En avons-nous passé d’inoubliables moments, mon gentil lama, sur ce sommet pelé des Andes, au-dessus des nuages languissant dans les vallées, emprisonnés par les cirques montagneux…

Curieux de tout, tu es venu vers moi, au moment où je déboulais sur un sol rocailleux, chiche en végétation, le ciel glacé, le vent fantasque. Tu m’as dévisagé, tes longs cils papillonnant, puis tu as pris le galop. Désirais-tu une vue d’ensemble ?

Nous nous sommes apprivoisés. Je montais la vieille tente de mes errances, et tu me regardais faire. Quand elle tint à peu près debout, tu t’approchas. Curieux de tout. Je craignais que tu n’acceptes pas cette intrusion dans ton domaine. Une effraction intempestive, grossière, sans la moindre invitation, au mépris de toute civilité.

Mais non. Cela n’entre pas dans le caractère des lamas. Vous conservez un flegme à toute épreuve. Mieux : votre silence anéantit les conflits avant qu’ils ne naissent.

Tu étais vraiment mon gentil lama. Quelle noblesse dans le port de tête ! J’appris ainsi que les lamas ne dorment jamais vraiment. Ils se posent dans un creux, mais gardent le cou tendu, la tête bien droite. Et leurs paupières sursautent à la moindre onde de danger, au changement le plus subtil dans l’ordre de la nuit.

La nuit… Libérés du rideau des nuages, nous entrions dans l’immensité des cieux. Il y avait là des infinités d’étoiles, aussi brillantes qu’elles peuvent l’être à l’œil humain. Un peuple d’étoiles.

Des milliards de milliards de milliards d’étoiles, et j’en passe. Et nous, mon gentil lama, deux milliardièmes de milliardièmes de milliardièmes, bien comptés et tout juste.

Tu semblais n’appartenir à personne ; tout ton temps m’était consacré. Passer les heures de nuit à scruter le ciel, à essayer de comprendre (je parle pour moi ; toi, tu ne te livres pas à ces spéculations dérisoires et inutiles), tu fixais le ciel, sans un battement de cils, comme si tu connaissais le nom de chacun des astres. Comme si tu les comptais. Comme si tu t’inquiétais de leur sort, ces étoiles dont la mort ne nous était pas encore annoncée dans la nécrologie des années-lumière. Nous étions seuls, perdus dans le tout et rien ne nous manquait.

Un peuple d’étoiles… Et, peut-être, des borborygmes de peuples dans ces étoiles. Les terriens se croient tellement parfaits et indispensables à la survie des constellations et des galaxies qu’ils ne peuvent imaginer un univers sans créatures, hostiles comme il se doit. Mais point de cosmos paisible, dont ils sont le seul cancer, l’unique furoncle mal placé. Triste pensée que celle qui veut une guerre des étoiles… Reste à souhaiter que nous soyons la seule tribu à peupler une misérable planète que l’étoile BPS CD 31082-0001 éclairerait sans le savoir, en raison de notre insignifiance, si nous étions à sa portée.

Ce peuple d’étoiles se développe dans une harmonie, inconnue de nos sens. Certes, des abordages d’une planète par un astéroïde aveugle, des corps célestes engloutis par des marées d’antimatière, de minuscules confrontations entre bételgeuses empanachées, des quasars inexpliqués, des chaudrons cosmiques où bouillonnent la vraie vie et la mort incertaine, amoureusement enlacées. Mais rien de grave, tout compte fait. Vive le chaos permanent, en éternel équilibre précaire !

Un peuple d’étoiles qui nous entraînait, mon gentil lama, bien au-delà du visible, funambules par-dessus les toits des mondes, là où les secrets des forêts trouvent leurs racines. Pas de criaillerie intempestive, nulle sirène d’ambulance ou des impostures astreignantes, aucun froissement de papier. Le peuple d’en bas, à Puno, Ayacucho, Cuzco ou Lima, la fermait. Il vaquait. Et nous pouvions n’en savoir mais.

Du reste, qu’aurions-nous eu à faire du peuple ? Sur notre montagne, l’altitude inhospitalière nous gardait des gens de la ville, de la campagne et de nulle part. Le Sentier Lumineux ne serpentait pas jusqu’à nous. Ce peuple étique de révolutionnaires mal famés stationnait des kilomètres en dessous de nos yeux, affirmant défendre le peuple andin, tout en le massacrant. Au nom du peuple.

Les victimes et les meurtriers hallucinés moisissent dans la poussière et l’humidité des quartiers, des banlieues, de bidonvilles et des villages balafrés d’autoroutes, de ponts et autres laideurs que ne fréquentent pas les bergers et les lamas et les touristes de l’existence tel que j’étais.

Le peuple, il préfère se vautrer dans les tentacules de l’ignorance. Il n’existe pas, le peuple. Et si, à l’instigation de quelques charlatans, il croit être, tant pis pour lui et qu’il en supporte les conséquences.

Pour se donner l’illusion de vivre, le peuple a dû inventer les religions – « religio », je relie. Ce faisant, il aura maquillé, justifié, absous ses plus bas instincts. Cela sert à ça, les religions : faire sortir nos médiocrités, nos sadismes, tout ce qui fait l’homo sapiens et qu’il n’aime pas qu’on lui rappelle.

Considérez la fable de Jésus-Christ. Tout indique qu’il n’a jamais existé, ce qui n’a pas empêché le peuple d’appliquer à cet ectoplasme les tortures (flagellation, couronne d’épines, crucifixion) si obligeamment inventées par des individus, des communautés, des régimes religieux ou non, tous les prêtres incapables d’imaginer un monde où point ne serait besoin de souffrir pour se prétendre digne.

En a-t-on tourmenté des innocents, au prétexte que leur martyre n’était rien à côté des épreuves infligées à l’imaginaire Jésus… Tant qu’à flirter avec les affabulations, autant préférer Peter Pan à un larmoyant fils de charpentier ou à un mercanti bédouin, au nom duquel le peuple pend, aujourd’hui encore, de jeunes homosexuels, dont la corde ne brise pas la nuque d’un coup sec, mais les étrangle afin qu’ils se sentent mourir dans l’angoisse.

Où jouissait le peuple tandis que Louis XVI se faisait décapiter ? Au pied de l’échafaud. Il fallait les entendre applaudir le jet de sang projeté par le corps écimé. Et réserver leurs vivats aux assassins. Et se gausser des assassins passant à leur tour sous la lame.

Pour croire à son existence, le peuple s’arroge le droit de se tromper, comme il appelle le côté obscur de sa fatuité. Le voilà, vociférant à Nuremberg, ivre de martiales éructations, emboîtant le pas aux troupes triomphantes. Et le voici, ses rangs éclaircis, errant dans Berlin, tel un Lego éparpillé par un gamin furieux.

Et là encore, les adorations d’un peuple réservées à de jeunes révolutionnaires, bardés d’espoirs mais véhiculant vengeance et répression dans les soutes de leurs autochenilles. Les désenchantements, les illusions perdues, les colères résignées qui s’ensuivirent.

Le peuple est devenu une religion comme une autre, insolente, hiérarchisée. Fatalement, elle devait finir comme les autres : « Dieu (Mitterrand, Spitaels) est mort ».

Pire que le peuple : les peuples. Faits pour se dresser les uns contre les autres. Avec, on l’a compris, un dieu) leur côté. Pour disculper la haine, brandon de ce que le peuple appelle l’âme, toujours supérieure à celle de l’autre. Le massacre toujours justifié d’idoles. L’indifférence du peuple pour le peuple embarqué dans des trains aux destinations mortifères.

Le voile jeté sur les yeux du peuple, prêt à valider les ignominies, pourvu que cela sauve l’illusion qu’il existe une homogénéité du peuple. La porte des douches refermées sur les chambres à gaz. Un peuple livré à la chimie des tueurs. Les faux ahurissements, les repentances de pacotille, les silences hypocritement vertueux qui s’ensuivirent.

Le peuple et ses avatars. Le peuple élu, le peuple de Dieu, commissaire du peuple, peuple de gauche, peuple de droite, peuple mécontent, le peuple consulté, le peuple opprimé, que demande le peuple, la populace, le populaire, les masses, le populo, le peuple pasteur, le peuple opprimé, le peuple soumis, le peuple vainqueur, le peuple révolté, le peuple génocidé, le peuple allemand, le peuple zimbabwéen et tous les peuples entre A et Z, le parler peuple, la faveur du peuple, la raison du peuple, les maisons du peuple, le bien du peuple, le peuple des Lumières, la voix du peuple, le tribunal du peuple, le peuple égaré, le peuple citoyen, la cause du peuple – à cause du peuple…

Le peuple ou les gens ordinaires, ainsi nommés par George Orwell. Ce qui indiquerait que le peuple compterait des gens extraordinaires. Sans doute, mais pas ceux que l’on pense. Madame Peuple n’a guère besoin d’un Albert Schweitzer quand elle éteint la lumière sur la vérité. Elle lui préfère la couche de l’élite qui a inventé le peuple. Et le populisme. Pas de populisme sans peuple.

Admire au passage, mon gentil lama, ce stupéfiant paradoxe : ceux qui prétendent être l’émanation du peuple n’ont pas de crachats suffisamment venimeux pour en arroser le populisme, le seul terme qualifiant les souffrances du peuple.

La république romaine avait compris ça avant tout le monde – forcément, on caracole toujours en tête de peloton, quand les challengers ne s’éveilleront qu’aux siècles suivants. SPQR (Senatus Populusque Romanus), ne désigne pas le Sénat DU peuple romain, mais bien le Sénat ET le peuple romain. Le gouvernement entend bien se distinguer du vulgaire, le vulgum pecus.

À Rome, le peuple faisant entendre sa rogne était confié à un dictateur, élu le temps de remettre de l’ordre et de renvoyer le peuple vers son cloaque pestilentiel. Sa tâche terminée, il lui arrivait de rendre le pouvoir à l’élite, juste avant qu’un glaive ne lui tranche la gorge ou ne lui ravage les intestins. Les boucheries du cirque, le panem et circenses faisaient le reste. Un peuple désinvolte, c’est-à-dire inexistant, privé de tout pouvoir, trop content de le déléguer à ceux qu’il accusera, plus tard, de le dévoyer.

Sur la grande terrasse qui nous protégeait, mon gentil lama, dominant les nuages, lanternaient les ruines d’un poste de guet. Ou un temple ? Un palais où venait se recueillir Atahualpa, le dernier Inca qui paya ses crimes en se faisant baptiser chrétien face au garrot qui lui épargna le bûcher ? L’auberge où reprenaient des forces les messagers portant à la course, d’un bout à l’autre de l’empire, les nouvelles contenues dans des chapelets de nœuds, au bout de cordes ? En tout cas, un promontoire d’où l’Inca aurait pu observer, dominer et méditer sur son peuple hétéroclite et prosterné

Je parlais pour moi-même et tu me regardais, mon gentil lama, ton sourire jamais lassé. Car tes semblables affichent tous un sourire – ils sont faits ainsi, c’est bien agréable de posséder une morphologie souriante qui lance le signal du peu d’importance accordée aux agitations humaines.

Des années (presque des siècles) plus tard, tu me rappelles que tous les humains sont des animaux et que, Dame Nature merci, tous les animaux ne sont pas des humains. Sans cela, il y a beau temps que notre infinitésimale planète aurait disparu, puisque rien n’aurait empêché qu’humanisés, les éléphants inventassent l’arme absolue, ce pétard capable de faire exploser la nano-poussière que nous appelons Terre.

Pour mieux vous asservir, cette méchante bête qu’est l’homme vous a, à votre tour, enfermé dans des peuples : le peuple migrateur, le peuple félin, le peuple des ours, le peuple des bovins, des ovins, le peuple porcin. Et pour ne pas froisser l’ego mal placé du peuple dit humain, on a nommé vos peuples « troupeaux ».

Il n’empêche, les peuples n’existent pas. Ce sont des bandes de brigands qui brandissent parfois, fleur dans les cheveux, l’emblème de l’amour des uns pour les autres. Et combien ils ont trahi le peuple des fleurs. Quand ils exhibent d’innocents coquelicots au bout de leurs fusils, c’est pour mieux tuer d’autres peuples, dans les guerres, à la chasse, en pleine émeute. C’est tellement plus facile de tuer un peuple que des individus.

N’y a-t-il donc aucun luron éclairé, intrépide pour imposer avec douceur la prophétie d’Isaïe : Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau, le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits auront même gîte. Le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra ; sur le trou de la vipère, l’enfant étendra la main ?

C’est cependant la seule issue pour tout ce qui agglomère la planète. Tu le sais bien, mon gentil lama. Vous, les bêtes, vous méditez ces antiques paroles depuis des millénaires. Vous attendez le jour de la délivrance. Je veux dire : l’abolition des distinguos, conséquence de cette invention machiavélique, C’étaient des êtres vivants, et l’homme donna un nom à chacun (paroles d’un psychopathe se faisant appeler L’Éternel), qui explosa la solidarité entre les vivants. En lieu et place, à vous les abattoirs aveugles, les ignobles mouroirs, le bâton, les coups de pied, les cages, les chaînes, les féroces dressages qui font de leurs victimes des baudruches de music-hall.

C’est sur vous que les puissants ont testé les enfers réservés à ce peuple qu’ils prétendaient représenter ou protéger – de qui, de quoi ?

Gloire à Pierre Valdo, ange des pauvres de Lyon, à Jean Hus, brûlé pour recherche intempestive de la vérité, tant d’autres. Face à ces héros de la liberté, sur le point de façonner un peuple dont on n’aurait pas coupé les ailes, un sommet de forfanterie : Jean Calvin fuyant les bûchers catholiques pour en allumer d’autres destinés à qui osait contester son statut de révolté de droit divin.

Le peuple dans toute cette bouillie malsaine ? Il applaudissait à l’unisson les persécuteurs de Calvin et le Calvin persécuteur. Et sans relâche : le peuple peut se déchirer pour la mémoire d’un de ses maîtres, adoré, combattu, rendu à la poussière et au bronze des statues. Du moment qu’il peut se trouver des guides (des rênes ?), le peuple… Et s’il avait vraiment existé (mais tout ce qui précède prouve le contraire), aurait-il regardé le temps passer, les meneurs se succéder, lui servir l’inépuisable tambouille de la fadeur bienséante, correcte dans sa tête, propre sur son soi apparent ? Accepter que des directeurs d’inconscience lui prescrivent des anxiolytiques ?

Il arrive que dérape la posologie des somnifères, se faussent les lanières de la chimie et siffle la colère des camisards de force.

Aussitôt, les élus reprochent au peuple d’être le peuple, de se conduire en peuple présenté tel un enfant ingrat. La faute du peuple de ne plus accepter le joug, le genou en terre, l’échine servilement courbée dans le labeur, l’ambition proposée de devenir un robot, le clou pour la main et le pied. Sa faute ! Sa très grande faute ! Fi, la cause du peuple ; tout le mal surgit à cause du peuple ! Oublié, l’individu, l’être libre. Les malins inventent le vivre-ensemble, comme si on ne faisait pas ça tous les jours depuis Adam et Ève – avec un regrettable hiatus pour Caïn et Abel. L’être-libre laminé par le vivre-ensemble. Le peuple, la masse – attention, danger !

Se bousculent alors les amis du peuple, le premier arrivé emporte la timbale, il ouvre ses bras compatissants, étouffe les cris du peuple sur son sein, je vous ai compris, aidez-moi à jeter aux orties les passés, leur mal comprenant, leurs mystificateurs, promis : dès demain, des lendemains radieux, le retour de l’Age d’Or ! La vérité, c’est que ces beaux discours sonnent le retour des âges obscurs, au renvoi du peuple à l’oubli.

Le peuple n’existe que si l’on s’en sert.

Sous le baldaquin des étoiles filantes, météores et supernovæ envisagées, je parlais pour moi-même, mon gentil lama. Et pour toi, bien que tu en saches plus profond que moi. Échouant sur notre grande terrasse des audiences au clair de lune, je recherchais une liberté aussi totale qu’inélégante. Une impossible fuite. Toi, tu vivais ta liberté à chaque instant, sur un des sommets du monde. La seule liberté qui vaille : celle qui connaît ses frontières et s’en accommode. Sans rancœur, sans illusions.

Loin de là, des télescopes captaient le grommellement du vide intersidéral.

Nous, nous tendions l’oreille aux ellipses trépidantes du peuple des étoiles.

L’hymne de la grande terrasse au clair de lune.

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