La pesée des anges

Daniel Simon,

à I.

 

Quand le brouillard s’est mis à dériver vers l’ouest de la ville, Sainte-Gudule lançait son mât de pierre crénelée juste comme il le fallait, avec l’élégance d’une tour de Babel émincée par le temps et le vent. L’image était parfaite, la brume crémeuse à souhait, la flèche de la cathédrale énigmatique comme le décrivaient les guides culturels polyglottes dont la capitale s’enorgueillissait depuis qu’elle avait décidé de rassembler autour de ses édifices les plus célèbres l’âme flottante de la ville.

L’homme releva le col de son manteau et avança à larges enjambées vers le canal de Willebroek. Il aimait cette promenade faite d’étapes de plus en plus décaties par l’incurie des notables anciens et la misère à peine voilée des nouveaux occupants. C’était ce qu’il préférait de Bruxelles, cette promenade qui le convoyait en secret dans des zones interlopes alors que tous lui suggéreraient des voies mieux balisées. Les musées, par exemple auraient dû l’intéresser plus mais il n’y trouvait pas le plaisir qu’on lui annonçait à longueur d’articles. Ce n’était pas parce qu’ils drainaient une population de plus en plus nombreuse, non, il aimait ces grands rassemblements au goût unanime. Les temples de f art recelaient une douceur qui avait tout pour le séduire. Il appréciait cette jubilation fraternelle qui unissait les foules les plus hétéroclites. Il savait reconnaître la paix retrouvée dans la quiétude des adorations antiques. La culture du passé s’affichait comme l’avenir, l’art était enfin pour tous et chacun s’en accommodait au mieux. Les craintes, les incompréhensions, les insultes, les autodafés que le XIXe siècle avait si bien fomentés s’étaient finalement éteints, et cette année 2001 se donnait déjà comme la borne d’une ère nouvelle où la vigueur de l’esprit, le charme de la pensée, l’audace des points de vue avaient signé la grande réconciliation du bon goût commun, celui du patrimoine, de la beauté universelle et des sauces alambiquées de cultures hétéroclites dont chacun se pourléchait les babines interculturelles. Le mot était lâché, ce siècle serait celui de « l’inter » et non des positions et des confrontations. Il était temps de quitter ces stupides et éreintantes contradictions d’un millénaire ancien marqué par la peste des débats, l’horreur des dissensions et le gouffre des affrontements les plus durs car vains comme le vent qui roule sur les tombes. Les conversations avaient enfin atteint leur punctum d’empathie quand chacun reconnut que ce qu’il voulait entendre, c’était cela même que l’autre devait dire afin que la concorde règne. Et quand la concorde inonde le cœur des hommes, avait écrit un célèbre conseiller en communication de l’époque, c’est que le temps du bonheur est enfin arrivé. Le temps que la Révolution avait tant annoncé en cahotant dans la Terreur, le temps de l’âge d’or, du sourire des anges républicains et du bonheur réhabilité enfin dans le cœur de chaque être. Ce temps était là. Il s’exposait avec volupté en cillant de ses yeux médiatiques devant le spectacle navrant de quelques ratés historiques qui allaient bientôt sombrer, eux aussi, dans des abysses de consentement. Oui, la joie d’exister avait définitivement gagné le cœur des hommes et ce cœur battait à l’unisson de la fraternité retrouvée…

L’homme crut entendre un cri au loin. C’était le vent, probablement, qui sifflait dans l’embouchure métallique du canal. Un autre cri, plus proche, moins vibrant, plus humain lui fit relever la tête dans la fine bruine qui tombait, inlassable et froide, sur cette partie de la ville encombrée de carcasses de voitures que d’improbables vendeurs tentaient de refiler à l’amateur égaré dans ces lieux d’illusion. Le cri se rapprocha encore et une sale impression l’envahit, celle qui le saisissait chaque fois qu’il se sentait à la merci de ses émotions. Une femme agressée, une rixe vite réglée, des coups portés dans l’étouffement des douleurs fulgurantes, toutes ces images défilèrent dans la peur qui lui fit accélérer le pas vers la rambarde du canal. Il se reposa contre un poteau de ciment et fouilla dans la poche de son manteau, en tira une boîte métallique qu’il ouvrit fébrilement et prit une pilule qu’il avala en fermant les yeux. Quelques instants plus tard, il reprit sa marche et sentit une légère euphorie le gagner. Sa promenade le mena jusqu’aux écluses qu’il regarda longuement plonger dans les eaux noires. Il est temps de rentrer, se dit-il, sa promenade hebdomadaire avait fait son effet. Il retrouva son calme et constata qu’il était à nouveau serein. Les cris s’étaient estompés et le canal lui apparut tel que le décrivait la monographie qu’il avait lue quelques semaines auparavant. Charme désuet des anciennes cités ouvrières, mémoire d’un temps où le travail ne se reconnaissait que dans la douleur, friche encore vive d’une ère de luttes et de défaites, le texte se voulait tout entier voué à l’admiration distante d’une époque révolue. Il reconnut toutes ces qualités et rentra chez lui satisfait.

Quand il se réveilla pour prendre son café matinal, l’homme ressentit une étrange douleur du côté du cœur et dans la région abdominale. Il s’en inquiéta un bref instant mais une autre pilule dilua à l’instant le malaise. Il faudra que je ne m’en inquiète plus, pensa-t-il en laçant ses chaussures. C’est une histoire comme les autres, en fait, une banale histoire d’amour, je ne devrais plus m’inquiéter, ça passera comme c’est venu… Dans le tram qui le conduisait à son bureau dans le quartier Léopold, cette idée de banalité lui revint à l’esprit. Banale, peut-être, oui, mais bien embarrassante cependant, cette histoire d’amour, marmonna-t-il en regardant défiler les façades rénovées qui donnaient à la rue des airs de jouet monstrueux. Les rose indien et les vert bouteille alternaient avec la crème des crépis. C’était une rue de parade qu’on avait conçue là, une rue de sucrerie et il trouva cela assez joli. Mais banale ou pas, il me semble que ma douleur se fait trop pressante ces temps-ci. Il faudra que je consulte…

L’amour lui était tombé dessus sans crier gare. Un courant d’air qui avait tout emporté, lui, ses calmes promenades et ses journées sans histoires. Il l’avait rencontrée au mariage d’une inconnue auquel il avait été invité par politesse et quand il entendit sa voix prononcer son nom pour lui souhaiter la bienvenue, il hésita un bref instant avant de la regarder tant il trouvait cette voix apaisante, douce, profonde, sans aspérité. Une voix de rivière d’été, un son grave et subtil à la fois. Un chant presque, qui serait descendu jusqu’à son silence. Il leva les yeux vers elle et capta son premier sourire. Il était parfaitement accordé au trouble que la voix avait fait naître en lui et qui lui faisait distinguer aussitôt la simplicité de l’accueil de la crispation des politesses les plus sourdes. Elle l’interrogea sur sa présence, d’éventuelles connaissances communes et lui présenta la mariée, sa sœur, qui l’accueillit en reine d’un jour, discrète mais parfaitement rayonnante. Après quelques mots de circonstance, ils s’éloignèrent vers le buffet. La femme parla longuement, expliqua sa présence au mariage, elle qui venait d’un pays lointain. Elle était là pour quelques jours seulement et allait bientôt reprendre l’avion, une semaine plus tard. Ils échangèrent leurs adresses et promirent de se revoir au plus vite. L’homme dansa avec la femme, parla et sentit une légère douleur lever du côté des côtes. Il prétexta une journée chargée le lendemain et s’éclipsa au milieu de la fête. Elle le regarda partir le visage un peu triste et lui promit de lui téléphoner dès qu’elle aurait organisé le rituel du départ qui était, dans sa culture, un théâtre de déchirement. Elle sourit encore en disant qu’elle souhaitait, s’il l’acceptait, l’inviter dans trois jours, chez sa sœur. Ils prendraient le thé et feraient plus ample connaissance. Il accepta avec joie et sentit la douleur augmenter. Quand il se retrouva dans son appartement, la douleur était si intense qu’il reprit une de ses pilules en se promettant de passer quelques examens chez son médecin dès le lendemain.

Dans la salle d’attente, quatre personnes le précédaient. Trois femmes, jeunes encore et un homme d’une soixantaine d’années. Il les salua et ils répondirent à son salut avec un sourire où la politesse, même dans la crispation qui construit le masque, avait peine à émerger. Les voix étaient ternes, les regards brillants. L’homme attendit pendant près d’une heure avant d’être invité par le médecin à pénétrer dans son cabinet. La consultation ne traîna guère. « Le cerveau, tout doit se dénouer là, le reste n’est que du travail de seconde main, si j’ose dire, lança le médecin en riant. Le cerveau, c’est là que se jouent les grands rôles qui donneront naissance aux grands de ce siècle, cher monsieur. Le cerveau n’est plus l’ennemi de toujours, croyez-moi, il apparaît aujourd’hui tel qu’en lui-même : complexe, certes mais aussi tellement incertain, tellement aberrant parfois. Connexions et déconnexions alternent avec une belle anarchie, c’est ça le désastre de cet étrange organe, cher monsieur, le chaos ! Il suffit de le prendre en compte et vous verrez soudain le monde s’organiser autour de quelques idées simples, tranchées, nettes, vous verrez un monde en noir et blanc s’estomper et naître la beauté d’un lavis. Vous verrez se mêler chaque chose afin de n’en faire plus qu’une, vous vous réjouirez du silence des hormones et du miracle de la fine pesée des sels, minéraux et autres oligoéléments. C’est ça, cher monsieur, le présent : la biochimie forcera la philosophie à n’être plus que ce qu’elle se refusait en secret d’être jusqu’à aujourd’hui, un manuel de savoir-vivre à l’usage des mourants. Il nous faut envisager de durer, cher monsieur, et durer signifie qu’on équilibre la part du diable et de dieu en nous. C’est là que j’interviens, comme un archange oserais-je dire, un coryphée inspiré à la main bienfaitrice. Regardez, mes mains, cher monsieur, elles sont souples et douces, elles sont faites pour caresser et calmer les douleurs, elles sont ouvertes sur le bienfait que nous offrent les dieux du lithium et du silicium, elles sont calmes et décidées à la fois, ce sont des mains consolatrices qui distillent ce qui fera d’un être déchiré et triste un sujet équilibré et heureux. Voilà mon rôle, cher monsieur, et vous êtes là à me parler de douleurs alors que mes palpations m’indiquent que vous êtes mécaniquement parfait, ce ne sont que dérèglements et accidents du corps, monsieur, pannes et reprises et là, croyez que votre affaire est réglée, nous réparons plus sûrement que vous ne l’envisagez dans vos dérélictions les plus noires. Mais le cerveau, monsieur, le cerveau palpite, réclame, bave de contentement alors qu’il a été satisfait par nos soins, le cerveau s’apaise alors et vous retrouvez le calme état des héros anonymes, celui des vivants construits pour durer. Vous allez donc oublier à l’instant cet ancien réflexe qui consiste à chercher dans la vie des prétextes à souffrance, cher monsieur. Cela est de l’histoire ancienne. Bien sûr, vous entendrez encore parler de ces êtres bizarres qui s’obstinent à se passer de nos pharmacopées mais que pouvons-nous pour eux ? Rien, ils passeront aussi vite que leurs ancêtres, l’âme tourmentée, toute entière plongée dans des abîmes que nous comblons aujourd’hui grâce à la chimie de la réconciliation. Voilà, cher monsieur, l’amour, nous le savons aujourd’hui, ne mérite aucune douleur, n’a droit à aucun dérapage de l’âme, c’est un sentiment qu’il convient d’ajouter aux grandes sensations dont nous pouvons user aujourd’hui avec soin et prudence. Voilà ce que je pense, cher monsieur et je vous conseille donc de prendre ceci entre chaque repas. » Il prescrivit un médicament qui ferait, précisa-t-il, effet dans trois jours. L’homme le remercia chaleureusement et se rendit à la pharmacie qui jouxtait le cabinet médical. La pharmacienne lui tendit la boîte de médicaments en souriant et lui souffla qu’elle en prenait depuis peu et qu’elle ne s’était jamais sentie aussi bien. De plus, ajouta-t-elle, elle connaissait des amies qui avaient gâché leur amour et leur vie en refusant les soins qu’on pouvait espérer aujourd’hui.

Quand l’homme se rendit chez la femme qu’il commençait à aimer, trois jours plus tard, il trouva la ville réjouie et en paix. « L’ordre du cerveau se construit tout à l’extérieur de nous, avait énoncé le médecin avec un sourire sentencieux. C’est ce que nous bâtissons qui transforme le monde et ce monde doit être à l’image de nous, fort et sans excès, adouci par le sentiment infini d’être relié à tous et plein de chacun, voilà la clé de ce que certains anciens appelaient dieu et que nous maîtrisons enfin dans nos meilleurs laboratoires… » L’air était sec, le ciel sans nuages. Il trouva la femme toujours aussi belle que le premier soir mais sa voix lui sembla moins profonde, moins subtile. Il l’écouta avec cette très légère distance qui permet au passant de supporter le fracas des désastres. Il but le thé, regarda les photos du mariage, sourit comme il le fallait et s’entendit dire qu’il irait certainement lui rendre visite quelques mois plus tard, c’était certain, elle pouvait le croire. L’après-midi déroula sa quiétude dans des odeurs de sucre et de miel et il demanda un verre d’eau pour prendre sa pilule de cinq heures. Elle l’interrogea sur son mal et il balaya son souci d’un geste calme. Ce n’est rien, une douleur au côté qui a disparu maintenant. Quand vint le moment de la quitter, il l’apprécia tout autant que celui de la rencontre. Il se sentit enfin en paix.

Le bus qui le ramenait à la maison dut soudain s’arrêter au milieu d’une rue où un attroupement bigarré obstruait le passage. Le conducteur les pria de patienter quelques minutes, il allait se renseigner. Quand il rejoignit les passagers, il avait le regard sombre. Une grue qui vacillait, trois hommes sont montés pour la consolider, un boulon a lâché, deux hommes sont tombés, trente-cinq mètres, morts sur le coup, le troisième s’est accroché, il est suspendu là-haut, c’est terrible, les pauvres… Il redémarra et l’homme remarqua que plusieurs passagers venaient de porter à la bouche la même pilule bleuâtre que celle qu’il avalait en se concentrant sur le spectacle du ciel qui se marbrait des belles couleurs fauves du crépuscule.

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