La joie des éduqués

Daniel Simon,

Comme l’évolué face à l’indigène dans le vocabulaire colonial (ex Congo belge), l’éduqué est aujourd’hui une forme d’avatar de la classe moyenne sans mémoire historique ni point d’appui. C’est généralement le profil de celle ou celui qui parle d’intégration en vivant l’exécration.

Peur de manquer

C’est ça, dans la rue, plus rien devant soi, tout derrière, une panique qui s’éteint jour après jour, l’affaire est jouée, ça ne durera pas, il faudra retrouver des marques, ne pas se faire voler la nuit, trouver la bonne planque, vivre avec les poux et l’odeur, mal à l’estomac, les dents qui vont suivre, le temps n’existe plus, sauf des actes, des marques faites dans le jour et dans la nuit, au canif dans le mur invisible en soi, ne plus désirer, peut-être ne plus désirer que ce qui est important, la beauté, la joie, l’amour et toutes ces choses, mais désirer ce qui fait tenir vingt-quatre heures après vingt-quatre heures, quoi faire alors, que faire de tout ça, ce temps à disposition et qui ne sert plus, des frissons dans le dos, des crampes, disparaître peu à peu, dans la saleté et l’absence des autres, qui viennent de temps en temps, pas trop près, ça dépend, mais jamais facilement, une barrière à franchir, qu’on tient devant soi pour que ça ne recommence pas comme avant, y croire et toutes ces choses difficiles à perdre, alors les gens donnent un peu, beaucoup, pas du tout, ils passent, baissent les yeux, ça vous le savez, baissent les yeux parce qu’il savent ce qu’il y a derrière, ils ont peur aussi de manquer un jour, d’être là, alors ils s’en vont où ils disent ce qu’il faudrait faire, se laver, parler, aller dans un centre, s’occuper de soi, ne pas boire, et toutes ces choses qui sont vraies de loin, mais de si loin que ça n’arrive pas jusqu’à vous, alors c’est ça qui arrive, vous riez à l’intérieur, vous vous dites qu’ils sont gentiment bêtes, toujours gentiment bêtes, gentils et bêtes, mais vous ne dites rien, vous demandez, vous ne dites pas, vous demandez, vous ne faites rien d’autre que demander, tendez la main, ou les deux, accrochez une portière de voiture, posez la main sur l’épaule parfois, rare, vous demandez, la tête droite ou penchée c’est selon, penchée c’est mieux, cassée même, encore mieux, tendez la main et demandez, ne dites rien, regardez bas, esquissez du regard parce que la trace serait marquée sur le visage de l’autre, il le croit, il le craint, alors vous glissez sur lui jusqu’à sa main votre regard, espérez que ça va marcher, que ça entraînera le mouvement de l’autre, de sa main, sans passer par la tête, de la main à la poche, et plus profond, de la main à la peur d’être là, c’est pour ça qu’on vous laisse ainsi, dehors, visibles, inquiétants, de la main à poche, de la main que vous avez peut-être touchée et qui vous inquiète, de cette main qui vous a laissé peut-être une marque, de cette main encore froide de la nuit ou de la mort qui va passer par là, peut-être, et vous êtes ici, relié par cette main qui se tend vers vous, rassemblé dans cet espace qui vous condamne à vous enfuir lentement, à vous hâter de baisser les yeux et il le sait, elle le sait aussi bien que vous, alors vous distrayez cela avec de la mauvaise humeur souvent, un regard qui tombe, devant un autre qui glisse, une tête cassée, un corps penché ou recroquevillé sur une paillasse, une vieille couverture, vous êtes dans le champ de bataille soudain mais vous n’êtes pas prêt, vous savez que vous êtes vaincu à cet instant, trop de choses se passent en ce moment, trop de sentiments que vous reléguez aux ordures, vous savez que vous allez passer et répondre mais demain, plus tard quand ils ne seront plus là, quand ils seront uniquement des personnages de conversations, qu’ils seront de purs objets de risée, de jugement et d’apitoiement, vous serrez alors plus convainquant à tables avec des amis, des gens normaux qui ont peur comme vous et qui le disent en se fâchant, en parlant de mafia, d’abus, de détournement, d’exploitation et cela est vrai certainement, dites-vous, parfois oui, souvent, je ne sais pas, pas toujours en tout cas et c’est ce « pas toujours » qui vous fait toujours hésiter, vous ne voulez pas tomber dans le toujours ou le pas toujours, vous voulez rester libre de dire oui ou non mais à ce moment de quelle liberté s’agit-il, dites-vous ce soir-là avec vos amis, de quelle liberté, en ce pays ou nous vivons, de quelle liberté, et vous reprenez de la salade ou buvez un coup et parlez d’autre chose, mais trop tard, c’est dit, c’est dans l’air, c’est sorti et ça contamine tout, alors vous vous dites que vous allez y réfléchir pour savoir comment faire, comment réagir, mais vous ne réfléchissez pas vraiment, vous hésitez à y réfléchir, vous avez peur d’y réfléchir, et votre femme, ou votre mari, votre compagne, amoureux, enfants et cie ont peur aussi mais chacun garde ça pour lui, parfois vous en parlez mais c’est rare, il faut l’occasion et quand elle vient, vous la chassez d’un geste, trouvez quelque chose à faire, pour rester ici et ne pas se retrouver là.

Bientôt, plus de colère et le monde alors s’effondrera de contentement.

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Les éduqués sont généralement et globalement positifs même s’ils peuvent se plaindre de différents maux dont souffre notre société. Ces maux sont éparpillés dans des nébuleuses conspirationnistes, des adresses récurrentes et sans effet contre la classe politique, des pétitions dont la première qualité et d’exposer leur naïve crédulité dans leur espoir et leur rêve d’influence sans risques, ils sont en général rivés à leur sémantique rachitique (Pas de souci, on fait ce qu’on peut, ne pas se prendre la tête…) alliée à quelques citations comme des truismes universels (Internet en fournit à foison sur les pages des éduqués). Camus, Bouddha, Coelho, Gibran… sont en ce sens des sources inépuisables qu’ils confondent gaiement.

La part d’éduqué en nous, celle que nous nommions l’évolué face à l’indigène dans le Congo ex-colonial, consiste en un résidu humaniste qui a survécu dans une socio-culture de l’abondance (négationniste par le lissage, le nivellement, l’évitement, la réconciliation, la dégradation, l’égalitarisme des dénis, le rabotage des perspectives, le mêlement, le résumé, l’exotisme…).

L’éduqué aime les choses culturelles, les événements, les pèlerinages muséaux, la littérature du consentement, l’écologie des arts et la joie des savoirs anciens.

L’éduqué ne sait rien du monde et il en connaît pourtant de si belles images.

C’était l’objet de son éducation. Il rêve le monde dans des ritournelles de lieux communs et des salmigondis de vérités éternelles, il chasse l’autre dans le bien systématique de son aveuglement tolérant. L’éduqué est bas et veule, parce que l’éduqué a oublié qui il était.

Cet éduqué, au fil des ans, a détruit de mille façons les aspérités, les angles, les arêtes, les impasses, l’objection, la salissure et la fermentation…

Il a simplifié dans l’évitement de la complexité, il a ignoré les exigences de l’Histoire dans son obsession du bonheur dans la liberté.

L’art a été dévalué au bénéfice de la culture sous-alimentée par assujettissement et aides variables.

L’éduqué a du monde une vision simple. Elle renvoie aux illusions qu’il prend pour morale. À ses espoirs, ses croyances et intérêts. L’éduqué sait aussi qu’il va sombrer bientôt. Il n’a pas de point d’appui.

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La pluie tombe souvent, de longues périodes durant, puis, le gris du ciel et parfois le soleil. Puis la pluie. La morosité coule le long des vitres et on regarde la rue le cœur vide. Ça va comme ça, ça se passait comme ça, ça aurait pu se passer autrement, et on le sait, mais ça se passe comme ça, en glissements interminables.

C’est aux éduqués que la tâche a été confiée. On n’est touchés chez eux par rien de particulier si ce n’est la caducité de leur regard, leur surdité chantante, la commodité avec laquelle ils oublient ce qu’ils ont prononcé la veille.

On ne leur connaît rien de précieux ni de particulier, ils sont la brume sur la plaine, l’écume des vagues, ils sont volatils et légers, ils répandent autour d’eux une sorte de coulis de merveilles un peu sales, habitués au vide et au contentement. Ils ont des idées puissantes, des phrases, des mots, des bijoux parfois, leur cœur n’est transporté de rien et leur savoir tourbillonne dans des espaces étriqués. Ignorants de tout dans l’appétit sans faim des enfants fatigués, leur désir de croître s’est peu à peu éteint dans un besoin d’apparaître vif et sans quartiers qui les jette sur la scène de sages simagrées.

Les éduqués ont pour les choses communes des idées sans mesure, ils peuvent s’émouvoir de tout et de rien, ignorer ce qu’ils glorifient soudain, tendus vers un azur où chacun cherche sa place dans l’ascenseur général.

Ils aiment les visions partagées et sortent éblouis des lieux où ils se rassemblent, dans le sépulcre des inanimés et des inertes, dans la vaste cité des musées et des choses aimables, ils aiment vivre ensemble ces joies de passage entre deux occupations nécessaires.

De la même façon, ils se réjouissent en famille dans des embrassades dominicales, bercés de contes, de légendes et d’histoires sans apprêts qui font office de rites sans dangers. Ils s’abreuvent à des calices emplis de vertus anciennes qu’ils rêvent au présent tant leur avenir les plonge en toute naïveté dans les effrois et les ténèbres.

L’éduqué manie un vocabulaire pratique, il a besoin d’un système qui relaye ses systèmes érotiques (biologiques, virtuels, philosophiques, économiques et religieux). Ses systèmes sont sommaires, reliés par le même vortex, un vide pour centre et des canaux d’acheminement de matière à entretenir. Le centre ne peut être dur, il supposerait un poids, une gravité, un encombrement, une obligation de se mettre en position. Alors il s’abandonne aux flux et au babil.

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La guerre est le grand sujet de préoccupation des éduqués. D’abord, la question centrale, remise à neuf par cette génération d’approximations humanistes : « Pourquoi la guerre ? ». Les réponses sont connues quelle que soit la situation ou la question, elles pointent le cynisme infini des méchants de ce monde encore si mal rodé : l’argent, le pétrole, la politique, le pouvoir.

C’est une réelle découverte pour l’éduqué qui ne s’en remet pas, et ce quatuor ravageur des vices de l’homme que l’éduqué découvre le décide à s’éloigner de tout ça.

Son jardin est au bout du chemin et Skype le week-end pour les petits-enfants.

La guerre semble même être la raison principale du silence crispé de l’éduqué : il sait trop ce qu’il aurait à perdre, à choisir et l’équivoque des trahisons acceptables le touche encore parfois. Des crises de doute ravagent discrètement l’éduqué, il pratique alors la diète, le jeûne, physique et mental, il a même inventé un terme pour la désertion généralisée : « le lâcher prise ».

Alors, il lâche et flotte dans une apesanteur idéologique des plus confortables. Il ne sait pas que le simulacre est la norme mais il sait que la nature a du bon, que le goût se construit et qu’il faut préserver la tolérance à tout prix, quitte à se priver de ses propres ancrages historiques.

La société de l’éduqué est une société du confort discursif, ça parle peu mais ça cause beaucoup. L’éduqué possède peu de mots mais manie de multiples expressions qu’il reproduit avec joie, reconnaissant ainsi ce que la société de la communication et du spectacle lui ont envoyé en bombardement continu. Ces valeurs appelées anciennement vertus, rebaptisées aujourd’hui comportements positifs sont des céphéides. La lumière persiste encore un peu, mais le noyau est mort.

La pensée positive lui permet de regarder les obscénités guerrières (corps déchiquetés, exécutions, égorgements, désastres divers…) et l’injustice avec une calme indignation parfois effarouchée, question de chakras ou de moteur générateur d’empathies successives. Il s’agit d’être rapide dans ces empires émotionnels de la mondialisation : à peine une compassion, une pétition, une indignation sont-elles esquissées qu’une autre vient la recouvrir par une urgence qui ne peut souffrir aucune attente. L’éduqué passe son temps dans la salle d’attente du monde. Tout se passe ailleurs hors de lui, le dedans a perdu sa fonction, il n’est plus qu’un contenant de dehors.

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Le cerveau de l’éduqué est construit pour combiner des questions binaires, résoudre des conflits d’affrontements simplistes (stratégies de consentement réciproques, etc.). La pense de l’éduqué est positive, rappelons-le et le cynisme ou la stratégie sont résumés par lui par l’expression commune d’hypocrisie, qui n’est qu’une variation de la plainte. La sincérité est la marque de fabrique (souvent ce sont des…) de l’éduqué. Sincère et stupide souvent, mais sincère.

L’éduqué ignore la tierce, le paradoxe, la voie latérale qui ébranlent évidemment le jeu des questions/réponses tous azimuts qu’il pratique avec circonspection et prudence. Historiquement, il est passé de « C’est la faute à la bombe » à « C’est le pétrole », dans le même aveuglement des réalités géopolitiques de territoires puisque l’éduqué n’a plus de territoire, il ignore la distance, s’en réfère à un temps à deux mesures (vite et tout de suite).

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L’éduqué s’occupe de son corps, entretient sa forme. Le corps est le monde, nous le savons et notre monde est à nous. Les variations culinaires, les découvertes bio-exotiques et les aventures papillaires sont ses intérêts principaux.

L’éduqué aime la culture, comme il se doit, mais ne comprend rien à l’art qu’il taxe toujours de conceptuel pour faire court. L’art, pour lui, doit être citoyen, servir défendre, prouver. L’art est devenu dans la socio-culture de l’éduqué une sorte d’exercice de protection des valeurs de notre monde, et, même si elles émanent d’un autre univers, l’éduqué saura les réduire dans ses commentaires pour les atomiser et en extraire son jus démocratique.

Enfin l’éduqué écrit, peint, s’exprime, danse « avec son corps » et pratique le Développement personnel.

Mais ce qu’il préfère par-dessus tout, c’est écrire ses mémoires, son récit, son roman (le terme engloutit pour lui tous les genres), sans s’y mettre vraiment. Il participera alors à des ateliers d’écriture où des coaches pourront le remettre en relation avec son histoire, ses chemins personnels, ses itinéraires. Le lieu commun sera de mise car le monde présent/absent a produit ses lexiques de fantôme que l’éduqué reprend avec ravissement, terrorisé par la puissance des phrases articulées. Il préférera donc jouer avec les mots, comme avec ses billes, ses crottes de nez ou les pensées vides qu’il transmet à tout va. Jouer avec les mots est l’antienne de ces ateliers ludiques où on se sent tellement bien. L’éduqué admire ses brouillons et souhaite souvent les faire publier. Il œuvrera avec acharnement pour faire circuler son œuvre (numérique de plus en plus souvent car les librairies ferment et il ne pourra s’exposer comme espéré).

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Dans le panorama déroulé ici dans la joie des éduqués, je ne peux que m’observer marchant à côté du sentier, promenant mon miroir le long du chemin que Stendhal savait empierré, noué de ronces, délétère parfois et toujours dangereux.

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