Le peuple, cet inconnu

Jacques De Decker,

Il vient de faire sa rentrée fracassante dans le grand rapport social. On le croyait dissous dans une indéfinissable masse qui n’avait d’autre droit que d’être consultée, à intervalles variés selon les calendriers institutionnels, par un système qui ne se référait à lui que par convention. Aussi longtemps qu’il s’est conformé à ce rituel selon les règles lentement ajustées au fil du temps, en respectant des pointillés implicites qui avaient cherché avec prudence à ne bousculer l’ordre convenu qu’en ne débordant pas les limites prévues, ce mécanisme a donné satisfaction. Le peuple, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a accompagné de la sorte un demi-siècle de tranquillité relative dans la partie du monde qui avait maté la majorité des territoires qui lui étaient extérieurs avec un procédé d’annexion qui avait pour logique celle du colonialisme.

L’ébranlement de cet usage ignorant sa propre cécité a été la première alerte menaçant la survie d’un partage de la planète considérée comme un quatre-quarts. Il y avait les grandes puissances, qui se différenciaient en un binôme, dont on feignit d’ignorer longtemps qu’il se distinguait, déjà, par le statut du peuple, très contrasté selon ses composantes. Dans un cas, une société ouverte selon les règles du libéralisme, dans l’autre une collectivité elle aussi jugée émancipée selon les lois du socialisme. À l’Ouest, en revanche, chacun pouvait prétendre, si du moins il en avait le talent, grimper dans la pyramide. À l’Est, on considérait qu’il fallait, pour améliorer son sort, que chacun fût assisté en ce sens, et avec une égalité d’atouts dûment garantie.

Ces deux conceptions se sont affrontées dans une tension qui put longtemps être tenue pour bénéfique, puisqu’elle ne débouchait sur la violence qu’en périphérie. La Corée, le Vietnam, Cuba, l’Amérique latine n’étaient pas, en ce temps, à nos portes. Ils composaient encore une partie du tiers-monde. Ce n’est qu’au moment où les images qui en rendaient compte atteignirent quotidiennement les foyers métropolitains que l’on commença à s’émouvoir que des militaires occidentaux y perdaient leur vie dans des combats douteux.

Les pays associés aux deux empires jouaient leur rôle dans cet affrontement. À l’Est, ils étaient les vassaux du grand meneur, même s’il leur arrivait de plus en plus souvent de secouer cette tutelle, secousses que le bloc d’en face ne manqua pas d’encourager par de subtiles manœuvres culturelles qui avaient pour but de déstabiliser les esprits réputés soumis à ce que l’on tenait pour une dictature dite « du peuple » et contestée pour cette raison même. À l’Ouest, par contre, le jeu démocratique était plus clair. Berceau du libéralisme aussi bien que du socialisme, l’Europe était en quelque sorte un laboratoire, où les deux tendances divisaient le peuple, puisqu’on pouvait y déceler tant un libéralisme social qu’une social-démocratie que ne distinguaient que de subtils dosages de foi en la libre entreprise mâtinée d’une limitation de ses excès garantie par la sécurité sociale.

Cet équilibre fut compromis lorsque le mur de Berlin s’effondra. En quelques mois, l’Union soviétique et ses satellites cessèrent de rappeler à l’Occident qu’il y avait des limites à ses appétits prédateurs. Le tiers-monde tomba dans l’escarcelle d’une économie de marché qui mit à sa solde une part de plus en plus vaste des terres émergées, sans parler de ce qu’elle allait draguer dans les fonds marins. Espèces décimées, nature dévastée, surtout dans des régions dépourvues de toute structure citoyenne allaient faire du passage au troisième millénaire un gigantesque désastre écologique dont les plus dévastateurs des films catastrophes ne donnent qu’un aperçu dérisoire.

Et le peuple dans tout ça ? Il s’aperçoit qu’il pourrait lui aussi être assimilable à une espèce menacée. Qui se soucie vraiment de lui ? Il s’identifie au tiers-monde, troisième part du quatre-quarts, tel qu’on le percevait lorsqu’il était tenu pour une sous-humanité, que l’ignorance, la paresse intellectuelle, le racisme, le mépris foncier reléguaient dans les soubassements de l’espèce humaine. Pour autant qu’il n’aille pas jusqu’à se reconnaître dans ce quart-monde où ce qu’on appelle communément la « civilisation » rassemble tous ceux qui y sont réputés « inintégrables ». Cette vision peut paraître excessive, mais n’oublions pas que l’être humain, seul bipède susceptible de se projeter dans le futur, est en mesure de se définir un avenir, qu’il esquisse avec les moyens du bord. Or, que lui procure-t-on comme moyens pour s’en constituer un ? Il y a longtemps que le principal correctif aux inégalités, l’éducation, ne peut plus être considéré comme un stimulant à l’excellence, sauf lorsqu’elle est gérée comme un processus de reproduction des élites. Le système a contesté tant qu’il a pu cette vision funeste. Elle est devenue, malheureusement, indéniable. Les exemples abondent de dysfonctionnements de toute nature qui se traduisent par le découragement des équipes éducatives, le décrochage scolaire, la complexification de composition des classes. Et, partout, le sentiment que l’instruction a cessé d’être le correctif principal à l’injustice sociale.

Cette image est, bien sûr, à ce stade, largement fantasmatique. Nous continuons à bénéficier des bienfaits d’une prospérité édifiée par nos prédécesseurs. Mais l’intuition nous dit qu’elle est forcément précaire, et cette impression est d’autant plus tangible que nous naviguons au plus près de la ligne de flottaison. Le sort le plus pénible est évidemment réservé aux occupants de la cale. Du moins provisoirement. On n’imagine pas un vaisseau dont les ponts supérieurs pèseraient tellement plus lourd que les niveaux inférieurs qu’il dériverait comme un iceberg inversé. C’est pourtant ainsi que se profilent les sociétés humaines de nos jours. Le mot « société » est d’ailleurs scandaleusement ambigu. Il désigne aussi bien une collectivité humaine qu’une structure d’intérêts, qui se targue souvent d’être anonyme, alors qu’il est notoire qu’elle avantage de plus en plus massivement une infime minorité.

La majorité a un autre nom : c’est elle qui constitue le peuple. Michel Onfray a trouvé une formule lapidaire pour le définir : c’est « ce sur quoi marche le pouvoir ». Non qu’on lui dénie l’accès à ce pouvoir. Les mécanismes qui se sont structurés pour lui permettre d’y contribuer sont de natures multiples, diversement orientés. Les partis qui se sont mobilisés pour sa défense n’ont, au fil de l’Histoire, pas eu la tâche facile, dans un combat impitoyable où leurs adversaires, souvent favorisés ou incarnés par les pouvoirs en place, ont multiplié les stratégies d’opposition directe ou de diversion. C’est ainsi que l’on assiste un peu partout à un déplacement des paramètres, qui se traduit par l’émergence de mouvements qui se fondent sur l’usure ou la prétendue trahison des organisations jugées traditionnelles. Tout un électorat déçu, mal informé, laminé par la propagande, s’en va chercher son salut auprès de prometteurs de meilleurs jours au cynisme délibérément affiché. On a qualifié ces courants d’un mot noble que l’on a chargé de toutes les vilenies : on les a appelés « populistes ». Le suffixe n’est pas fortuit : il renvoie à fasciste, et ce voisinage lexical discrédite le concept sans appel.

Or, tous les hérauts du peuple n’ont pas à être fourrés dans le même sac : un appel mobilisateur et responsable au sens noble est lancé sous toutes les latitudes, il a pour porte-parole des figures notoires, se fonde sur l’indignation sinon sur l’insurrection, est porté par un discours dépourvu de démagogie cynique et de calculs suspects, et étayé par des analyses sérieuses, restituant au vocable « peuple » sa force et sa grandeur et permettant enfin de doter de son poids réel un enjeu plus que jamais prioritaire : la valorisation du peuple comme force inaliénable d’une humanité marchant d’un même pas.

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