Madame Prunier et le Président

Corinne Hoex,

Chez moi, tout est détraqué. Plus personne ne vient ici me rendre visite. Il y a tellement de marches, dehors, dedans, tellement de marches ! Oui, tout est détraqué. Surtout mes genoux.

— Tenez, Madame Prunier, prenez le chat sur vos genoux, ils ont dit. Ça va leur tenir chaud. Ça va les guérir.

— Mais ce ne sont pas des genoux, ce sont des cuisses !

Là où ce sale chat roux ronronne depuis une demi-heure, ce sont des cuisses. Ils sont fortiches, ces infirmiers ! Ils sont calés en anatomie ! Et ça a des diplômes ? Je voudrais les voir, les diplômes ! Pas étonnant qu’on ne guérisse pas dans ce home, et qu’on reste vieux et détraqué s’ils prennent les cuisses pour des genoux.

C’est comme ce président à la télévision. En marche ! En marche ! Encore une histoire de marches. Mais qui va les monter et qui va les descendre ? C’est quoi, son programme ? Comme on chantait chez les girl-scouts : La meilleure façon de marcher, c’est sûrement la nôtre, c’est de mettre un pied devant l’autre et de recommencer. Moi, je n’ai plus de programme. Plus rien au programme. Depuis longtemps. Depuis que, chez Léopold, ça ne marchait plus. J’avais beau tourner, appuyer, pousser, ça ne marchait plus. Bon, ici, il y a le kinésiste. Chez lui, ça a l’air de marcher encore pas mal. Je le vois avec l’infirmière quand il passe derrière elle. Ses mains baladeuses. Et il n’y a pas que ses mains qui se baladent. Et même qui se baladent bien et furieusement et en cadence. Je l’entends avec l’infirmière derrière mon dos, dans ma salle de douche, pendant que je reste coincée dans mon fauteuil avec ce chat. Enfin, comme ça, ils connaîtront peut-être un peu mieux l’anatomie ! Et puis, entre nous, j’aime donner asile à l’amour. Chez moi, là en bas, évidemment, ça ne donne plus beaucoup asile à l’amour. Il y a trop de marches à l’intérieur de moi. Tellement de marches à descendre ! Plus personne ne descend si bas.

*

Madame Prunier fait un rêve. Elle est dans un grand magasin où on peut tout acheter. Il y a un haut-parleur d’où sort une musique douce. Puis elle entend un bruit strident, et encore beaucoup d’autres grincements aigus, puis arrive une voix qui dit : « Madame Prunier est attendue au bureau de la direction. Madame Prunier, notre gagnante de la semaine. Madame Prunier est priée de se rendre au point contact le plus proche pour enlever son lot. Madame Prunier est invitée à venir recevoir les félicitations du président. Allons, en marche, Madame Prunier ! »

— Bravo ! Vous avez gagné ! dit le président.

— Non, c’est vous qui avez gagné, répond Madame Prunier.

— Mais ce n’est pas le même lot, dit le président. C’est une autre tombola.

— Vous êtes sûre ? demande Madame Prunier. Vous aviez acheté un billet ?

— Non, pas de billet, Madame. Surtout pas de billet. Je vous dis que c’est une autre tombola.

— Et qu’est-ce que j’ai gagné, moi ? demande Madame Prunier.

— Vous pouvez voter pour moi.

*

Les fauteuils roulants sont regroupés dans la salle commune face à la télévision pour le discours du nouveau président. Madame Prunier s’est levée en chancelant, s’est avancée jusqu’au poste et a voulu faire la révérence comme elle a appris chez les Sœurs de la Charité.

— Vous voyez, Madame Simonart, vous voyez que je sais encore !

À l’écran, le président poursuit son discours, mais il est sensible à cette marque de déférence de la part d’une amie, la gagnante du gros lot de la super-tombola.

Madame Prunier est allée un peu trop bas. Elle demeure pliée en deux, sans pouvoir se redresser. Le président s’évertue à rester concentré, mais tout le monde sent s’accroître son stress face à l’imminence de cette chute qui l’assommera. Madame Simonart fixe Madame Prunier et s’impatiente.

Madame Prunier, toujours profondément courbée, les yeux au sol, vacille un peu de droite à gauche. Cette position inconfortable ne l’empêche pas de jubiler. « Elle croyait sans doute que je ne savais pas ce que c’était, une révérence, cette gourde de Simonart ! Est-ce qu’elle a seulement appris à la faire, elle, la révérence ? Ce n’est pas elle, en ce moment, songe Madame Prunier, ce n’est pas elle que le président regarde ! »

Madame Simonart, dans son fauteuil, s’exaspère, les yeux hors de orbites. Cette horreur de Prunier va-t-elle bientôt fracasser sa vieille tête de vieille folle contre le carrelage ?

— Quelle belle révérence ! siffle-t-elle méchamment. Quelle ferveur ! Quelle vénération !

Le jeune kinésiste entend. Il arrive en courant. Il entoure Madame Prunier de ses deux bras puissants.

— Doucement, Madame Prunier. Tenez-vous à moi. Doucement. On se redresse.

Le kinésiste, avec de tendres précautions, conduit Madame Prunier jusqu’à son fauteuil.

— Voilà, on se rassied, Madame Prunier. Tout va bien.

Il lui caresse les cheveux.

— Vous m’avez fait une de ces émotions ! Heureusement, tout va bien, Madame Prunier. Tout va bien.

Oui tout va bien. Madame Prunier triomphe. Le président, le kinésiste, elle les a tous !

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