La Haine est une maladie

Nicole Verschoore,

 

S’agit-il de valeurs ? De bonté ? Ou simplement de la nécessité d’accueillir ceux qui perdent leur patrie ? Le devoir peut être simple et quotidien, mais souvent très difficile. Son contraire absolu est la haine, je l’ai écrit et mon texte vient d’être traduit en roumain : Ura est o boala, la haine est une maladie.

En ce moment, il s’agit pour l’Europe de faire face aux nouveaux venus qui bouleverseront complètement notre équilibre déjà bancal. Mais… : Nouveau Venu, tu es mon frère et tu es ma sœur, mon père, ma mère et mon petit qui deviendra grand. Que faire d’autre que de t’accueillir ? N’avons-nous pas déjà suffisamment d’ennemis sur terre ? Ce sera difficile pour nous et les sauveteurs sont rarement aimés.

*

La haine ? Je ne la connaissais pas en moi, mais je la rencontrais partout, au lycée pendant les cours d’Histoire et dans ma chambre tout au long de mes lectures. J’avais dépassé l’âge des après-midi chez ma grand-mère. Au lycée, nos lectures n’étaient pas encore imposées, car je venais de commencer les humanités – je les terminerais en 1956. Mon intérêt pour la vie était sans limites, et quand un professeur conseillait une lecture, je me jetais dessus, comme disaient mes parents. Il s’agit des années cinquante du siècle dernier. Vue rétrospectivement, cette date semble enfermée dans un cocon, comme d’autres époques historiques anciennes. Presque rien n’est aujourd’hui comme alors.

Au lycée comme à l’opéra, ma rencontre avec la haine fut inattendue, brutale et omniprésente, tout au long des siècles que je découvrais. La terrible tragédie d’Homère – cette guerre atroce entre Troie et les Grecs, la scène du père allant chercher le corps de son fils ! Elle inaugurait l’épopée des nations européennes : dans nos cours d’histoire, nous n’entendions parler que de pays et d’hommes déterminés qui me semblaient représenter tout ce qu’il fallait tuer en soi : ils n’étaient que vanité, vengeance, soif de pouvoir, jalousie, vantardise, bref : inspirateurs de guerres meurtrières. Sans aucun intérêt pour la vie des masses.

On ne parlait que de rois et de leurs armées, et c’était une gloire que d’en avoir une vraiment performante, pour l’anéantissement de l’adversaire. L’anéantissement, un but en soi !

J’étais en humanités gréco-latines, comme on appelait à l’époque les six années de l’école secondaire où l’on apprenait le latin et le grec. En principe, ces humanités devaient nous proposer ce qu’il y avait de noble et de valable dans le passé. La télévision n’avait pas encore fait son entrée dans les maisons.

Bien qu’elle m’indignât, je ne pouvais pas me passer de l’Histoire, je voulais en connaître le détail et le sens, la vie et les hommes, bref, le monde fait par les hommes. Mais ce n’était ni beau, ni noble. Les tableaux qui illustraient nos livres étaient hauts en couleur, portraits d’orgueilleux hommes de guerre et de monarques hautement satisfaits d’eux-mêmes. Ils s’étaient illustrés par de célèbres confrontations sur les champs de bataille. Mes yeux cherchaient le sol parsemé d’innombrables cadavres. L’œuvre des « Grands » n’était qu’attaques, victoires, gloire pour les uns, affreux carnages pour les autres.

Quelles étaient leurs victoires ? Il n’en restait rien, sauf par-ci par-là un nationalisme dangereux pour la paix du monde. Rien ne changeait, il fallait ôter le pouvoir aux puissants. J’étais jeune, j’avais des illusions sans savoir ce qu’étaient mes illusions. De plus, je ne comprenais ni l’honneur, ni l’enthousiasme qui inspiraient la carrière militaire. Dans un des premiers livres pour la jeunesse, lu bien avant les humanités, l’auteur hollandais Albert van Nerum avait dépeint les sacrifices humains qu’exigeaient les dieux des différentes tribus que Cortes rencontrait sur son passage, mais aussi, en fin de chapitre, la veille de la défaite prévue, un soir de mélancolie du jeune Montezuma. Ce maître de milliers de sujets essaya d’abord de se changer les idées dans son merveilleux jardin zoologique, puis dans son jardin fleuri. Rien ne le distrayait. Il se défendit de passer par la Maison des Tortures et passa à table. Servi par ses serviteurs, il refusa de faire un choix parmi les trente plats qu’on lui apportait. Il n’avait pas d’appétit. En se levant, il essayerait de se consoler en faisant une bonne action. Il ordonna à ses prêtres de sortir six personnes de la Maison des Tortures et de les offrir au Dieu de la Fumée. Six morts, une bonne œuvre ? Il fuma une pipe, puis s’endormit.

À l’âge de cette lecture pour enfants, je m’étais rendu compte qu’autour d’une cellule d’hommes et de femmes de bonne volonté, comme disait notre père, il y en avait d’autres. J’avais sans doute dix ans, nous étions en 1949. Il est évident qu’aujourd’hui les enfants font leurs découvertes beaucoup plus tôt, à un âge où la sensibilité n’a pas encore été aiguisée par des leçons de morale familiale, ni étoffées par les blessures inévitables du quotidien. Le non-sens de la violence, de son origine et de ses conséquences, les massacres ininterrompus qui sévissent dans la réalité, n’étaient pas encore étalés quotidiennement à la télé, ni même dans les bandes dessinées. Je découvris la condition humaine sans préparation, dans un état qu’on appellerait aujourd’hui de l’hypersensibilité. L’extravagance de mes douleurs et de mon indignation équivalait en densité la taille de mes enthousiasmes, et les deux extrêmes reposaient sur un fond de bonheur, que je retrouvais toujours lorsque j’étais seule, sans le témoignage du mal. J’étais une fille. J’avais des tâches familiales à remplir – vaisselle, rangements, courses du ménage -, et j’avais la chance de pouvoir étudier, notion de privilège qui a complètement disparu du vocabulaire. Les filles qui continueraient leurs études savaient qu’elles avaient de la chance. Je pensais : il faudra changer ce monde des hommes. En faire un monde sans haine et sans guerres. J’étais sûre que nous allions faire « quelque chose ». La décision n’était pas uniquement féminine, elle couvait dans la jeunesse des années cinquante.

Des sexes, encore séparés dans l’enseignement pré-universitaire, nous ne savions pas grand-chose et nous ne souffrions pas d’une curiosité exagérée. Les filles n’avaient pas beaucoup de distractions sauf celles du lycée, de la famille et des excursions dans la nature, que nous appelions sportives, la marche étant le sport de tout le monde. Lycéennes, nous étions persuadées que la démocratie changerait le monde, et que la politique internationale viendrait à bout de l’opposition communiste de l’Union soviétique. Nous pensions Kennedy et Khrouchtchev, rarement au-delà. Nous nous préparions une part de la vie, utile et juste. Je n’étais pas seule à croire qu’on avait un rôle à jouer. L’illusion de l’adolescence est merveilleuse.

L’amour et le sexe ne jouaient aucun rôle dans ces perspectives. Nous aimions ceux qui nous ressemblaient et connaissions les besoins sentimentaux des autres par le cinéma. La télé en noir et blanc ne fournissant pas grand-chose d’attirant en la matière, elle était encore prude, même pendant nos années universitaires. J’avais là plus d’amis que d’amies, les garçons étant infiniment plus nombreux que les filles. Dans la rue, la pub et les adolescents se manifestaient avec ce que nous appellerions aujourd’hui « de la réserve ». On parlait fort et les idées étaient claires, le verbe violent comme la pensée, mais pas au-delà, « mai 68 » n’ayant pas encore eu lieu. En général, comparée à ce qu’elle devint ensuite, l’époque n’était pas marquée par la violence des manifestations. Déjà américanisé et d’un modernisme enthousiaste, le vocabulaire des jeunes différait nettement de celui des adultes, qui se servaient encore de vocables comme impudique et dévergondé. Les liaisons entre étudiants n’étaient pas courantes, mais il y en avait. Ils cohabitaient. C’était connu de tous, ainsi que les flirts. Des filles, on spécifiait encore qu’elles étaient sérieuses ou ne l’étaient pas. Pour ma part, j’avais rangé le flirt parmi les pertes de temps. L’étude était une chance qu’il ne fallait pas gaspiller. Les philosophes s’étaient occupés d’autre chose !

Je voulais voir le monde et j’avais donc choisi les langues. Or, dès les premiers cours, la lecture qui me passa sous les yeux avait préparé le monde moderne. À la faculté, dans le partage des thèmes, le XVIIIe siècle m’incombait. Helvetius, De l’Esprit ; Diderot, Entretien d’un philosophe avec la maréchale de… ; J.-J. Rousseau, Réponse à l’évêque de Paris ; Voltaire, Traité sur la tolérance, enfin, Kant, Fichte et Hegel sur la liberté de la pensée, sur l’esprit et sur l’homme détaché des idéologies. Il n’était plus question de haine ni de guerres. Avec le recul, la liste de mes lectures paraît considérable, elle ne l’était pas à l’époque. J’avais des amis parmi les étudiants de ma faculté qui lisaient au moins autant que moi et pouvaient, en guise de conversation pendant nos allées et venues dans les corridors de la faculté, me faire part – en détail ! – de ce qui les avait frappés ou passionnés pendant leur lecture. Ils assouvissaient ma curiosité, le livre était le seul véhicule du savoir, abordable à tous. L’intelligence des auteurs philosophes nous projetait le monde de l’avenir. Nous étions confiants… Je l’étais peut-être plus que mes camarades car je ne m’occupais pas de politique. Je n’avais pas le temps. Pour une fille, les études et la lecture restaient une occupation de privilégiés. Il fallait aider dans le ménage, faire les courses, participer à la vie familiale. Lire prenait beaucoup de temps, et la phrase sonnait comme un reproche. Ma génération avait peu d’exigences. Je me rappelle des conversations entre amies, condisciples au lycée. Nous parlions de l’exaltation de l’esprit, de la joie intérieure, du don de s’émouvoir. Les dissertations hebdomadaires nous y prédisposaient, et les petites choses de la vie courante nous fournissaient ce qu’il nous fallait pour habiller nos expériences livresques. Nous riions souvent, car c’est un plaisir que de se moquer de soi quand on s’est pris au sérieux. Nous connaissions fort bien les rouages et le fonctionnement du devoir, mais il reste toujours un espace de pensée personnelle, rebelle malgré soi.

Et l’amour de la femme pour l’homme et de l’homme pour la femme ? Y pensais-je personnellement ? Je préférais l’épanchement qui rapprochait les générations, celle de mes grands-mères et la mienne. Il était fait de tendresse, mais aussi de beaucoup d’esprit. Contrairement à mes parents, elles avaient le temps de m’écouter et de me répondre, et leurs réponses s’emboîtaient parfaitement dans ma vie.

J’espère, tant d’années plus tard, que d’autres aussi ont eu des grands-mères.

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