Le fauteuil de cuir rouge

Daniel Simon,

Une de ces journées d’été quand le ciel manque à tous ses devoirs : le gris scintille dans les nuages où l’orage électrise l’horizon.

Une douleur à la tête. Il arrête de médire. Il regarde ses employés, étonné. Il s’assied face à son bureau. Il comprime sa douleur entre ses deux mains et tombe lentement à la renverse, emportant son siège capitonné avec lui. Le crâne touche le sol avec un bruit mat, les yeux se ferment. Il n’est déjà plus là pour voir la maladie accrocher ses lianes parasites.

Sirènes, ambulance, soins intensifs, tout le savoir du monde s’enroule amoureusement autour de sa douleur.

C’est grave, vous le savez, prononce le médecin calmement. L’homme écoute, à distance, comme ceux qui ne croient pas aux miracles. Ils n’attendent plus rien de la ponctuation. Ils savent que la phrase ne suppose aucune virgule, aucune suspension. Lapidaires et compassionnels, voilà les messages de l’au-delà, pense-t-il en gardant les yeux fermés. Ça commence toujours ainsi une banale histoire qui touche à son terme. Promesses, mensonges, espoirs filandreux, tout sent la morne ascension de la solitude. Il ouvre les yeux maintenant et il aperçoit le jeune médecin au regard assombri, le visage marqué par l’aveu.

On dirait qu’il souffre plus que moi, se dit l’homme en dépliant ses grandes mains blanches. Il regarde ses mains en imaginant que bientôt elles vont rétrécir et brunir. Elles ne toucheront plus que le drap amidonné de mon lit d’hôpital et elles perdront bientôt leur usage de mains fortes et possessives, se dit-il en les ouvrant et les refermant plusieurs fois de suite, agitant les doigts, comme le font les sportifs avant l’effort. Il sent ses mains, comme deux crabes agiles prêts au combat, répondre encore aux volontés de sa vie presque déjà ancienne. Il scrute ses mains en se disant que c’est tout son corps qui va rétrécir et se couvrir d’un archipel de taches brunes. Le médecin lui demande s’il veut parler maintenant ou plus tard. Il préfère plus tard, sourit et remercie. Le médecin quitte la chambre en lui promettant qu’ils se battront, c’est certain, ça dépend de lui, mais tout est possible… L’homme prend la télécommande, allume la télévision. Une émission de téléachat animée par une jeune nunuche au sourire constipé l’hypnotise jusqu’au sommeil.

Il est face à la mer, enfoncé dans un large fauteuil capitonné de cuir rouge. Il domine la ligne d’argent des vagues et entend le fracas des rouleaux venir se briser contre les rochers où des masses d’écume grise, violette et jaune s’accrochent aux crêtes de granit. On dirait un gâteau gigantesque dont il serait, planté en son centre, le personnage en sucre que le pâtissier a disposé là pour attirer la gourmandise des enfants, le nez collé à la vitre du comptoir.

La mer est noire comme le ciel maintenant. Des reflets, des hachures de zinc déchirent les surfaces écrasées les unes contre les autres en lambeaux bleuis comme un métal mal forgé. Il est seul face à cet océan gonflé de vigueur minérale. Les estivants ont replié parasols, essuies et nattes de roseaux tressés. Ils ont emporté dans le même mouvement les chiens, les enfants et les grands-parents recroquevillés contre le vent qui déplace déjà les dunes avec la souple dextérité d’un illusionniste invisible. Le vent l’apaise. Lui seul, dans les volutes cendrées de cette mer démontée, peut encore l’apaiser. La torpeur qui le gagne depuis son accident quelques jours plus tôt au bureau est en train de le moudre et son hébétude a besoin d’un fouet puissant. Les hommes sont si maladroits pour ça, ils sont si intensément crédules, si indécrottablement attachés à leurs propres échecs qu’ils ne peuvent rien entendre ni dire face à un des leurs qui se noie. Ils s’agitent, ils crient, ils se sacrifient même mais ils ne peuvent rien distraire. Tout est en train de se jouer pour chacun, dans la même pièce, sur la même scène et certains rôles, plus tragiques et soudain projetés dans la lumière, mobilisent l’attention des protagonistes. Certains en profitent pour se couler dans l’ombre, d’autres renâclent de devoir donner la réplique à celui qui sera bientôt plongé dans l’acide d’une disparition brutale. Ils se méfient de cette dissolution, du malheur. Ils savent que la roue tourne et que ce qu’ils voient là leur reviendra bientôt sous une forme plus imprévisible encore. Ils savent que la fréquentation des morts n’apporte que la misère et les gouffres. Mais ils sont embarqués depuis si longtemps dans la barque commune qu’ils n’osent briser le pacte fait avec la bienséance des vivants. Alors, ils parlent, traînent leur piteuse arrogance dans le sillon des mourants et honorent les héros.

L’homme sait que ceux dont il faisait partie autrefois, là, en bas, sur la plage, courent pour ne pas entendre ce que le vent emporte des grands larges. Ils savent qu’il n’est pas temps encore pour eux de s’asseoir dans le fauteuil de cuir râpeux qui les attend sur le sommet de la falaise. Et que le monde a construit des maisons et des remparts pour faire obstruction au remugle des tempêtes. Il sait que c’est son temps aujourd’hui d’occuper ce fauteuil et que chacun, l’air de rien, l’observe du coin de l’œil en espérant capter un secret que les anciens n’ont jamais confié. Ils sont pareils aux arbres tordus et zébrés de sel que le vent sculpte à longueur de temps, les vieux, ils sont figés dans leur dernier mouvement, comme s’ils s’étaient retournés sur un improbable miracle et que, ne voyant que le vide obstrué des rancœurs de leur âme, ils avaient été saisis dans une éternelle stupéfaction. L’homme se sent comme ces arbres qui vont basculer bientôt en emportant le peu de terre qui les ancre encore dans ce désert de rocailles. Il les trouve pitoyables. Il sait qu’il va plier bientôt. Qu’il faudra qu’il abandonne enfin. Mais les arbres déjà ne l’intéressent plus, le vent fait lever des paquets de vagues qui se cassent en déferlantes dans des écroulements d’écume sale. Il ferme les yeux, gonfle ses poumons de cet air violent qui le glace et emplit une fois encore son esprit de cette rage toute simple qui enracine les vivants dans le terreau des morts. Son corps n’est plus qu’une gorgée que le gouffre va bientôt avaler. Il sait que l’hiver est toujours la saison la plus longue et qu’il va l’affronter dans la conscience de sa disparition. Il sait aussi que l’herbe repousse là où on l’arrache et que sa volonté ancienne appartient désormais à la cohorte des enfants perdus.

La barre, là-bas, a fondu dans le tumulte des eaux fracassées et c’est la frontière de cet enchevêtrement marin qu’il observe. Tout n’est que ciel et masses glauques. Le vent bouscule cette grandiose confusion. Il voit ce théâtre s’écrouler et là-haut quelque chose tente de faire place à un autre ciel dans l’infini des embruns. Mais tout à coup, dans une aspiration humide mêlée d’ozone et d’odeurs de mazout, la mer se replie une dernière fois. La lumière vire de bord et éclabousse la falaise, la plage et son fauteuil sans une feinte. Il ouvre les yeux sur une guirlande de méduses et d’algues embrochées sur les aiguilles rocheuses.

La maladie n’a pas besoin de répétition, elle vole la vedette à chaque fois sans ménager sa peine. L’homme se réveille la bouche pâteuse et entend le médecin lui dire qu’il subira plusieurs examens désagréables aujourd’hui. Il fait un signe de la main : il comprend, bien sûr.

La journée expire sans qu’il s’en aperçoive, encombrée de prélèvements, de scanners et d’injections. Il voit les murs de sa chambre se faner puis refleurir au rythme des drogues qui s’éteignent doucement et il s’endort paisiblement ce soir-là, sans autre divagation que les remords et reproches qu’il commence à distinguer peu à peu avec plus de netteté.

Il était homme, avant, à considérer ceux qu’il commandait comme de la piétaille chargée de le protéger contre les incertitudes du monde. Ils le haïssaient sans ambition, leur seule vergogne étant de garder devant lui un silence que d’aucuns auraient assimilé à de la soumission teintée d’une politesse sans éclats. Ils baissaient la tête, non par crainte ou pour masquer une future vengeance mais parce que simplement ils avaient l’échine basse de ceux qui craignent le pire à chaque instant. L’homme n’y voyait là que le vestige de leurs défaites. Parfois, il haussait le ton et c’était alors comme une vague de superstition qui les saisissait. Ils s’accusaient les uns les autres des pires vilenies sans autre raison que d’échapper une fois encore au doigt coléreux d’un père sans pardon. Ils voletaient autour de sa lampe et s’y brûlaient les ailes en craignant surtout qu’elle ne s’éteigne définitivement. Dans la lumière froide des bureaux, il les voyait passer, corps spectraux privés des vertus des ennemis véritables, ils étaient en proie au hasard de ses caprices et ils se consumaient.

Les soins eurent des effets foudroyants sur lui. Il connut la joie des enfants qui reviennent de l’école, les poches pleines de billes, de bonbons et de mauvaises histoires. Il exulta quand le médecin lui annonça que la thérapie lui convenait parfaitement. Il avait, avait-il avoué, des proverbes, des formules, des rites pour conjurer le sort mais il ne se doutait pas que la chaîne du mal s’était déplacée et qu’il allait bientôt, dans les semaines suivantes, perdre au goutte-à-goutte la maîtrise de ses réflexes et perceptions.

Chaque jour, il rentrait de l’école les poches pleines et étalait ses trésors sur son couvre-lit blanc. Il était heureux comme il ne l’avait peut-être jamais été. Ses mains étaient intactes, il n’y décelait aucune tache suspecte. Souvent, le soir, il faisait quelques pas dans le jardin de l’hôpital et respirait les parfums des lilas en pensant aux après-midi trop chauds de son enfance, quand sa mère l’emmenait chez une lointaine tante, à la campagne, où il galopait d’un arbre à l’autre, dans le verger en pente qui menait à la voie ferrée. Il s’asseyait, transpirant et gorgé des sucs des fleurs mauves, à la limite des rails, caché dans un buisson de sureaux pour échapper au regard de sa mère qui guettait distraitement ses cavalcades en buvant des liqueurs avec sa vieille sœur. Le train approchait et il déposait sur les voies de gros scarabées englués dans un chewing-gum qui se débattaient en tressautant sur le métal vibrant à l’approche de la locomotive. Ils explosaient dans un ferraillement sonore qu’il attendait, sans en comprendre le sens, comme l’écho d’un chaos qu’il mettrait des années à rejoindre. Il se lassa vite des jeux cruels de l’enfance et poursuivit sa course sans plus jamais connaître l’étonnement qu’il avait éprouvé le jour de son premier scarabée. Le temps lui avait appris l’impunité des discrets et il entra dans le monde des affaires sans goût particulier. Il était à l’abri des grands rêves et des renoncements. Il menait ses affaires avec soin, c’est tout. Et le soin qu’il prenait à pousser chacun aux limites de la subordination lui rappelait parfois vaguement le temps des scarabées. Le mal n’était à ses yeux qu’un avatar de l’ennui et il ne goûtait dans les effondrements de ses employés que l’amertume des vandales. Il voyait des vies couler et ce désastre le laissait indifférent. On le craignait sans conviction.

Quand la douleur lui scia la base du crâne, il espéra, un bref instant qu’une hystérie soudaine avait dressé un employé furieux contre lui et qu’il l’avait frappé. Quand il bascula, la dernière impression qu’il garda fut de l’étonnement. Ils étaient penchés au-dessus de lui, paniqués et gauches et se disputaient le privilège d’entrouvrir sa chemise ou de desserrer sa cravate. Ce fut la dernière image qu’il emporta ce jour-là : l’étonnement de se sentir scarabée et de ne pas entendre le sifflement du train qui se rapprochait.

Les semaines s’enchaînèrent aux veilles et aux insomnies. Il avait construit sa solitude sur le mépris de ses semblables et tout se vidait autour de lui, expirait doucement.

De jour en jour, il devint plus attentif à la qualité de l’air, de la lumière, de la température, de l’espace qu’il traversait. Il mesurait le monde pour la première fois à l’aune de ce qu’il ne pouvait comprendre. Il l’acceptait sans résistance. Il savait maintenant que le contenu de ses poches d’enfant lui survivrait et que la seule immortalité qu’il pouvait imaginer était celle des cailloux qu’il avait ramassés au gré de ses aventures buissonnières. Il apprit à se réjouir de l’écho d’un pas dans le couloir de l’hôpital, de l’inflexion de la voix d’une infirmière, de la bonhomie des aides-soignantes. Il conçut même pour ce petit monde un attachement qui l’intrigua. Mais il allait mieux, presque bien et son jugement n’était en rien entaché, il en était convaincu, d’une quelconque dépendance. Il s’était battu et il avait gagné. C’était la seule explication à son calme bonheur. Il n’attendait plus rien et tout lui était offert. Ça allait donc recommencer, la vie, la lumière qui balaye l’ombre des regards, les lilas trop sucrés… Il était en paix et ses semblables lui apparurent dans un magnifique abandon. Pour la première fois, il éprouva une tristesse qu’il ne pouvait s’expliquer. Tout revient de si loin, pensait-il, tout finit par arriver, le silence n’est qu’un leurre, une plaisanterie de la mémoire…

Un matin de ciel clair, il mourut, d’un coup, sans même expirer, les mains posées bien à plat sur la blancheur des draps.

L’usine qu’il dirigeait fut rachetée par un groupe mafieux qui se construisait une moralité financière à coups de renflouements d’entreprises en difficulté et de blanchiment d’argent. On se mit à regretter le temps des anciennes brimades. Le mal s’était déplacé, simplement, mais les employés apprenaient au fil des jours à s’en accommoder…

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