’étrangle à la taille jusqu’à se diviser – ou se multiplier, c’est selon – en deux cellules sœurs jumelles, chacune amibe complète prête à suivre désormais sa propre voie de flânerie, de chasse, de ripaille et d’embonpoint.

 

Mais quand viennent à manquer les bactéries qui les nourrissent, quand de surcroît le ciel bas et lourd ne verse plus sur elles qu’un jour noir, pluvieux et triste, les amibes, nos amibes vaincues d’angoisse et d’un désespoir atroce et despotique se mettent à geindre opiniâtrement ainsi que des esprits errants et sans patrie : elles sanglotent. Elles pleurent et lancent vers le ciel un affreux hurlement. Qu’en savent les savants ? Ils se targuent d’avoir déchiffré la complainte des amibes. Mais l’ont-ils entendue ? À les croire, ce cri de détresse est la sécrétion d’un agent chimique, l’adénosine monophosphate cyclique.

 

Au vent mauvais, une amibe entonne cette lamentation. Ses congénères perçoivent ses sanglots longs, qui les blessent davantage de leur langueur monotone. Suffocantes et blêmes, elles défilent alors lentement vers la source des jérémiades tels de longs corbillards et joignent leur voix chimique au signal donné pour amplifier sa portée. Ce sont des vagues d’adénosine monophosphate cyclique qui agitent la procession et la concentrent, des ondes furieuses, des cloches qui battent le tocsin. Ou est-ce là plutôt – des profondeurs – un ultime kaddish, un mantra transcendant, un hymne de gloire ? Ou encore, un cri de ralliement, le chant des partisans ? La chimie de ce chant attire irrésistiblement les amibes et les soude les unes aux autres. Ensemble elles forment une bête nouvelle qui s’enveloppe même d’une étoffe organique qui la protège et la soutient.

 

Puis, la bête s’anime. Les myriades d’amibes qui la composent prêtent leurs forces à l’effort collectif. Elles roulent et coulent comme le flux d’une fontaine poussant le nouveau corps dans une migration vers la lueur et la chaleur d’un jour meilleur.

 

Or pendant cette course, au centre de la bête aux airs de limace, se joue un autre drame. L’amibe qui la première a lancé son appel, dans la clameur s’est unie sexuellement à une autre amibe. Cet acte a formé tout à la fois un œuf fécondé et un maître tyrannique, qui commence maintenant à ingérer les autres amibes. Ce rite cannibale est un cérémonial de fertilité. Car il dresse sur le front incliné de la bête une tige qui porte en ballots des centaines de spores d’amibes desséchées, ensommeillées, solidement caparaçonnées. En effet, entre les promesses de lumière et de douceur qui font avancer la bête à l’agonie, et la survenue effective des jours meilleurs, des mois entiers de sombre rigueur pourraient encore s’interposer. Pendant quoi les spores résistent à toute adversité. Il se peut même qu’un vent violent les emporte de çà, de là, pareilles à la feuille morte. C’est juste qu’elles essaiment.

 

Et quand vient le temps, comme aux jours anciens, de l’heureuse insouciance, les amibes sociables renaissent de plus belle et retrouvent l’égoïsme solitaire des êtres unicellulaires.

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