« L’homme-dollars »

Daniel Simon,

L’avion flotte dans le brouillard, quelques secousses font frissonner la glace dans les whiskies de secours, l’hôtesse sourit comme si nous étions des enfants malades, le steward s’accroche à son chariot et je me dis que décidément il faudra dormir un peu pour ne pas sentir toute cette ivresse envahir lentement les travées où seuls les bébés semblent prendre les trous d’air comme un cadeau du commandant qui leur aurait, rien que pour eux, préparé un voyage disneyen. Ça monte et ça retombe comme sur la grande roue de la Foire du Midi, quand Bruxelles, à la fin de l’été, joue dans les odeurs de caricoles et de frites la fête d’une innocence qui semblerait oublier le prix qu’il faut payer pour échapper quelques minutes à l’inquiétude du monde. Bruxelles caracole dans des nuages de parfums gras, les filles roulent des hanches et tendent le buste pour mieux défiler entre les baraques foraines où les bonimenteurs vantent leur charme d’un air de connivence que les hommes semblent accepter en serrant un peu plus fort la main de leur belle qui se fait saluer à coups de fusils à plombs et de ballons crevés. Des rires et des éclats de voix accordent la musique des petits bonheurs à ces instants de malentendu qui deviendront en un hiver le meilleur souvenir d’une saison. La fête piétine mais les jeunes filles passent et repassent comme si le chemin d’un éventuel amour devait passer aussi par là…

L’été s’éteint lentement dans le brouillard qui commence à flotter sur le périphérique.

Si le sommeil me gagne, c’est que je ne résiste plus à son plus bel étourdissement, à cette légère position que le corps prend en s’enfonçant dans cette petite chambre de silence qui précède l’extinction des lumières, quand l’esprit nettoie enfin toutes les scories du jour, les angoisses mal éteintes, les images mal fixées, les sons que l’oreille ne voulait pas entendre et qui demeurent, malgré notre volonté de surdité momentanée contre le bruit qui bat au fond de nous trop sourd et trop lourd à supporter. Tout s’engourdit, la température baisse, l’hibernation commence comme chaque soir, tout devient enfin net, la mort peut rôder, paisible, dans cet entre-deux où tout s’arrête, définitivement. Le son et l’image sont synchrones, le temps creuse son trou dans ce silence, il s’engouffre et coule jusqu’au noir.

Je dors.

L’avion vole vers Agadir et la ville se prépare en ce 19 décembre à ouvrir les fêtes du Ramadan. La ville mange, encore et encore avant le premier jour de jeûne. Elle mange goulûment ses derniers instants avant la montée de l’aube qui verra les muezzins lancer les prières du matin.

L’Atlantique, tout en bas, remue lentement ses gouffres, les navires écoutent les satellites, et l’avion passe comme un grand dauphin glacé dans un ciel sans étoiles.

En bas, plus loin encore, quand j’aurai débarqué, une voiture m’attendra et me fera traverser cette nuit de dernières ripailles jusqu’à Marrakech où m’attend la femme que je viens épouser.

La voiture traversera des paysages sans ombres, tout englués des brumes de l’Océan qui chasse ses écumes jusque sur les routes de l’arrière-pays. Le chauffeur parle peu, il lui faut manger et donc s’arrêter. Il me prie de l’excuser mais ce ne sera pas possible de rouler toute la prochaine journée le ventre creux et il fait si froid, vous comprenez ? Bien sûr, je comprends et je partage le tajine qu’on mange dans une maison basse où les hommes me regardent en souriant. Qu’est-ce que je fais là, dans cette nuit, sur cette route perdue à partager une portion de viande avec un conducteur qui mange à deux mains pour se bourrer plus vite le ventre avant de s’enfoncer dans un mois qui s’annonce difficile. L’hiver est rude au Maroc, les maisons sans chauffage prennent vite l’allure de glacière décorées pour un été qui semble évanoui pour longtemps. Les enfants toussent, les femmes travaillent en silence et chacun s’apprête à guetter le lever et le coucher du soleil, chaque jour, pendant un mois, avec une minutie de marin guettant les astres. Le temps du jeûne s’aligne sur la Lune et le Soleil, et une grande excitation ravive les toux et les crachats lancés sur la terre battue tout le long de la conversation.

Et je veux me marier ? C’est bien cela ?

Et les commentaires reprennent en sourdine, mêlant le français, le berbère et l’arabe.

Je souris comme je peux, entre le mouton et le vent vif qui glisse entre nos jambes.

Oui, c’est bien cela, je veux me marier, messieurs mais le chemin est long encore vers Marrakech, et si nous y allions ?

Le chauffeur se lave les doigts, rote, finit son thé d’un seul trait et nous partons sous les saluts amicaux des hommes qui me regardent avec envie.

La route est maintenant nette sous la lune, une lame déposée sur le sable et nous roulons au centre de la lame, rien ne pourrait nous arrêter, semble-t-il, car nos ventres sont pleins et la chaleur monte lentement dans l’habitacle de la voiture.

Il faudra traverser de nombreux villages sans lumières, chasser des chiens errants, voir décliner la nuit et le jour s’ouvrir sur des glaçures de gel où passent des ânes chargés de ballots qui les font ressembler de loin à des chameaux de théâtre, crapahutant sur des chemins de cailloux et de ruisseaux.

Et le jour prend place à nouveau au centre de la misère. Les ombres s’estompent et la photo du monde prend peu à peu des allures de daguerréotype où la douceur des flous n’a pas prise et où la précision des détails seule oblige notre regard, à nouveau, à affronter la beauté infinie des choses où nous n’avons pas place. Le regard est alors l’action la plus pure que pouvons lancer au cœur de l’assemblage effarant de toute cette vie ralentie. Je suis en dehors du monde et mon hibernation me protège et m’isole, je m’enfonce dans le ralentissement, je prends pied dans le jour qui dessine ses escarpements et ses déserts de pierres comme si l’univers en dehors de la voiture qui surchauffe maintenant allait m’absorber lentement, me digérer au détour de la route qui s’empoussière avec le vent du matin.

Cinq heures de route seront nécessaires pour atteindre Marrakech et l’Océan est déjà loin. L’air est sec, la lumière dure et blanche.

Je paye le chauffeur et le remercie. Il m’embrasse et me souhaite encore tout le bonheur du monde avec un air triste qui semble sonner juste au milieu de cette matinée qui s’ouvre sur un premier jour de fête qui sera aussi un tourment, une grâce, un aboutissement. Il insiste sur le mot « grâce », oui, dit-il, c’est comme ça chez nous, le plaisir peut être douloureux et quelquefois, on oublie la douleur ou le plaisir, ça dépend, ajoute-t-il en me saluant.

La voiture démarre. Je sonne, elle ouvre et nous restons sans un mot.

Il faudra se prendre les mains, se réchauffer, éviter de trop parler, attendre que l’émotion s’apaise pour enfin s’embrasser, ouvrir les valises, raconter et reprendre tout depuis le début…

Je raconte Agadir, le retard, le brouillard, les secousses, le sommeil et nous nous réconfortons en déballant les cadeaux pour les uns et les autres.

Les bombes tombent toujours sur Bagdad et les télévisions nous plongent à nouveau dans cette étrange colorisation verte de la guerre. Les flammes, comme des coups de flash, brûlent l’écran un court instant et quelques fractions de seconde plus tard, le paysage des quartiers bombardés retrouve sa belle couleur vert bouteille, passée au filtre des infrarouges anglais et américains qui, décidément, aiment les signes de réconciliation : deux mondes s’affrontent et le hasard des calendriers veut que Noël, depuis 36 ans, lancera ses feux d’artifice au cœur du Ramadan…

Sommeil à nouveau pendant quelques heures où les souvenirs de la nuit, de l’avion gelé froissant ses ailes dans le silence des brouillards se mêlent aux étapes du voyage, rêves, confusions, c’est moi qui bombarde maintenant et je me réveille, mal à l’aise, j’allume la télévision : manifestations, cris de haine, désarroi, hébétude. J’éteins et j’entends le muezzin lancer sa deuxième prière.

« Stille nacht, douce nuit »

Le matin est déjà baigné des lumières roses de l’Atlas, les enfants dans la rue m’accostent, me demandent d’où je viens, je parle, je souris, je souris et je parle pendant près d’une heure…

« Tu as des dollars, alors ? Beaucoup de dollars, hein, Monsieur ? »

Je souris à nouveau, mais je me contente de secouer la tête négativement.

Les enfants me plaignent gentiment : « Mais alors, si tu n’as pas de dollars, tu es comme nous ? » demande le plus âgé. Il se plante devant moi, à moitié nu, sale et orgueilleux.

Il me toise et répète sa question.

Je tente une réponse qui ne le satisfait pas. « Tu triches, Monsieur, tu n’as pas besoin d’en avoir car tu es fait en dollars, regarde-toi ! » Et il éclate de rire, imité par les autres enfants qui s’égaient dans le quartier en chantant : « Pas de dollars, pas de dollars ! »

Les journées passent au rythme des plaisirs et des éblouissements.

L’argent vient vite à manquer et les distributeurs de billets font la sourde oreille à mes cartes de banque. « Bizarre, me dit-on, bizarre, tout est en ordre pourtant… Mais si vous alliez à Rabat, peut-être… »

Train de nuit avec mes restes de fortune. Arrivé tôt matin, il faudra attendre l’ouverture des banques qui multiplient les coupures d’horaire pendant cette période de recueillement national…

« Vraiment, Monsieur, nous ne comprenons pas, tout a l’air en règle, si vous alliez à Casablanca, nous connaissons une banque qui pourrait peut-être vous aider. » Amabilité, sourires, humour et l’homme des dollars perdus prend un nouveau train qui le mène à Casa où là aussi, les mêmes réponses seront au rendez-vous…

« Vraiment, nous ne comprenons pas mais veuillez patienter, nous allons encore nous renseigner… »

L’employé revient vite l’air contrit : « Nous avons la solution, Monsieur, vous êtes passés à l’Euro, c’est la raison des mauvaises connexions ou des transactions refusées, bref, c’est l’Euro, nous sommes sûrs que c’est l’Euro ! »

Je n’avais jamais, jusqu’à ce jour, eu le sentiment d’être « passé » à quoi que ce soit d’aussi définitif. C’était désastreux et comique à la fois.

Moi, l’homme des dollars, je me défaisais de tout crédit d’heure en heure au nom de l’Euro…

Derniers billets pour le retour dans la nuit glacée qui me ramène à Marrakech,

Je remonte la rue qui mène chez moi dans un matin léger et je me mets à rire jusqu’aux larmes en pensant aux gamins qui guettent mon retour…

« Alors, Monsieur dollars, tout va bien ? »

Je ris encore en lui faisant un léger signe de la main comme pour dire « un peu, un peu… »

Mais je sais que cette histoire ne fera pas rire les gamins du quartier.

Demain, je téléphone à ma banque et j’attends mes chèques par courrier exprès. Autant dire que je guetterai pendant quelques jours encore la diligence qui me portera les lettres de cachet que j’attends impatiemment…

Partager