Louise, Greta, Marlène et les autres…

Philippe Remy-Wilkin,

J’ai quitté le Oud Gemeentehuis et me fige devant l’église Saint-Quentin, dévalant le clocher au milieu d’un essaim de corbeaux, me diluant parmi les tombes moussues du vieux cimetière, enjambant son muret circulaire d’un œil enamouré. Je pivote. Les murs blancs chaulés, les clins de bois vert ou noir. La silhouette massive du moulin aussi, à un saut de mouton de la place du village.

C’est cela, c’est exactement cela, me dis-je en savourant la douceur de l’air.

L’été n’a pas encore atterri ni les touristes, personne pour interroger ma sortie vespérale, entre chien et loup. Je traverse la route, m’engage sans hésiter entre deux maisons. Il faut connaître, oser. Le chemin de terre se faufile à la manière d’une porte dérobée. Quelques secondes, à peine, un coup d’œil en arrière m’offre la tour d’Oostkerke dans son halo lumineux, à mille coudées déjà, un phare qui s’éloigne. Je plonge dans l’océan vert, tamisé par la tombée lente du jour. Des prairies à perte de vue, et des vaches, happées par ma présence. Comme si j’étais le premier homme. Ou le dernier ?

C’est cela, c’est exactement cela.

Au loin, le canal qui mène à Sluis, derrière le Syphon, ce restaurant pantagruélique dont la Flandre profonde a le secret. Le Syphon et ses ponts, ces canaux qui se croisent et filent dans toutes les directions. Knokke, la Hollande, Moerkerke, Bruges et Damme…

Damme. Cette sensation étrange d’un ancrage souterrain, du côté de Thyl et Nelle. Ces héros premiers du pays qui s’estompent dans la brume identitaire. Ces aventures facétieuses ou épiques, romantiques ou tragiques qui ont enfanté mon imaginaire.

Au loin.

Mais je n’irai pas jusque-là.

Nous y sommes.

Au milieu de nulle part.

Le château d’Oostkerke, ses douves et ses jardins. Sur la droite.

Je bifurque, guidé par les fanaux accrochés aux arbres, pénètre dans une toile de Spilliaert.

Une musique me parvient, feutrée. Un air de jazz. Une fenêtre entrouverte côté donjon.

Un couple sur un banc.

Je demeure pétrifié.

Ils ont dit vrai.

Gerda Maurus et Willy Fritsch ! Le couple glamour des premiers Lang. La Femme sur la lune ! Cette dernière séquence, sublime. Il suit la fusée qui s’évade, anéanti au sens le plus viscéral, dans un sacrifice grandiose, une silhouette gracile crève la toile du désert, réinvente la Genèse. Les Espions, le Bien contre le Mal, et Gerda au milieu, oscillant entre le clan et l’amant. Lui, blond, gominé, le jeune premier aryen dans toute sa splendeur. Elle, tout aussi dorée mais frisée, cheveux courts, une allure de flapper, la cigarette allongée à l’infini par son support d’ivoire. Ils rient, s’épient. Avec une grâce infinie.

Comme prévu.

C’est exactement cela.

Ils me découvrent, se lèvent.

— John Gilbert ! ai-je lâché après une hésitation, ma main cherchant quasi nerveusement la moustache qui me rassure.

Gerda m’a saisi le bras, ils me guident vers le manoir en baguenaudant.

Un valet en livrée nous salue, la lourde porte de chêne projette dans un large vestibule où je dépose chapeau et canne, tire sur les pans du frac.

Le salon. Cuir et cuivre. D’allure British.

La soirée bat son plein. Des grappes d’hommes et de femmes. D’une élégance folle. Un bourdonnement gai et léger.

Je suis engourdi. Me retrouve une coupe de champagne à la main.

Où est-elle ? me dis-je en parcourant méticuleusement les détails du tableau.

Je crois distinguer Adolphe Menjou et Marlène Dietrich, Greta Garbo et Melvyn Douglas. Mais il y a plusieurs Greta et au moins deux Marlène. Joan Crawford ? Lilian Gish ? Mary Pickford ! Gloria Swanson ?

Je perds Gerda et Willy, glisse vers un sofa où un Valentino un peu trop gras, rubicond, parle d’une voix de stentor :

— C’était tellement mieux hier ! Nous étions chez nous et entre nous. Dans les années 20, allez à Paris ou à Deauville, les migrants, ce seront des aristos russes au charme fou qui viennent jouer les taxis ou les valets de chambre, des Américains qui dépensent des fortunes dans nos casinos, des Anglais qui bâtissent des villas somptueuses…

Je grimace, me lève, m’écarte. Le goût du passé peut être suspect. Du côté des identités molles et frustrées, Hier est un monde en creux, peuplé de vide et d’absence.

— Je vois plutôt la magie du mouvement, la profonde ascension du sens, le roman qui s’écrit, pas loin d’un point d’acmé, avant l’embourbement inattendu de l’épilogue.

— Vous dites ?

La tête me tourne. Ce timbre féminin qui tinte de mes pensées.

Serait-ce elle ?

Je reviens vers le divan où le Cheick à la peau couperosée frise l’apoplexie.

— Le progrès paraît encore un progrès, poursuit Louise Brooks en agitant son casque noir en direction de l’infâme. Aller plus vite, plus loin. Épuiser l’horizon.

— Tendre le buste vers la lune, ai-je surenchéri en attirant le feu de ses escarboucles, le ciel, l’infini du désert ou de l’océan, la banquise. Les publicités sont inventives, les affiches somptueuses. Les journaux et les livres racontent le monde, nourrissent les cerveaux, affinent les perceptions. La musique fouille mille sillons, se démultiplie. Le cinéma… est l’art majeur, total, syncrétique.

Louise me dévisage et m’attise.

Elle lui ressemble, elle se ressemble.

Loulou ou Le Journal d’une fille perdue de Pabst. J’ai aimé LA femme à travers ces films. La femme victime de l’homme, du prédateur, du pharisien. Des siècles et des millénaires qui s’effritent ? Le mouvement. Vivre en pleine ébullition. Les corsets tombent, les tabous, le masque hideux de la bien-pensance. Des intellectuels, des artistes sapent le socle de l’esclavage et de l’obscurantisme. C’est notre devoir. Aider son semblable et même son dissemblable, ce mystère qu’elle figure. Cette épopée. Vivre une page qui mêle l’action et la morale, laisse croire au mieux infini, à la lutte victorieuse, à un Âge d’or situé par-delà l’écran qui anticipe.

Les années 20, les Années folles. Des femmes se dé-chaînent, des garçonnes se dé-coiffent, mutines, insolentes et gourmandes. Des robes épousent des silhouettes graciles, élancées. Des jambes s’agitent, dansent, courent, virevoltent.

Louise s’est arrachée au conglomérat et m’attire vers une pièce adjacente, plongée dans les ténèbres, où elle m’invite à m’asseoir. Des notes. Un piano sur la gauche d’un écran géant, qui meuble un mur entier.

Le film débute à peine. Une voiture déboule dans la nuit suave, Garbo s’exhale entre son frère alcoolique et leur ami modèle. De troubles connexions mais la dignité de la Divine, surtout, quand trois hommes pusillanimes l’assassinent de leur défiance. Un arc-en-ciel d’émotions, dans les regards, les lèvres, le bout des doigts. Intrigues ! Greta laminée par John Gilbert et Douglas Fairbanks Junior. L’art du muet à son zénith incandescent, qui n’aura plus jamais d’équivalent, TOUT étant exprimé sans un mot. Des acteurs prêtres passeurs/éveilleurs d’humanité, des sourciers, des sorciers.

C’est cela, c’est exactement cela.

Là où j’ai toujours voulu être.

Avec elle.

C’est elle !

Lui demander, tout de même.

Non.

À la manière de ces artistes. Se comprendre et dialoguer sans béquilles.

Le temps a filé. On annonce de nouvelles projections. Qui s’enchaîneront durant notre séjour. La première version des Dix Commandements, de Cecil B. DeMille. Le Vent de Victor Sjöström. Des Lubitsch.

Nous nous éclipsons, main dans la main, vers l’arrière du manoir.

Un coup d’œil à l’escalier, un sourire en coin de Louise, qui n’insiste pas. Son casque noir, décidément. Une petite soldate. D’ailleurs, ces stars sublimes, Garbo, Gish, Brooks, toutes ont eu maille à partir avec les studios, lutté pied à pied pour exister, échapper. Préféré le repli à la soumission, tendu des barbelés. Elles incarnaient…

L’air frais du jardin nous étourdit.

Nous nous laissons couler le long d’un tronc corpulent.

Les Années folles sont derrière moi mais en moi tout pareillement.

Je clos les yeux, hume les parfums qui s’évadent du dedans, me laisse submerger par les notes. Avec cette sensation grisante d’être à la proue d’un paquebot qui troue l’océan. Insubmersible ?

Je voudrais figer l’instant, me désincarner, ne plus vieillir ni souffrir, goûter l’adéquation ultime. Louise me serre la main. Que le Grand Photographe nous immortalise et nous glisse dans son musée du Beau et du Bien. Ne plus être qu’un cliché, l’expression d’un mouvement artistique. Échapper pour toujours au chaos et au bruit, à tout ce qui est sale, vulgaire, mesquin.

Dans notre dos, deux voix cisaillent l’uchronie.

— De toute manière, ces cinglés sont des suicidés en puissance. Ils ne supportent plus le monde d’aujourd’hui. Un peu plus tôt, un peu plus tard…

— Ton idée est géniale. Cette manière d’appâter.

— J’ai pensé à cette vieille série télé kitschissime, L’Île fantastique, qui réalisait les fantasmes de ses clients fortunés. Aux mini mondes de Disney aussi. À ces nouvelles Venise ou Las Vegas érigées par des Chinois. À échelle réduite, soit, ce n’est qu’un début. Mon père est le roi du béton flamand mais je serai bientôt celui du voyage dans le passé. Ou plutôt…

Il a baissé le ton et son comparse glousse.

Ou plutôt quoi ?

Je jette un œil, ne distingue qu’une carrure de rhinocéros.

Ou plutôt quoi ?

Il veut gagner sur deux tableaux ? Celui-ci en cache un autre ?

Une appréhension m’étouffe.

Un malaise.

Un délire ?

Hier, demain.

Chacun doit élire son casting, ses décors, dévier le flux ininterrompu des images et des sons, les sérier, tisser son intrigue, son film, s’y intégrer.

Je lui adresse un signe. Fuir. Ou contre-fuir. Par l’arrière. Vers les prairies, les canaux. D’hier vers avant-hier en direction d’aujourd’hui.

Elle s’étonne.

— Comment nous sommes-nous rencontrés ?

Ma réplique la secoue. Elle ne répond pas, balance la tête de droite à gauche, se redresse avec un regard noir de Louise.

Connexion. Réseau social.

De l’aujourd’hui parfumé de demain.

Tout est trompe-l’œil. Hier, aujourd’hui, demain.

Allons sur la lune !

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