La répétition

Daniel Simon,

Tout avait brûlé. L’appartement, les meubles, les livres, les photos, les souvenirs, les raisons de rester. Il était parti. Il avait loué un meublé, faisait ses heures au travail, écoutait la musique du monde se désaccorder. Il venait de quitter l’orchestre, les oreilles vides, le cœur enfin léger, il avait rompu.

Il fallait tenir ses nerfs pour les détendre parfois dans de brèves et laborieuses jouissances et regarder la neige tomber en été sans surprise. Il était devenu un vague salaud à force de se regarder de travers. Il esquivait, mâchait ses frustrations comme une vieille chique et crachait son jus en attendant mieux

Ses amis disparaissaient sans reprendre contact, des femmes traînaient dans sa mémoire et aucune dans son lit. Il avait peu de temps et trop de choses encore à faire. Il regardait la terre comme un endroit familier qu’il oublierait vite. Quelques coins de ciel l’obsédaient. L’océan s’éloignait de lui à chaque nouvelle marée

Il ne se prenait plus pour quoi ni qui que ce soit, un peu de liberté lui avait allégé les épaules et il sentait que son temps commençait à se muer en souvenir. Son médecin lui avait donné sept mois, une éternité. Sept ans, sept jours, sept mois… Ça ne changeait pas grand-chose à l’affaire, l’irrémédiable panne devait arriver alors tant qu’à faire, autant qu’il en connaisse les circonstances.

1.

Bricmont fait la grimace, il a mal au ventre. C’est la fête du 1er mai, des banderoles, des discours hargneux, des cris sans conviction, des farandoles en chantant la Carmagnole, de la joie finalement, comme par enchantement le soleil est de la partie, des couples dansent sur la place.

Les frottis frottas des corps faussement familiers dans ces fêtes surjouées ne l’amusent pas. Une noire aux yeux verts s’approche de lui en agitant des fanions rouges, elle lance à Bricmont un joli sourire. Il essaye de se défiler, tourne la tête, la femme est si belle dans toutes ces couleurs qu’il ne sent pas à la hauteur de cette joie de vivre évidente. Mais elle insiste, elle l’attrape par le col de sa veste et l’attire à elle en lui disant qu’ils sont cousins et que ça se fête. Elle éclate de rire en voyant sa tête. « Cousins ? »

« Bruxelles-Kinshasa, c’est de la même famille, non ? demande la femme en se plantant tout d’un coup devant lui sans bouger.

— C’est vrai, reconnaît Bricmont, on a pas mal de secrets en commun, et des enfants métis dans les deux camps…

— Alors, à la famille, viens boire un verre à sa santé, allez viens…

Et elle tire Bricmont par la main vers un bar de fortune installé au pied de l’orchestre.

Bricmont se laisse entraîner sans se faire prier, soudain, il se sent plus léger, quelque chose est en train d’arriver, la femme semble si joyeuse qu’elle contamine tout autour d’elle et ce ne sont que rires et embrassades jusqu’au comptoir.

« Moi, c’est une bière, dit la femme, et toi ?

— Comme toi, à une condition…

— Déjà ?

— Ton nom ? Je ne trinque pas avec des inconnues, et il rit de bon cœur.

Il se trouve gauche et il aime ça.

— Denise !

— Denise…

— Ngalula, Denise Ngalula, je suis de Kin, à Bruxelles depuis vingt-cinq ans maintenant, j’ai même appris à aimer l’hiver et la neige !

— Tu es seule ici ? Moi, c’est Jacques…

— À ta santé monsieur…

— Bricmont, Jacques Bricmont…

— Oui, avec deux enfants, t’inquiète on n’est pas vraiment seuls… À ta santé, Jacques !

— À la famille, lance Bricmont en regardant vaguement vers le ciel. »

Ça l’étonne, cette façon d’y croire en prononçant ces mots. Ça l’envahit d’un coup, il a peut-être raté un épisode mais il croit reconnaître ce sentiment qui commence à irriguer son corps endormi. Denise insiste pour qu’ils aillent manger un morceau dans une nganda de sa copine, on y sert des plantains délicieux, il aimera, c’est sûr.

Et les voilà partis bras dessus, bras dessous. L’après-midi s’est accrochée aux nuages et la nuit est arrivée sur eux légèrement comme pour les isoler encore du monde qu’ils devraient rejoindre bientôt. Denise a embrassé Jacques et Jacques a embrassé Denise. Ils sont rentrés chacun chez soi, « Les enfants, tu comprends… » a dit Denise et Jacques comprenait. Le lendemain, ils se sont revus et le surlendemain et les autres jours de la semaine. Bricmont se sentait tellement mieux, Denise le rassurait et lui offrait le plus important, de la joie.

Cela dura jusqu’à la fin de l’été. Les enfants de Denise avaient adopté Jacques et Jacques apprenait à les aimer. Il retourna à l’hôpital pour un nouveau bilan. Ça ne valait pas la peine de se lancer dans cette histoire si c’était pour se défiler au dernier coup de gong. Les résultats étaient stationnaires mais rien ne semblait avoir empiré, le médecin lui annonça qu’il devrait revenir dans un mois.

Le mois passa sans que Jacques ne parle de sa situation à Denise. Le jour de la visite, elle l’attendait à l’entrée de l’hôpital dans un grand manteau de laine. L’automne les avait rejoints et leur relation avait pris cette consistance qui donne aux êtres le sentiment de ne plus se sentir flotter dans un univers sans limites. Ils s’aimaient, se l’étaient dit avec simplicité, ils avaient pleuré, avaient appelé les enfants pour leur annoncer qu’ils allaient essayer de vivre ensemble. Les enfants n’étaient pas étonnés, ils approuvèrent, les embrassèrent et repartirent jouer.

« Ma chérie, qu’est-ce que tu fais là ? dit Bricmont en lui tenant les mains.

— Monsieur Bricmont Jacques, vous n’allez quand même pas me laisser croire que vous me prenez pour une naïve ? J’ai vu les médicaments à la salle de bains, dans ta trousse, je rangeais, ils sont tombés. J’ai regardé la notice et j’ai compris. Tu vas un rendez-vous important aujourd’hui, à huit heures, tu as dit. Tu es rentré chez toi hier pour te préparer, disais-tu, j’ai compris, mon amour, c’est tout. Si je me trompais, tant mieux, si j’avais raison, nous serons mieux à deux pour connaître la suite. »

Avant sa rencontre avec Denise, Bricmont était au bord, toujours le bord était en lui et un pas de côté pouvait le faire vaciller. Alors, il allait en courant, en tentant d’échapper à cette fascination du trou dans lequel il pourrait tomber. À cet instant, il se voyait plonger. Denise venait de lui donner plus qu’il n’avait jamais reçu et il se sentit l’homme le plus misérable de la Terre de ne pas lui avoir dit toute la vérité plus tôt. Ils se prirent la main et patientèrent dans la salle d’attente en silence. Bricmont était apaisé, Denise avait peur mais elle souriait à Jacques et la visite terminée, ils décidèrent de vivre ensemble, quoiqu’il advienne.

2.

L’installation de la nouvelle famille se fit rapidement dans un appartement un peu plus vaste. L’hiver avait tout saisi à la gorge d’un seul coup. La ville était ralentie et les hommes peinaient à maintenir le rythme accéléré du temps. La famille Bricmont-Ngalula profita de cette saison de confinement pour ajuster ses marques. Denise avait ses enfants chevillés au corps. Michel et Caro âgés de cinq et sept ans tentaient tout pour grignoter chaque jour des petits morceaux de liberté supplémentaires. Ça fatiguait Denise. Jacques n’y trouvait pas grand-chose à redire, « Ce sont des petits, répétait Jacques le soir à sa femme, des petits anges, des enfants d’amour, laisse-leur un peu de mou… » Denise resta ferme. Elle ne lâcherait pas la bride sur le cou de ses trésors, elle devait tenir bon, elle avait dû toujours mener sa barque seule et n’avait pas encore pris l’habitude de s’en remettre au deuxième rameur…

Jour après jour, il fallait recadrer, rappeler, expliquer. Jacques qui n’avait jamais connu de la vie que les amertumes des perdants, avait pris goût à cette nouvelle place que Denise lui avait offert. Mais lentement, c’était de douceur et de maternage que Jacques se mit à rêver. Il consolait, racontait des histoires, entourait Denise de cette tendresse dont elle n’avait pas profité depuis si longtemps. Ses enfants recevaient son amour et son amour devait parfois être dur comme le diamant. Elle savait que si elle chutait, elle ne pourrait pas se relever. Quand le père des enfants était mort, elle avait cru devenir folle. Peu à peu, elle avait appris à jouer au père et à tenter d’être une mère. Mais les deux rôles étaient écrasants. Elle se trompait parfois de texte ou devait improviser.

Jacques retourna tous les mois à l’hôpital, il semblait aller mieux, ses analyses n’étaient plus alarmantes. Il reprenait du poil de la bête. Denise était heureuse et les enfants grandissaient. Un jour, le médecin lui demanda, à la clôture de la visite habituelle, ce qu’il avait changé dans son hygiène de vie. Jacques lui raconta leur histoire en quelques mots et soudain il comprit ; d’un trait, la phrase se forma et il la prononça avec une joie ineffable, « Je crois que je suis devenu une meilleure mère ! »

Quand il rapporta cette phrase à Denise, elle éclata de rire et lentement des larmes se mirent à couler le long de ses joues. « Oui, je crois, que tu es une bonne mère et je suis meilleure moi aussi, depuis que tu as retiré de mes épaules ce costume si lourd que je devais porter pour ne pas tomber. Tu me permets de remettre la douceur au cœur de ma vie et cette douceur n’est pas dangereuse, elle n’est pas fade, molle. Nous sommes père et mère chacun mais c’est moins lourd grâce à toi Jacques… » Ils se serrèrent dans les bras, ils n’étaient pas sûrs de comprendre tout ce qui était en train de changer en eux, mais ils savaient que cela valait mieux que ce qu’ils avaient fait jusqu’à présent.

L’été arriva. Jacques apprit que sa guérison n’était pas encore garantie mais que la rémission était certaine. C’était du temps de gagné pour jouer leur nouvelle vie. Denise et Jacques avaient le sentiment de répéter ce qui serait peut-être un jour à peu près au point, ils ne savaient pas quand mais ils avaient la nette impression de découvrir en eux quelque chose de neuf et qui avait toujours été là.

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