L’éleveur de murs

Daniel Simon,

Le conseil de son père était : « Marche là où tu peux, construis là où tu t’arrêtes et meurs là où tu abandonneras ce que tu as construit ».

C’était simple, ça avait l’avantage de ne souffrir aucune contradiction, tant la formule était lapidaire et sans appel.

Apparemment.

Il était parti vers la ville, avait quitté la campagne de son enfance assez tôt, cela faisait partie des espoirs d’ascension sociale de ses parents. Sa mère n’avait eu de cesse qu’il apprenne les langues étrangères, un maximum. « Tu sais, avec la nôtre, on ne va pas bien loin, c’est la plus belle, je le sais, c’est celle de la mère de ma mère et elle garde encore quelques traces de coups et de brume dans l’accent, mais elle ne porte plus aussi loin qu’avant. Il te faut apprendre autre chose pour te sortir d’ici. »

Et elle avait trimé jusqu’à la fin de sa vie entre rhumatismes et cystites pour lui payer les cours les plus performants.

Il avait réussi, il parlait quatre langues, dont la sienne, ce qui n’en faisait réellement que trois à ses yeux…

Vu de la rive, l’essentiel était joué.

En pleine mer, l’affaire était plus compliquée, car des langues, il en voguait chaque jour des nouvelles jusqu’à son archipel. Il avait beau s’escrimer avec la palette d’accents toniques et d’intonations qu’il repérait quotidiennement, il n’y arrivait plus.

Des langues du Sud, en masses enchevêtrées, poussaient le groin jusqu’à lui et cela blessait son oreille chaque fois plus irritée. Les flux vocaux des musiques du Nord l’enchantaient, il s’y reconnaissait, il reprenait racine dans le moindre effet de glotte, pourvu qu’il soit marqué des glaciations ancestrales.

Il haïssait ces parlers au ton rauque, à la vitesse croissante, aux couleurs de lamentation ensoleillée. Il se sentait de plus en plus envahi dans ce qu’il avait de plus précieux et il décida d’opposer une résistance farouche.

Soit. Il valait mieux ne rien dire. Le siècle était ainsi : puritain et silencieux, bégayant et ânonnant au nom de lois et de morales qui ne le protégeaient plus.

Il sortit dans son jardin, les épaules lourdes, il marcha jusqu’aux frontières de buis qu’il avait plantées quelques années plus tôt, elles le mettaient à l’abri du vent du Nord et des regards indiscrets. Elles le protégeaient bien plus encore du monde extérieur et des visions qui le révulsaient. Il n’en pouvait plus de toutes ces bizarreries qui semblaient ne plus choquer personne, il ne supportait plus ces agressions infimes qui lui semblaient porteuses du mal et de la peste, il était à bout, chaque jour, un peu plus profondément et ses épaules n’étaient plus suffisantes pour soutenir un ciel de plus en plus lourd.

Il savait que le monde n’avait plus de limites et que la pensée commune excusait toutes les difformités d’un temps qu’il exécrait. Sa soupe était aigre, trop d’ingrédients étrangers y flottaient, le goût avait passé, la saveur était éteinte, la nourriture était perdue…

Il resta dans son jardin jusqu’au soir. Sa tristesse était mêlée de colère et l’humidité le surprit alors qu’il était tout étonné de ne plus reconnaître les sons qui venaient buter contre les barrières de feuillages.

Le jardin était tout éclaboussé de paroles inaudibles. Des parlers inconnus encerclaient son domaine. Il se redressa et se mit à chanter son hymne à pleine gorge. Les mots sonnaient clair et haut, il en reconnaissait l’écho, il en vénérait les accords subtils. Il était chez lui, dans sa langue, enfin, poussée du ventre jusqu’à la gueule et il perçut un bref instant quelque chose qui ressemblait à du bonheur.

La nuit s’était installée jusqu’au cœur des taillis et il rentra chez lui, abandonnant à regret cette belle forteresse de verdure. Il savait qu’il venait de comprendre, mais il n’avait pas encore une idée très précise de sa découverte… Simplement, il était persuadé d’avoir raison, d’être dans le bon sens de ce qu’il voulait construire, il avait le sentiment de ne plus se soumettre, de recommencer à rêver et à oser dire non.

Le matin se leva avec une précision d’horloger, même soleil pâle, même pluie fine, même lumière oblique, c’était ça, son pays natal, sa maison maternelle, c’était cette belle couleur d’argent qui lissait la crête des arbres et les reliait d’une seule brassée de nuages. Il en était certain maintenant, il avait fait le bon choix.

Il sortit ses outils du garage, marqua le sol de la pelouse d’un fin cordon tendu tout le long de la ligne de partage. Il avançait courbé, enfonçant dans le gazon bien tondu les piquets marquant les limites d’un rectangle parallèle aux haies. Puis, il enfonça sa bêche et décapa une large bande dans le tracé des repères. Il pela la terre consciencieusement et contempla son œuvre avec satisfaction. C’était avec ce premier sacrifice qu’il allait ouvrir la suite. Il chargea des briques sur une brouette et les déposa minutieusement côte à côte dans l’alignement frais. Le soleil se couchait quand il acheva sa besogne.

La nuit, il se releva et regarda par la fenêtre de la chambre mansardée le jardin, noyé de lune. Le mur semblait déjà plus haut que tout à l’heure. Les ombres portées lui donnaient une allure qu’il se promit de fortifier le lendemain.

Le jour suivant, le mur monta de deux briques, le surlendemain de trois. Le ciment séchait lentement et une odeur de craie âcre flottait dans le périmètre désigné. Mais le mur commençait maintenant à offrir les premiers signes de protection évidents. Il était solide, stable, bien équilibré, imposant.

Une semaine plus tard, des haies, on ne voyait plus rien, et le mur montait toujours.

Enfin, il atteignit la hauteur prévue. Des tessons de bouteilles colorés le couronnaient, sur lesquels le soleil jouait avec malice en faisant miroiter les nouveaux remparts.

Les sons s’étaient éteints, le monde s’était évanoui, le tumulte avait cessé, tout était rentré dans l’ordre.

Il se plaça très exactement au centre du donjon et se mit à chantonner des chansons d’enfance. Tout était parfait : la langue était à I abri des résonances parasites et la voix, tournée vers le ciel, lançait de nouveaux chants, plus droits, vivifiés de cette magnifique solitude que les murs renvoyaient. Les mots montaient avec joie vers le ciel, ils s’accrochaient au vent qui glissait sur les faîtes, les strophes roulaient comme avec évidence dans la bouche du chanteur, tendu vers la lumière.

Il ressentit une immense fierté d’être là, à l’abri, fort de son audace et du succès de son entreprise.

Là, au centre, dans cette cheminée protectrice, il se dit que la décision seule avait coûté, le reste, le travail, le temps, l’effort, étaient peu de chose, il suffisait d’oser dire non au grouillement du monde et de tendre, sur sa propre terre, les cordons qui fileraient un jour jusqu’à l’horizon pour le tracé de tous les murs futurs…

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