De toute façon, c’était plié, et même déjà rangé, remisé au fond d’une armoire pour cinq ans. On avait suivi ça à la télévision sur l’île. En tout cas au début, quand il y avait encore un enjeu, une forme d’espoir. Même si cet espoir ne concernait pas vraiment les insulaires. La métropole, d’accord. Mais ici ? Au milieu de l’océan, sur ce rocher perdu au milieu d’autres rochers, au milieu d’autres passions. Sur la plus petite des îles éparpillées, tout cela relevait de la fiction. Une belle mise en scène, savamment orchestrée, avec des images, beaucoup d’images, des petites apothéoses, des rebondissements, des chutes magnifiques et des remontées épiques. On n’avait pas mal picolé dans les bistrots du port en commentant les événements marquants de la campagne électorale, mais sans trop s’impliquer, comme on lève de temps en temps la tête vers l’écran pour suivre l’évolution d’une course cycliste – les écarts étaient importants. Certains soirs, les esprits s’étaient échauffés. Les verres successifs, les trains de bouteilles sur le zinc, les liquides sang et or avaient fait ressortir les vérités de chacun, les craintes, les frustrations. La présidentielle et les législatives étaient loin. Place aux élections municipales, place au concret.

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Le patron et la clientèle du dernier bar à la mode de l’île avaient choisi le camp du « déjà plié, rangé, remisé ». Le bar des irréductibles, le plus ancien troquet du port, c’était autre chose ; la politique, les habitués s’en frictionnaient les fesses avant d’attaquer les nuits d’ivresse. Les routes, l’enseignement, les hôpitaux, l’aide sociale… c’était bien beau. Ce qui importait pour la population, c’était surtout le bateau. Le grand, le mastodonte qui ne passait dans l’île que toutes les deux semaines. Avec l’approvisionnement, la nourriture, les babioles, les futilités et le superflu de là-bas. Mais surtout avec le très saint, le très noble nectar, l’alcool pluriel et généreux, un alcool qui collait les hommes et les verres au comptoir, qui canalisait les amertumes, engloutissait les déceptions et promettait des réveils de brume. Un énorme bateau rouge, sans qu’on sache vraiment s’il s’agissait de peinture ou de rouille. Il arrivait au milieu de la nuit, son ancre produisant un bruit terrifiant en raclant les fonds. Le matin, les gueules de bois avaient alors un je-ne-sais-quoi en plus. Un corps énorme occupait le ventre de la baie. Une épiphanie, une magie insulaire. Une promesse surtout, celle de tenir deux semaines de plus.

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Dans le bar à la mode, un groupe s’était formé pour nouer contact avec le mouvement qui avait remporté la présidentielle et les législatives. Un mouvement, pas forcément quelque chose qui avance, mais quelque chose qui bouge – ce qui était assurément une nouveauté sur l’île. Le grand mystère, c’était Scopelitis, le maire de la petite capitale. Certains disaient qu’il s’accrocherait coûte que coûte. D’autres estimaient qu’il allait approcher le groupe du bar à la mode pour tenter de rallier le nouveau mouvement. Scopelitis avait sa carte de parti depuis si longtemps qu’on ne pouvait plus rien lire sur celle-ci. C’est la marque des institutions sur le déclin de n’être plus qu’une image fanée, inappréciable, sinon entre chien et loup, dans le jour qui meurt et renvoie à jamais tous les rêves. Scopelitis avait un poids, deux plus exactement : son obésité, disgrâce visuelle, et son influence, très relative. Pour gérer l’île, il n’avait jamais développé aucun programme digne de ce nom. Il paradait avec sa bedaine à la fête du port, il visitait la salle de classe en compagnie du nouvel instituteur. Le lendemain, il inaugurait le demi-terrain de basket qui rappelait à tout le monde qu’ici, sur ce bout de rocher perdu dans l’océan, on ne jouait contre personne, pour la simple et bonne raison qu’il n’y avait jamais eu de véritable opposition. Le navire couleur rouille était là, inerte dans le soleil généreux du matin. Les fûts, les caisses de bière et de vin, les apéritifs, toute cette poésie était déchargée sur le quai et formait un mur contre les tourments à venir.

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Un des principaux atouts de l’île avait longtemps été la zone économique exclusive qui l’entourait, des eaux sur lesquelles l’État – la métropole, en l’occurrence – exerçait ses droits souverains. Sauf que tout ceci n’avait plus beaucoup d’intérêt depuis que les réserves halieutiques s’étaient réduites comme une peau de chagrin. La faute aux bateaux usines chinois qui venaient pratiquer une surpêche catastrophique dans la région. Scopelitis savait tout ça. Il savait que le combat était perdu, que la pêche ne serait plus jamais une manne financière. Les eaux de la zone exclusive pouvaient éventuellement attirer les plongeurs. C’était beau, tout au fond, d’une clarté apaisante, le monde du silence, un monde qui n’avait cure de la montée des océans et qui, à la limite, s’en réjouissait, car le phénomène climatique majeur des prochaines décennies l’éloignerait toujours un peu plus des choses terrestres, de la surface et de ses mouvements en marche. Pour faire venir les plongeurs, il fallait une infrastructure touristique, des logements, des restaurants. Ce n’était pas un bar qui se disait « à la mode » et un bistrot de ploucs qui donnaient envie de faire le voyage. L’île ne comptait que deux plages. La plus grande, également la plus sale, n’était que le prolongement du port. Quand le bateau occupait la baie, s’étaler sur le sable revenait à se coucher au pied d’un immeuble à appartements de dix étages. Et quand le bateau n’était pas là, quand tout le monde l’attendait, le vent du large s’engouffrait avec une telle force dans la baie, qu’il était impossible de paresser ou de lire un journal tant les bourrasques balayaient tout sur leur passage. La deuxième plage, elle, était splendide. Une de ces merveilles de la nature qui font entrevoir l’existence d’un créateur universel. Le seul problème, c’est qu’elle demeurait quasiment inaccessible. Située à la pointe sud de l’île, elle était bien ensoleillée, abritée du vent par un cap et des falaises. Un sable blond, mêlé par endroits à quelques galets sur lesquels les amoureux des quatre coins de la planète auraient pu graver leurs noms. Pour rejoindre cette plage, il fallait traverser la région la plus montagneuse de l’île. Un début de route partant de la capitale avait été tracé dans les années 80. Devant l’ampleur du chantier, les hommes avaient baissé les bras et coupé le moteur des machines. On avait vu grand. La large route asphaltée comptait deux bandes de circulation. Inutile, elle était devenue une des curiosités de l’île. Deux kilomètres après les dernières maisons de la capitale, elle venait butter sur les premiers contreforts du massif montagneux. Face à l’immensité du paysage, face à sa violence rocheuse inexpugnable, on comprenait vite l’abandon du chantier, on comprenait tout aussi mal son entame – il y aura heureusement toujours des lieux qui résisteront à l’homme.

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Quand Scopelitis avait reçu les clés de la mairie, il avait copieusement raillé ses prédécesseurs. Une route à travers les montagnes ! Le jour même de son investiture, il était allé au bout de la voie inachevée, là où elle cognait contre les masses rocheuses. En maillot de bain, palmes aux pieds, masque et tuba sur la tête, tenant une pancarte avec ces mots : « Touche pas à ma plage ! » La presse et la télé locales avaient relayé ces images pendant des semaines. Scopelitis était le nouvel homme fort, celui qui ne changerait rien. Il s’était vautré dans un somptueux immobilisme pendant trois décennies. Chaque année, pour célébrer son avènement, il refaisait le pèlerinage au bout de la route en tenue de plongeur d’opérette. Depuis la première fois, il avait énormément grossi. Il ne faisait plus les deux kilomètres à pied. Une berline climatisée l’amenait sur place. Il se changeait à l’intérieur. Un de ses hommes l’aidait à s’extraire du véhicule. La presse se raréfiait pour couvrir l’événement. Seul le photographe attitré de Scopelitis l’arrosait encore de flashs. L’asphalte était envahi par le lichen et les herbes folles. La ligne blanche qui séparait les deux bandes de circulation était totalement effacée sur la quasi-totalité du tronçon. Deux kilomètres. On aurait pu en faire une piste d’aviation. Mais, vers le sud, il y avait les montagnes qui menaçaient en bout de course. Vers le nord, il fallait compter avec la capitale, lécher les toits et les gens qui vivaient dessous. La route n’avait pas de nom, ni de numéro. Pour la désigner, certains disaient « rue de la Montagne », les plus optimistes, « boulevard de la Plage ».

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Descendant d’une lignée d’armateurs grecs, Scopelitis était né sur le continent, avant de prendre la route des îles éparpillées à l’âge de vingt ans, vivant de l’argent de ses parents. Il avait fait son ascension et toute sa carrière politique outre-mer, pistonné par des amis de la famille. Il s’était fixé sur l’île avec la ferme intention de tenir la place contre vents et marées. Les habitants du rocher l’avaient élu comme dirigeant, non par sympathie, mais par négligence, par absence dans l’isoloir, par manque d’intérêt pour la chose publique. Trois décennies plus tard, un vent de changement soufflait sur l’île. Dans le bar à la mode, un groupe de trentenaires et de quadras se préparait à prêter allégeance au mouvement qui avait pris le pouvoir dans la métropole. Scopelitis était inquiet. Le premier tour des élections municipales aurait lieu le jour même de l’anniversaire de son mandat de maire. Il était hors de question de manquer une occasion pareille. Car depuis trente ans, c’était son jour, la « Saint Scopelitis », son carnaval au bout de la route, son heure de gloire. Il lui restait encore quelques semaines pour consolider sa position. Ce n’était pas un groupuscule de bobos singeant les dernières modes du continent qui allait le faire vaciller. Pas lui ! Pas Scopelitis ! Puis, il y avait eu le dépôt de liste. Les trentenaires et les quadras rejoignaient officiellement le nouveau mouvement politique en place dans la métropole. L’opposition était née. Scopelitis fulminait. Il était déterminé à fermer ce lieu de débauche où avait commencé la fronde. Et pourquoi pas en stoppant l’approvisionnement en alcool ? Tout ça passait par le bateau. Il fallait ralentir sa rotation dans l’archipel éparpillé. Laisser entrer le navire dans la baie seulement toutes les trois semaines, voire une fois par mois. Assécher ces salauds. Mais les autres, alors ? L’île entière était sous alcool, comme sous perfusion. Débrancher la machine risquait de faire du grabuge. Surtout dans le bar des irréductibles. Les habitués de ce troquet minable n’étaient qu’une poignée, mais leur vulgarité et leur folie furieuse devaient absolument tremper dans l’alcool pour ne pas devenir un problème, et même un grand danger susceptible de contaminer l’île entière. Scopelitis allait devoir trouver un stratagème pour gagner les élections : assécher les uns, arroser les autres – en somme, faire de la politique.

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Jamais la baie n’avait été si peu inquiétée par le vent. Le sable de la plage qui prolongeait le port restait en place, sans former de striures. Le bateau avait un jour de retard. Ce n’était plus arrivé depuis les grandes tempêtes des années 90. L’absence de vent, cependant, n’était pas la raison du retard du bateau qui fonctionnait au fuel, un carburant sale, qui laissait dans son sillage une traîne graisseuse et luisante, pour un improbable mariage dans les îles éparpillées. Pas de fumée à l’horizon, pas de silhouette glissant sur la ligne courbe du globe. Il restait à peine quelques bouteilles dans le bar à la mode. De quoi, peut-être, tenir jusqu’à la prochaine réunion politique. Dans le bar des irréductibles, en revanche, les frigos étaient pleins, les pompes crachaient des mousses et des ors, le vin abondait comme jamais. Un mystérieux bienfaiteur avait même instauré une happy hour, deux verres pour le prix d’un en fin d’après-midi. Les irréductibles riaient à gorge déployée. On les rinçait, et généreusement, alors qu’ils avaient toujours été dans la marge. Tout ça sentait mauvais. Mais pour l’heure, et de surcroît pour la happy hour, peu importaient les odeurs nauséabondes. Il faillait profiter. Trois jours s’écoulèrent de la sorte. Les irréductibles étaient plus ivres que d’habitude. Dans le bar à la mode, les mines étaient déconfites. Un complot ! Il ne pouvait s’agir que d’un complot.

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Quatre jours qu’on attendait le bateau. Scopelitis fit une entrée remarquée dans le bar des irréductibles. C’était la première fois depuis son investiture, trente ans plus tôt. Il affichait un sourire de faux-cul. Il était flanqué de deux types plus jeunes que lui, qui essayaient manifestement de lui plaire, et aussi de lui ressembler, trimballant sans grâce leurs bourrelets jusqu’au zinc. Pile-poil pour la happy hour ! Scopelitis ne s’étonna pas de recevoir deux grandes chopes de bière pour le prix d’une seule. Mieux, il annonça qu’il offrait une tournée aux habitués, exclusivement des hommes vissés au comptoir. Il jeta un sort à la première chope en trois gorgées qu’il ponctua d’un rot. Pour attaquer la deuxième pinte, il commanda un shot de bourbon qu’il comptait couler en sous-­marin au fond de son verre. Le barman lui en servit deux, l’heure heureuse voulait ça. Il plongea le premier avec empressement. Le second lui posa un problème, car la bière menaçait déjà le bord du verre. Plonger encore un shot, c’était le débordement assuré. Il prit une lampée pour faire de la place. Les deux sbires l’imitèrent en mettant de la bière partout sur le comptoir. Les irréductibles observaient la scène, sourire en coin. Scopelitis était entré en campagne. La présidentielle, qu’importe. Au diable les législatives ! Le mouvement avait tout raflé dans la métropole. Pour les municipales, en revanche, le maire devait tuer dans l’œuf tout désir d’opposition. Marquer des points partout, même chez les poivrots.

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Dans l’île, comme dans tout l’archipel des éparpillées, chaque habitant était clairement déterminé par son métier : boulanger, médecin, facteur, gendarme, pêcheur, curé, instituteur, pharmacien… Trois cents âmes. Chacun avait sa place et connaissait le rôle des autres. Personne n’était anonyme. Le mouvement politique arrivé au pouvoir dans la métropole comptait sur ces gens-là, sur ces potentiels en contact permanent avec la réalité du terrain. Rompre avec la politique pour la politique. Privilégier les acteurs plutôt que les figurants. Un tel système sonnait le glas pour la génération de Scopelitis. L’homme fort de l’île n’avait jamais eu d’autre activité que ses mandats, engraissés par des jetons de présence dans une kyrielle de conseils d’administration. L’expérience comme préalable à la pratique de la politique ! Scopelitis riait dans son double menton. Qui donc parmi les trois cents habitants de l’île pouvait bien prétendre gouverner à sa place ? Un épicier, un plombier ? Vaste blague ! L’opération de séduction de Scopelitis ne se cantonnait pas à une présence de plus en plus régulière dans le bar des irréductibles. Le marché sur le port, la sortie de l’école, la tournée des commerçants, les serrages de mains aux pêcheurs et aux éleveurs… la parade était totale.

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Scopelitis lâcha du lest… pour mieux frapper ensuite. Le bateau avait déjà six jours de retard quand la capitainerie communiqua enfin sa position. L’arrivée du mastodonte était prévue le lendemain. Dans le bar à la mode, le manque d’alcool jouait sur les nerfs ; dans celui des irréductibles, l’abondance offrait des visions magnifiques. La tension montait. Le groupe d’opposition à Scopelitis grossissait d’heure en heure. Les efforts du maire n’étaient pas payants. Le bar à la mode était devenu le Q.G. de campagne des partisans du nouveau mouvement. Des banderoles, des drapeaux tricolores et des pancartes avec tous les mots possibles – de la revendication pure à la poésie hermétique – fleurissaient sur la devanture qui devenait peu à peu une curiosité volant la vedette à la route inachevée. Une phrase ressortait : « Bienvenue en Macronésie ! » Le premier tour des élections municipales approchait à grands pas. Un sondage donnait Scopelitis et le nouveau mouvement au coude à coude, et même à une égalité presque parfaite. Le maire demanda à ses hommes de noter les allées et venues dans le repaire de l’opposition pour établir une liste des traîtres. Quoi qu’il arrive au terme du scrutin, des têtes allaient tomber, des amitiés se briser.

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Le bateau apparut enfin à l’horizon. Les bars allaient rouvrir, les salauds rassemblés dans le bar à la mode allaient se disperser. De l’alcool pour calmer les ardeurs. La chaleur assassinerait les dernières velléités de révolution. Entre-temps, le bar des irréductibles était devenu la vitrine de Scopelitis. La happy hour, de plus en plus longue, maintenait les indécis dans l’humide. La collusion ne faisait plus aucun doute. Tant d’alcool dans ce bistrot minable alors que tout le reste de l’île était resté à sec ! Pour que le bar continue de tourner, Scopelitis avait puisé dans ce qu’il appelait les « réserves stratégiques », le saint carburant éthylique. Accro lui-même à la bibine, parano de première catégorie, redoutant les périodes de disette et le retour des guerres, il avait stocké des quantités inouïes d’alcool dans un réseau secret de galeries et de grottes au milieu des montagnes. Un stock énorme, impossible à boire au cours d’une vie, même à trois cents. Des cargaisons entières détournées, tout ça payé avec l’argent public, propre ou sale.

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L’arrivée du bateau calma les esprits. Le retour de l’alcool pour tous, les bouches lavées, les gosiers satisfaits, les neurones axés sur des petites galaxies éphémères. Le calme relatif revenu profita à Scopelitis qui remporta le premier tour des municipales. Sans doute grâce au taux d’abstention très important, les insulaires ayant retrouvé leur dive bouteille. Après quelques gueules de bois, l’opposition remonta pourtant au front. Certains exigèrent un recomptage des voix, d’autres une enquête pour trafic d’influence. Le deuxième tour s’annonçait encore plus âpre. Pas de cadeau pour le clan d’en face. Le moindre faux pas serait sanctionné. Tous les regards se portèrent sur Scopelitis. Lui seul devait être responsable du retard du bateau. N’était-il pas petit-fils d’armateur ? Une trentaine de membres du nouveau mouvement firent irruption sur le navire et prirent l’équipage en otage pour le questionner. D’où venait l’alcool qui avait irrigué le bar des irréductibles ? Oui, d’où provenait-il, alors que les fûts et les caves du bar à la mode étaient restés désespérément vides ? Les gendarmes étaient intervenus pour libérer le bateau. Celui-ci avait quitté la baie le lendemain pour reprendre sa rotation dans les îles éparpillées.

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Scopelitis promit de régler l’histoire du bateau. Si on votait pour lui, les horaires seraient à nouveau strictement respectés, mieux, ils seraient changés. Le maire s’engagea à faire venir le navire chaque semaine dans la baie. Il proposa même de repeindre le bateau, à ses frais, c’est-à-dire avec les deniers de la collectivité. L’île méritait mieux qu’un tas de rouille dans son ventre. Il essuya alors une salve de moqueries. D’aucuns lui lancèrent que le rouge, encore plus lorsqu’il était altéré par le temps, était une couleur tellement à l’image du passé qu’elle resterait indélébile, même sous le plus précis des maquillages. Plus réalistes, les partisans du nouveau mouvement s’attacheraient à trouver du travail pour tous, à relancer l’économie, tout en maintenant les acquis sociaux. Ils soutenaient également un changement de nom. Exit les îles éparpillées. Longue vie à la Macronésie ! Une semaine avant le second tour des élections, Scopelitis décocha sa dernière flèche. Elle était aussi énorme qu’impossible. La route ! Relancer le chantier, percer la montagne pour rejoindre la plus belle plage de l’île. Une ouverture rapide, à l’aide d’explosifs surpuissants. Un spectacle grandiose et, au final, une opportunité unique pour l’île : accéder au rang de destination touristique. Une plage enfin accessible et, sur la route qui y mènerait, des hôtels et des restaurants flambant neuf, des loueurs de voitures, des marchands de souvenirs.

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La dernière ligne droite fut très festive dans le bar des irréductibles. Scopelitis noyait le peuple dans l’alcool et le mirage d’une route achevée. Avec un tel baratin, les habitués étaient sur le point de lui donner leur voix. L’opposition, elle, jouait la transparence. Du concret. Les faits, seulement les faits. Pas de démesure. Mais la promesse d’un changement. Le combat décisif était lancé. Les sondages annonçaient toujours un résultat très serré. Dans la nuit du vendredi au samedi, alors que la campagne était officiellement terminée et que les protagonistes n’étaient plus autorisés à s’exprimer publiquement, le bateau était arrivé dans la baie. L’ancre avait longuement raclé le fond à la recherche de rochers capables de stopper sa course. Le mastodonte s’était enfin immobilisé. Les lumières du bord ressemblaient aux étoiles d’un autre monde. L’alcool serait de la partie pour célébrer la victoire ou pleurer la défaite, pour fêter le changement ou applaudir l’inertie. Scopelitis passa le samedi chez lui avec ses partisans, célébrant déjà ce qu’il estimait être acquis : le pouvoir sur les choses et les hommes, sur la montagne et la mer.

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C’était un beau dimanche, une journée radieuse. Les isoloirs avaient été montés dans le préau de l’école. La plupart des insulaires appelés aux urnes s’étaient présentés de bonne heure pour éviter la chaleur. Scopelitis vota à l’heure de l’apéritif, avant de prendre la direction du bar des irréductibles. L’après-midi, les gendarmes constatèrent que le flanc bâbord du bateau avait été tagué : une tête de porc, qui ressemblait étrangement à Scopelitis. Le service de propreté de la ville essaya de laver la coque – peine perdue, le navire resterait marqué du signe du cochon. Le reste de la journée s’écoula sans incident. La tension regagna en intensité peu après 18 h 00, à la fermeture des bureaux de vote. Les premières estimations n’allaient pas tarder à tomber. À 19 h 15, un cortège de voitures se mit en marche dans le centre de la capitale. Une trentaine de véhicules. Klaxons, têtes dépassant des fenêtres, toits décapotés crachant les premiers fêtards – mais de quel clan ? Un résultat avait-il filtré ? La colonne s’engagea sur la route inachevée. Les voitures s’arrêtèrent deux kilomètres plus loin, face au mur infranchissable de la montagne granitique. Des hommes et des femmes s’empressèrent de décharger des caisses de champagne et de bière. D’autres installèrent une estrade pour un DJ et d’énormes baffles, de quoi inonder l’île de décibels. Seule une luxueuse berline noire restait encore portes fermées. Sur la route, venant de la ville, apparaissait déjà une autre file de voitures, avec encore plus de klaxons, comme un mariage, comme un club de foot qui gagne. La fête qui se préparait au pied de la montagne allait être tonitruante. On décapsula d’abord les bières, pour lutter contre la moiteur de la fin de journée et la dernière attente. Le champagne serait sablé à vingt heures – tapantes.

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À 19 h 50, deux hommes sortirent de la berline noire, les sbires de Scopelitis, costumes sombres, lunettes de soleil sur le nez. Ils ouvrirent une des portes arrière. Le maire s’extirpa du véhicule. Il portait son stupide maillot. L’élection tombait le jour même la célébration grotesque à laquelle il s’adonnait depuis des années. Sauf que cette fois-ci, il ne se contenterait plus d’accuser ses prédécesseurs d’avoir arrêté le projet du « boulevard de la Plage ». Il venait donner le coup d’envoi de la reprise du chantier. Ses hommes étaient d’ailleurs en train d’installer les outils de cérémonie sur un coussin brodé d’un S : un burin et un marteau en or. Encore dix minutes et se serait l’apothéose de la carrière politique de Scopelitis, le vieux cacique qui avait non seulement réussi à museler l’opposition, mais aussi redonné foi au peuple en promettant un passage vers la plus belle plage. Un écran géant décomptait les minutes, les secondes. Encore un peu de patience et l’île tout entière connaîtrait le visage du vainqueur. Le DJ s’installa aux platines. Les hommes de Scopelitis le chaussèrent de ses palmes, ils placèrent ensuite un masque et un tuba sur son visage, pour les giclées de champagne, pour les éclats de roches qu’il allait envoyer haut dans le ciel à coups de burin. Scopelitis était prêt. Vint le moment du décompte final. Cinq, quatre, trois, deux, un… 20 h 00 ! Le visage d’un inconnu apparut sur l’écran géant, accompagné d’un grand 67 %. Scopelitis exigea qu’on lui retire son masque, la buée l’empêchait de contempler son visage à la télé. Il ne se reconnaissait pas. Quelques secondes plus tard, une explosion retentit au milieu des montagnes. Les réserves stratégiques de Scopelitis partaient en fumée. Sa cache avait été trouvée. Le visage de l’inconnu était celui du nouvel instituteur, fraîchement arrivé de la métropole avec des idées neuves. Prenant l’explosion pour le coup d’envoi de la fête, le DJ lança la musique. Les bouchons de champagne sautèrent. Les hommes du maire sortant parvinrent enfin à lui retirer son masque. Incrédule, Scopelitis n’arrivait pas à décrocher ses yeux de poisson de l’écran qui annonçait les 67 % en faveur de son improbable concurrent. Il cracha des mots horribles dans son tuba. Il commença à être pris de frissons. Était-ce la terre qui se dérobait sous ses pieds ? Il ne connaissait pas cette sensation étrange qui accompagne la défaite. Il perdit conscience et tomba lourdement sur la route.

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Le bateau quitta la baie pendant la nuit. Scopelitis avait embarqué in extremis avec ses hommes – il est plus facile de fuir que d’accepter une réalité assassine. La fête battait toujours son plein dans la petite capitale tandis que le navire disparaissait dans la noirceur de l’océan. Le bar à la mode et celui des irréductibles n’étaient plus accrochés à un simple rocher des îles éparpillées… ils faisaient désormais partie de la Macronésie.

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