Le Bureau des haines

Daniel Simon,

Maintenant que le soir tombe, que les affaires se calment, je peux reprendre mon récit là où je l’ai laissé hier. Voilà des jours que je ne suis rentré chez moi, que j’abandonne mes intérêts au profit de cette avalanche de notes, de mémos et de mémoires sans fin.

Voilà des mois que je griffonne, tapote, téléphone, envoie des mails, rappelle mes correspondants, leur soulignant tel ou tel point de la loi. Des mois qu’ils me répondent que la loi n’est pas une, mais territoriale, que le droit est une affaire de mœurs, une coutume annoncée et qu’il faut alors le respecter comme une divine bavure du sacré sur les hommes.

Je suis peintre, aquarelliste, je passe mon temps à guetter la lumière et à la saisir dans l’eau perlant de mon pinceau mouillé d’un peu de couleur. Je lisse le temps dans des lavis et je me protège des intempéries et des coups de vent fréquents dans la région en me coiffant d’un chapeau de pêcheur un peu ridicule mais qui me donnait l’air de quelqu’un qui va couper ses rosiers un dimanche. Je passe dans la vie en laissant derrière moi les vagues traces de ce que j’ai émondé. Mais je ne vois rien dans mon horizon qui m’empêcherait ou m’ordonnerait d’avancer. La vie est calme, un peu bête, c’est vrai mais suffisante.

Ils se sont mis à frapper à ma porte un lundi, je m’en souviens très bien, c’était un lundi après les vacances d’été, les enfants venaient de rentrer à l’école et je ne sais pourquoi, mais ce lundi-là, ils étaient une bonne vingtaine à ma porte venus me demander de notifier leurs plaintes et les raisons de leurs désagréments. Je dois préciser que je dépendais à l’époque d’un ministère un peu vague qui avait pour mission le vivre ensemble, ou quelque chose comme ça, bref, cette administration avait hérité d’une mission : engranger les plaintes, les témoignages de dysfonctionnements et les débordements qui auraient pu mettre la vie à mal. Je veux dire la ville, mais dans mon affaire, c’est du pareil au même.

Donc, ce lundi, il pleut, ça sent le chien mouillé dans tout l’étage et je me heurte à cette troupe un peu molle qui m’attend. Je pénètre dans mon bureau, les fais patienter quelques minutes, déplie mes dossiers et ouvre mon ordinateur. Par habitude, tous les matins, je fais une partie de solitaire sur mon écran, ça me réveille et me dope le moral. J’ai l’impression que je joue mon destin en maniant les cartes virtuelles et souvent, ma journée dépend de ce que j’ai déposé comme face sur une autre. C’est simple, ça ne mange pas de pain mais ça nourrit son homme.

Surprise, ma boîte mails ne s’ouvre pas, elle est manifestement encombrée. Des spams encore et toujours, des pétitions idiotes, des chaînes de félicité béate, des appels au secours, des déclarations flamboyantes, toujours et toujours, des milliards de messages qui ne servent qu’à ouvrir le tube à messages pour faire passer encore et encore plus de sourdes imbécillités qu’on prend aujourd’hui pour la conscience des hommes. Je m’y connais un peu en matière d’ordinateur et je ne me laisse en général pas démonter par des questions de pure logistique. Un coup d’œil par la porte et je constate que la vingtaine de personnes estimée à mon arrivée a doublé depuis dix minutes.

Je referme la porte, téléphone à mon collègue de l’étage du dessus mais la ligne est occupée. Je retourne dans l’embrasure et annonce que je commencerai à entendre les dépôts de plaintes dans dix minutes maximum. Pas de réaction, tout est calme. Bizarre, mais j’en profite pour rejoindre mon bureau. Téléphone, néant, j’ouvre ma boîte mails d’une main et de l’autre j’envoie un SMS à ma collègue du deuxième, lui demande si elle peut descendre m’aider. Je suis débordé et sa présence me sera d’un précieux renfort. Elle me répond une dizaine de secondes plus tard, « Suis dans la merde, ils sont partout, ai appelé le chef ».

Vous avez sûrement compris ceci, je suis un homme qui ne s’avoue pas facilement vaincu, alors je décide de commencer le travail de copiste qui est le mien, à la plume s’il le faut, mais je ne me laisserai pas impressionner par une troupe de péquenots venus réclamer le récépissé de leurs arguties minables. Je m’installe, je tente encore l’ordinateur mais tout est bloqué, je réessaie le téléphone, toujours rien, alors allons-y, je crie, « La première personne s’il vous plaît » et une dame, la quarantaine, entre. Je la prie de s’asseoir et de me remplir le formulaire que je lui tends (nom, adresse, régime législatif choisi). Elle pointe les différentes questions et défait son manteau pour commencer sa déclaration.

— Vous savez, Monsieur, ce n’est pas que je veuille critiquer le système de l’un ou de l’autre mais il y a des limites ! Figurez-vous que mon voisin, un homme sans importance apparente, un de ceux qui trafiquent dans les night-shop, vous les voyez, hein ? Et bien mon bonhomme, je l’entends tous les soirs rire et mettre de la musique, pas trop fort, mais fort quand même, de la musique de chez eux, Monsieur, et ces rires, ces battements de mains que j’entends tard dans la nuit, je pense que ce sont des signes de joie, Monsieur, des manifestations de fête, je pense que ce type est une sorte d’agent double, Monsieur ! La preuve, la journée, pas un mot, pas un sourire, rien, lui, sa femme et ses enfants, pas un mot et la nuit, la nuit, Monsieur, la nuit, c’est une sarabande.

— Que dois-je noter, Madame ? L’heure de la manifestation, la durée, précisez, s’il vous plaît…

— L’heure ? Le soir, vers 22 heures. C’est ça, et la durée ? Toute la nuit, Monsieur, toute la nuit.

— Je note, Madame, je note. Autre chose ?

— Non. Mon nom, dites, mon nom sera associé à la plainte dans le rapport mensuel ou je peux demander une clause de respect, je veux dire une clause de discrétion ?

— Vous pouvez, Madame, l’ordonnance du 20 août l’autorise.

— Je préfère.

— Voici votre reçu, vous serez avertie de la suite. Merci, Madame.

Elle se lève, remercie, remet son manteau et laisse la place au deuxième, un grand mince, chauve et pâle.

— Monsieur, c’est insupportable, cette… comment dire, cette femme, ces yeux, rien que ses yeux, cette femme… Je ne peux pas, Monsieur, on n’est pas au Moyen Âge, quand même !

— Que ne pouvez-vous pas, Monsieur ?

— La piffer, Monsieur.

Silence. Je le regarde, étonné de la simplicité cinglante du ton. La piffer ! Comment vais-je encoder cela plus tard, me dis-je. Piffer…

— Je ne peux la piffer, ils ne sont pas comme nous… Elle… et les autres de sa tribu, je souhaite que vous notiez que dans mon quartier ils se promènent le soir, par petits groupes, l’air patibulaire. Un air que je les soupçonne de prendre pour nous provoquer, Monsieur, autrement dit, ces groupes, ces bandes, ce sont des façons de nous mettre la pression, voilà, une façon de nous mettre à bout. Je souhaiterais donc déposer une plainte pour agression et tentative d’intimidation.

— Oui, Monsieur, mais pourriez-vous préciser les gestes, les mimiques, les allures ?

— Les allures ? Des airs de deux airs, Monsieur, des allures de voyous, voilà. Ma plainte n’est pas recevable ?

— Nous recevons toutes les plaintes, c’est un principe de base, le droit à l’expression, le droit des minorités à se plaindre des majorités et l’inverse, c’est un droit, acquis durement par nos pères et nous devons le respecter, le défendre même.

— C’est une excellente chose. Au revoir, Monsieur.

Le troisième entre, un petit gros au visage avenant. Il annonce d’emblée qu’il souhaite fermement participer à cette vaste opération populaire que l’Assemblée a annoncée l’été dernier. Qu’il est fier d’être un des premiers de sa communauté à nommer la barbarie de l’autre. Il se met à parler avec volubilité, je lui demande de quel régime judiciaire il dépend et il me dit, tout à trac, de celui que je suis obligé de subir, Monsieur, en raison de ma résidence. Mais, Monsieur, je tiens à préciser que je vais porter plainte contre ledit régime afin de permettre à mes enfants, dans un futur proche et, espérons-le, radieux, de ne plus devoir se plaindre, voilà.

— Quand je me suis retrouvé accueilli par l’administration de mon arrondissement alors que je venais de vivre le pire, là-bas chez moi, je veux dire, là-bas où c’était chez moi avant, je veux dire au pays, plus précisément, dans ma région, là-bas, quoi, quand je venais de subir la perte irréparable de ma troisième épouse, de deux de mes enfants, que je venais de devoir quitter mon pays aimé que j’ai été ici même accueilli et enfin, abrité dans le droit et dans la législation d’une démocratie plus solide que toutes, quand j’ai donc été accueilli dans mon exil, quand je me suis retrouvé ici avec ma famille morcelée, quand je me suis retrouvé dans les conditions difficiles que suppose tout exil, j’ai été amené à vivre sur le sol qui m’était désigné où le régime linguistique et législatif différaient de ce que je m’attendais à trouver et quand cet exil a trouvé enfin son terme, je peux le dire, Monsieur, oui je peux le dire enfin, un nouvel enfer a commencé pour moi. J’étais ailleurs, alors que je pensais être ici, ailleurs alors que je souhaitais être ici. Et de cela, Monsieur, de cet imbroglio administratif, trace d’un ancien mépris pour l’homme que je suis, je souhaite, Monsieur, porter plainte et exprimer publiquement mes récriminations. Profiter du désarroi de celui qui souffre pour le pousser dans des limites qu’il n’a pas choisies est un abus de confiance, Monsieur, une entourloupe qui déshonore ce pays. Voilà, c’est tout.

Je lui tends le récépissé réservé aux plaintes extraterritoriales et le prie de faire entrer la personne suivante.

Une jeune fille, rousse, mignonne, mal fagotée et l’air rembruni s’assied sans que je l’y invite.

— Ce qu’il me semble, c’est que tout et n’importe quoi peut se dire ici, n’est-ce pas ?

— Oui, Mademoiselle, chacun ici est libre de déposer sa plainte et d’exprimer en son âme et conscience ses reproches, c’est avec ce matériau que toute démocratie humble ratifie ses avancées, elle poursuit ainsi son œuvre, Mademoiselle, qui est de se plier à la loi du plus grand nombre qui est aujourd’hui comme vous le savez l’addition des unités les plus basses. Je veux dire les plus fines, les plus infimes, plutôt.

— Eh bien, voilà, y a chez nous, dans le quartier un type, je le soupçonne, je le soupçonne de certaines pratiques, comment dire, de certaines pratiques rétrogrades, elles sont, elles sont le signe d’un monde immonde, Monsieur, dégueulasse, et ce n’est pas un sale type qui va me dicter ce que je dois faire en matière de baise, Monsieur. Voulez-vous noter « baise ». Merci. Quoi ? C’est pas possible cela, il fallait que cela cesse, si même les gens de morale se mêlent de notre cul !

— Voulez-vous nommer une personne en particulier, Mademoiselle ?

— J’aimerais mieux pas.

— Comment voulez-vous qu’une plainte soit ratifiée si elle ne précise pas l’objet et le sujet de la plainte ?

— C’est vraiment nécessaire ? Il me semble que l’exemple suffit, non ?

— Je note, Mademoiselle, pour l’exemple, c’est cela ?

— Oui, merci.

Elle se lève, sort sans me regarder et me laisse avec cette plainte administrativement incomplète. Je suis un rien désarçonné mais la suite des témoignages me ressaisit et je passe allègrement d’une bordée à l’autre de l’inhumanité. Je note, note et note encore. Des recoupements seront à faire, des questions à préciser mais globalement, je peux déjà noter que l’ensemble des plaintes est marqué par une première dimension, d’importance et insoupçonnée auparavant : ce qui semblait convenir à l’ensemble ne plaît plus à personne. Mais pourtant quelque chose semble apparaître, se profiler et sonner juste, les haines sont étales, un calme et profond océan de haines a surgi devant moi. J’y ai connu les secousses de l’Histoire, les impasses de la géographie, les frustrations religieuses de tous bords, les peurs instinctives, les prurits linguistiques, les insultes communautaires, les délations les plus abjectes où le père dénonce le fils et le fils abjure la loi de son clan, j’ai entendu des enfants se plaindre de leurs enseignants, des parents mortifiés par le monde où ils vont plonger leur progéniture et accusant dans une haine sans limites la joie et la dépense, j’ai entendu la misère se prendre pour la vertu et lentement notre pays se dégrader dans des préoccupations et des méthodes qui salissent celles et ceux qui en usent. Non pas qu’il faille ignorer ce que le monde réclame en grognant mais il y a la manière… Et sans manière, tout fiche le camp en deux temps trois mouvements dans la barbarie. Voilà ce que je pense.

La journée a été épuisante mais j’ai tenu bon. Des colères, des mépris, des délations, des jalousies, des rancœurs, j’ai tout eu, mais sans sourciller, j’ai tout enregistré et je peux ainsi confirmer que toute chose sera bonne à dire. J’ai senti, comment dire, un sentiment de fierté quand je me suis vu confronté à l’ampleur de ma tâche, je me suis représenté l’immensité des missions à accomplir encore mais j’ai tenu bon, je vous dis. Je ne cédais pas devant les difficultés apparentes, les manifestations apparemment d’un autre âge. Cet âge aujourd’hui est celui de toutes les libertés et j’en suis d’une certaine façon le gardien. Le Bureau des haines est devenu cet îlot de liberté que chacun rêve de préserver coûte que coûte. La nuit a été brève et le lendemain, la journée s’est déroulée dans les mêmes conditions que celle que je viens d’esquisser pour vous dans mon récit.

La semaine s’est traînée dans les mêmes misères mais chaque jour, je découvrais une parcelle de haine que je ne connaissais pas, un morceau de mépris que je n’avais jamais recensé.

La fin de l’année approche et des décisions importantes vont être prises par les Décideurs, ils sont certainement tout empreints de cette empathie qui permet aux Grands de faire la différence entre la haine sans objet, celle qui ne s’exprime que pour passer le temps (l’ennui est si bien partagé) et la haine cruciale, fondatrice d’une présence au monde nouvelle, attachée à considérer l’homme tel qu’il est.

Gageons que mon Bureau des haines aura participé à cette tâche sublime qui est de regarder sans ciller le cœur de l’homme tout entier.

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