Le petit théâtre

Daniel Simon,

Les nuages étaient bas et s’étripaient aux cheminées pour glisser lentement jusque dans le cœur des hommes. Des femmes voilées, de plus en plus noires, passaient comme des reproches au peu de gaieté qui traînait encore dans les rues. Partout, ça grommelait, ça crachait par terre, ça jurait à chaque pas, quelque chose de profondément triste prenait pied.

Il y avait dans le pays des goûts de meurtre et d’abandon, les élections n’y pouvaient rien, les débats s’épuisaient dans des  concessions bien-pensantes, chacun respectait l’autre et le mépris s’entendait derrière chaque rond de jambe. Les affaires allaient mal, les hommes voyaient la misère se rapprocher et rien ne pourrait les mettre à l’abri, si ce n’est la décision nette et sans ambages de se trahir jusqu’au plus intime. Ils le savaient et c’est dans la fascination de leur abandon qu’ils vivaient.

Le  vocabulaire s’était dissous peu à peu, par excès ou lassitude, personne ne le savait et lentement la trahison avait frappé dans l’épaisseur des contentements et des réponses faciles.

Les temps étaient maussades, chacun le reconnaissait, les pauvres volaient les plus pauvres et le spectacle continuait.

Dans le Petit Théâtre aussi, il suffisait d’opiner pour se donner une illusion de liberté et les artistes, peu à peu, s’étaient rangés derrière leur jeune directeur, intelligent, arrogant et fort de ce mépris qui affecte les hommes sans courage. Ils avaient compris que plus rien ne leur serait épargné, le travail était rare et le public participait à ce beau carnage en s’enfermant peu à peu dans le cercle des émotions faciles et indiscutables. On ne discutait donc pas. Chacun rentrait chez soi, en traversant des tronçons de villes encombrés.

Le Ministre de la Culture se rendit un soir dans le Petit Théâtre, il vit la sombre insignifiance dont certains lui avaient parlé. Irrité, il convoqua son Cabinet. Le temps que celui-ci établisse les notes nécessaires au dossier et le Ministre démissionna, trop heureux de conduire une mission de coopération dans les derniers comptoirs africains du pays. Mais de Conseil en Conseil, le courroux ministériel arriva jusqu’aux oreilles du jeune Directeur.

Il comprit qu’il devait réagir, faire un coup, créer l’événement. C’était cela qui comptait, l’événement, la valse aux médias, la course aux fausses révélations. Il engagea alors une jeune metteur en scène, issue d’une région des Balkans dont il ne se souvenait plus, Bulgarie, Albanie, Serbie, il n’en savait plus rien, tout ce qui le décida, c’était son impressionnante réputation et le cours de l’euro qui l’emportait sur le dollar.

Spécialiste du baroque elle était reconnue pour son exigence en matière de vérité reflétée…Elle maniait les miroirs de toutes les façons, ses mises en scène étaient construites sur l’apparente évidence des fausses vérités, elle connaissait, jusque dans le tréfonds de l’âme de ses personnages l’endroit où les délices du mensonge se logeaient, elle savait vivifier ce qui semblait mort, elle relevait la tête à tous les simulacres et les offrait, nus, éblouis jusqu’au feu, dans des jeux de dévoilement dans lesquels les acteurs se glissaient avec le sentiment d’approcher la part d’eux-mêmes qu’ils tenaient toujours prudemment à distance. Elle les ferrait alors avec précision, leur enfonçant le fer au fond de la gorge dans des fulgurances de jeu qui les transformait peu à peu,  presque à leur insu, les menant là où ils ne savaient pas qu’ils allaient. Ils donnaient alors au public ce qu’ils n’avaient pas, ce qui les retenait dans leurs derniers retranchements, ils l’abandonnaient et sortaient de la représentation plus légers, plus découverts.

Elle travaillait un Hamlet, il fut décidé que c’est le Petit Théâtre qui le produirait et les répétitions commencèrent.

La troupe était hétéroclite, habituée à tous les exercices et la rigueur de la jeune femme déstabilisa les acteurs comme si, quelqu’un, sur le radeau s’était brusquement levé et avait risqué de faire chavirer l’ensemble. Ca tanguait de toutes parts, les corps renâclaient mais Hamlet, lentement prenait place parmi eux.

Le travail se poursuivit tout l’automne et le Petit Théâtre voyait lentement se déployer dans la salle toute noire une étrange contrefaçon. C’est comme si Hamlet, lentement, était revenu jusqu’à eux, il prenait ses quartiers dans la salle, empoignait l’air, se l’enfournait dans les poumons et parlait alors à voix haute dans un temps revivifié. Hamlet venait d’arriver, une fois encore, au cœur du monde, il tordait le cou aux insignifiances de la traîtrise, ouvrait le ventre aux indécis, les obligeait à se fouailler eux-mêmes la panse et s’éloignait, observant à distance le carnage qui avait lieu à ses pieds.

Hamlet passa aux flammes les murs du Petit Théâtre, il décapa, jour après jour, l’âme grise des acteurs, il restaurait en eux  un grotesque inouï et la troupe imperceptiblement se tendit vers quelque chose qu’elle eut du mal à reconnaître, larmes et amertume, bonheur de disparaître, tout se mêlait en eux, le fiel et le miel, la peur et la gloire retrouvée de ne plus résister à l’envahissement du rôle.

Le Directeur passait régulièrement visiter la troupe au travail, il s’asseyait dans le dernier fauteuil et prenait des notes. Mais il se taisait, aucune intervention, pas de remontrance, rien, il s’asseyait et écoutait de plus en plus fasciné. Il voyait sur la scène du Petit Théâtre Claudius, Polonius et Horatio se confronter comme si sa présence était dérisoire. Hamlet allumait ses feux dans la plaine, Hamlet lançait des ombres  sur le monde, Hamlet annonçait des temps terribles qui ne cessaient de venir, Hamlet le regardait.

Le spectacle envahissait le Petit Théâtre et, de jour en jour, le personnel de l’administration, les bénévoles, les techniciens épuisés volaient ça et là une heure pour assister aux répétitions.

Ils retournaient à leurs activités, lumineux,  envahis, confirmés. Ils comprenaient à nouveau pourquoi tout leur temps était englouti dans le Petit Théâtre, pourquoi la mesquinerie qui courait d’un étage à l’autre n’avait pas entièrement corrompu leur désir d’être là, ils savaient à nouveau pourquoi Hamlet avait résisté à tant d’injures et d’attentats, ils savaient que leur vie s’éparpillait dans mille actions et que toutes conduisaient secrètement à la rencontre du Seigneur de la révolte.

Le Directeur constata peu à peu que le Petit Théâtre devenait insensible à ses coups de griffes et à ses intimidations. Hamlet, campé dans le sol de la scène l’observait et c’est lui qui reculait, pied à pied. De jour en jour il perdait le terrain qu’il avait soumis aux brouilles et aux injonctions. Hamlet avait rétabli l’ordre de l’incertitude et du doute…

Quand la première eut lieu, le Petit Théâtre connut le succès des jours de fête, le public ressortait le cœur fort, les acteurs balayaient d’un revers de manche la fatigue et la lourdeur des horaires, le Directeur ressentit une joie qu’il ne connaissait pas. Hamlet, subliminal Hamlet, ne quittait plus l’enceinte du théâtre. Et lui, l’homme des comptes et des programmations, des projets et des alliances avait été conquis. Le poète avait ouvert à nouveau le Petit Théâtre aux quatre vents, il était balayé et plus fort à la fois, submergé et plus léger que jamais.

Le metteur en scène quitta les lieux un sourire aux lèvres, on apprit qu’elle venait de Bosnie, que sa famille avait été liquidée lors des massacres de la fin du siècle dernier, que son théâtre avait été bombardé, que nombre d’acteurs avaient été liquidés, une balle dans la nuque, que Shakespeare avait été un temps leur dernier recours, que de jeunes poètes avaient retrouvé leurs forces à son contact, qu’ils avaient renoué avec la grandeur des échecs et accepté d’errer dans de pauvres éclaircies. Mais les théâtres attendaient leurs textes et ils n’avaient plus d’échappatoires. Ils écrivaient comme ils pouvaient, dans les loges encombrées, sur des coins de tables, un œil sur les murs éventrés, un autre sur l’ombre des acteurs disparus. Ils regardaient à travers le chaos des sales dévastées le monde qui avait été le leur, avant la guerre et les pogroms, ils regardaient le ciel et la terre, les vallées et les forêts humides, ils regardaient les fleuves encaissés et les montagnes noyées de brume, ils regardaient les villages incendiés et les villes rasées, ils regardaient à l’intérieur des hommes qui avaient conduit tant d’autres aux fosses communes, ils regardaient les victimes, les yeux englués de chaux vive et les mains entravées, ils regardaient par-delà ce qu’ils pouvaient voir et c’est dans les théâtres qu’ils faisaient éclore leurs terribles visions.

C’est dans ce monde au flanc percé qu’elle retournait, c’est là qu’elle allait reprendre son travail, elle était heureuse d’avoir accompagné Hamlet dans les murs du Petit Théâtre et avoua qu’elle y avait découvert des dangers et des pièges qu’elle ne connaissait pas. Ce monde était miné, autant que le sien, mais de bien d’autres façons et elle s’inquiétait de nous pour l’avenir. Hamlet allait vieillir, s’empâter, prendre la couleur des murs, traîner la jambe dans les travées de la petite salle, c’était le sort d’Hamlet, celui de se décomposer, de tomber en lambeaux. Mais elle avait rencontré tout au long de ces mois de répétition, des acteurs, des auteurs prêts à frotter leur cynisme au cuir des strapontins. Il fallait leur demander de l’aide et ils viendraient au secours d’Hamlet. Et cela est une chose certaine, ajouta-t-elle, ils viendront.

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