Le détecteur ne m’a pas trompé. Le buste incliné vers l’extérieur, je distingue, entre les jalousies, l’essaim qui tourbillonne par-dessus ma longère normande. Après les drones…

« C’est fini, me dis-je à voix haute, j’aurai tenu dix ans. »

Dix ans. Une vie ! Car oui, tel un chat, dont j’avais le ronronnement et le coup de griffe, j’aurai eu plusieurs vies. Combien ? N’avais-je pas droit à sept vies ?

Je parle au passé. Oubliant mes devises et mon volontarisme. Ne sois pas, deviens. Sois toujours demain plus que ce que tu es aujourd’hui, qui est plus que ce que tu étais hier.

Dix ans. Solitaire. I have a dream ! Et j’aurai été ici cet ultime résistant du monde libre, envoyant mes messages d’espoir et de lutte aux quatre coins de la planète. Une incarnation de ce héros de BD, V (comme Vendetta)… sans le masque de Guy Fawkes.

Je fonce dans la pièce d’à côté. À mon rythme. J’ai tout de même quatre-vingts ans. Enfin, presque et je tiens à cette courte distance qui me sépare d’une décennie. J’y ai toujours tenu. Y voyant un symbole, une mise en abyme. De mon anticipation.

Sur les murs, sur le plafond, des photos du président français Emmanuel Macron. Partout. De sa femme Brigitte. Pas un interstice de néant. C’est à cause de lui qu’ILS sont là, qu’ils arrivent.

Fuir. Par principe. Sans espoir mais par principe.

Agir, décider, maîtriser.

Je pénètre dans le garage, active le pilotage automatique et laisse ma Normandia 655 prendre la clé des champs. Puis je retourne sur mes pas, gagne la trappe escamotée sous un tapis persan. Comme dans un film, un Zorro. Le passage secret qui mène le justicier là où les hordes barbares ne songeraient pas à… Depuis les drones, c’est différent, plus compliqué. Je ne puis espérer, tout au plus, qu’un maigre sursis. Je dois essayer, profiter de chaque instant.

J’aboutis derrière un bosquet et me dirige vers le sommet de la falaise, entre deux mamelons de gazon dru. Il y a là un sentier oublié, peu visible, qui dévale en escalier, alternant roche et degrés métalliques, précipite jusqu’à la plage. Malgré le poids des ans, le pied est toujours alerte. La mer est devant moi, l’infini, l’éternité, la dilution. Haute déjà, étale, elle monte lentement et lascivement, suçonne le littoral, tend à m’aspirer.

Je contourne un éperon taillé à la serpe, me fige interdit. Je savais. Évidemment. Je sais. Mais je scrute avec émotion. Les vestiges de pierre qui s’enfoncent dans le sable. Supports dérisoires de goélands et mouettes. Qui s’envolent au pas qui suit. Je scrute. Avidement. Le sourire des quarante ans et l’espièglerie du regard, le haut du bras gauche serré contre le costume qui enserre un buste bombé vers l’avant, et cet autre qui attire l’épouse chérie, le visage tourné vers la gauche, levé vers son mari.

Emmanuel et Brigitte. Brigitte et Emmanuel. Statufiés par des admirateurs mais emportés par l’érosion du littoral, des mémoires.

Vais-je finir dans une douloureuse méditation ? Que marmonnait Charlton Heston dans la dernière scène de La Planète des Singes ? Que ressentait-il en découvrant qu’il avait voyagé dans l’espace pour aboutir dans le futur de la Terre ? Je souhaite finir ici. Choisir la dernière image. Imposer le décor, le sens. Comme alors…

Je jette un œil en arrière, dresse le regard vers les cimes crayeuses tamisées de noir et de vert. Personne encore. Mais il me reste peu de temps. Le destin se décline en souvenirs.

Il y a une première vie. Avant Brigitte. Ma préhistoire.

Puis cette autre qui s’ouvre avec elle, vers mes seize ans, et cette intensité, cette folle course en avant, cette épopée, qui me consacre haut fonctionnaire dans la gravité ou trublion financier dans la frénésie. Classique et baroque. Jeune et vieux. Consubstantiellement.

La troisième, et le Destin qui frappe ! Entraperçu entre deux portes, à l’Élysée, sous Hollande, ou recroisé, car son ombre, depuis toujours, se penche vertigineusement vers moi. Suis-je un Élu ? Avant de l’être par les urnes, l’étais-je par… je ne sais quoi ou qui… ce qui nous dépasse, dieu, extraterrestres, devoir intime, inconscient collectif… ?

Macron Président.

Des gens se prosternent, d’autres vocifèrent. Des experts m’appréhendent en Martien ou me clichent en banquier, en renard ultralibéral glissé dans le poulailler de la gauche, la bave sanglante à la commissure des lèvres, me tapissent en coquille vide, Rastignac de pacotille, opportuniste, carriériste, conformiste. Nous en rions, Brigitte et moi, repassant main dans la main, entre deux affaires d’État, ces jeunes années où nos vies étaient lutte permanente pour exister conjugués puis conjoints, les rejets immersifs essuyés, notre survie enthousiaste a contrario du raisonnable et du politiquement correct. Où se sont évanouis, pour eux, mes refus, mes engagements, mes révoltes ? Ces deux années chez Rothschild ont-elles délavé Hegel et Machiavel, Rocard, tous ces francs-tireurs de la réflexion passionnément fréquentés ?

Je suis si brillant ! Pas de fausse modestie, le comble de la prétention. J’ai appréhendé tous les obstacles. Cette France qui veut et qui ne veut pas, qui suit une idée mais gémit devant sa réalisation si elle amenuise un avantage. Cette presse qui revendique le management du Big Game, initier et achever, créer le réel à la manière d’une fiction. Ces années de haine, ces manifestations et ces attentats déjoués. Et je garde le cap. Je creuse mon rêve, celui d’un capitaine qui mène le navire à bon port ou lui offre le Grand Saut vers l’Ailleurs. Et je réussis. In extremis. Ce deuxième mandat mué en plébiscite. Du jamais vu. 75 % de votes au premier tour. Cette parenthèse enchantée où je règne comme un Roi-Soleil parfumé au Diderot et au Voltaire, cible des artistes et des intellectuels mais Père de la Nation, laissant une France profonde rassurée et confiante.

Ma quatrième vie. Loin du monde. Retiré. Des allures de Las Casas dans son monastère, de Jésus ou de Muhammad au désert. Lisant et cogitant de l’aube au crépuscule, digérant mes dix ans d’action et guettant la méditation supérieure, une spiritualité qui coulait entre mes doigts comme du sable. Comprenant des erreurs, des limites et des lacunes. La réversibilité, la loi des cycles. Révéler, partager, éclairer, tout, dans un livre. Mon livre. Le livre de Macron. Macronmegas.

Cette cinquième, entamée lors du Grand Noir. Quand l’Ancien Monde, que nous nous étions échinés à moderniser et régénérer s’est effondré comme un château de cartes. Le feu d’artifice des guerres civiles, des États-Unis à l’Europe en passant par la Turquie, la Russie, l’Iran… Ces pouvoirs totalitaires. Partout. Ces projets centripètes. Le Parti Français, le Parti Égyptien… L’émergence de rouleaux compresseurs qui dépassent les clivages idéologiques pour asseoir et renforcer leurs dominations. Ma fuite. Sublimée par un rôle nouveau. Conscience du monde. Résistant. Récupérant à cinquante-neuf ans l’audace et la mentalité guerrière, positivement guerrière, qui ne m’ont pourtant jamais quitté. Sans Brigitte, ma moitié et mon âme, emportée par les remugles de l’Enfer. Dont le souffle demeure chevillé à mon Être, lierre de ma vie.

« Tue-moi mais ne brouille pas cela ! »

Archimède. Jusqu’au bout, j’assénerai mes classiques et travaillerai mon idée d’un destin.

Le nettoyeur, un grand échalas aux cheveux filasse et au regard éteint, n’en a cure. Il quémande l’approbation de ses comparses, esquisse un rictus hideux, lève son mobile et abaisse son arme dans un mouvement de balancier non dénué d’élégance.

« Problème réglé ! » éructe-t-il.

Il range l’appareil dans une poche. Je recule légèrement, butte contre la pierre, me coule contre la nuque de Brigitte.

Maintenant. Je suis prêt.

Il l’a compris, adresse un signe à ses deux compères, leurs revolvers se braquent dans ma direction.

Je n’ai pas envie de souffrir mais je reste muet. Être à la hauteur de moi-même. Ou du moins de cette idée de moi-même à laquelle je m’arc-boute, que je construis pas à pas, avec plus d’humilité que les médias, jadis, ne l’ont subodoré.

Les canons me dévisagent, je ferme les yeux malgré moi, un fracas formidable recouvre mon horizon, je ne souffre pas, je me sens déjà ailleurs. Le voyage serait-il si aisé ? Cette sensation…

Je tousse. J’ai toussé. On tousse après la mort ? Je tousse encore. Plus fort. J’ai mal. Aux poumons. Incongru. J’ouvre les yeux. Pour apercevoir l’infini. Je ne distingue qu’un formidable tas de calcaire, de la terre et des rocs, de l’herbe. La falaise s’est effondrée. L’érosion.

Je suis vivant et ils ont disparu. Sous les décombres. Disparu. Vivant. Je me retourne lentement vers Brigitte et l’embrasse sur le front. Puis je m’éloigne d’un pas mesuré vers les degrés qui me ramèneront sur terre.

Ma cinquième vie s’est achevée mais la sixième aussi, dans un éclair de mort et de résurrection, le Destin m’en offre une septième. Je suis un Élu. Une transcendance veille sur moi. L’extraordinaire, depuis toujours, me couve.

Je peine à grimper. Je vieillis. Brigitte est partie. Notre statue, bientôt, sera engloutie. Même l’extraordinaire, à la fin des fins, se dilue pour engendrer… Engendrer quoi ?

Je vais disparaître. Profiter de ma disparition officielle pour disparaître de mes vies. Je sais ce que je vais faire. Oui, j’irai à Terschelling, au nord de la Frise, au cœur des îles Wadden, là où les plages sont immenses et solitaires, entre mer et dunes, je passerai tout mon temps au milieu des moutons, ils m’apprendront l’abandon, l’adéquation et la douceur du néant.

Ma septième vie. La dernière tout de même.

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