Ne trouves-tu pas que le temps change ?

Daniel Simon,

« Ne trouves-tu pas que le temps change ? Des nuages encombrent le ciel et nous nous croyions dans une lumière parfaite il y a encore un instant…Elle nous tombe sur le dos parfois encore comme quand nous étions enfants. Elle nous réchauffait pour nous donner l’envie de grandir…Tiens, l’eau est plus chaude. J’ai les doigts de pied qui frétillent. Cette eau qui coule entre nos jambes et qui file en emportant un rien de nous, une minuscule parcelle de notre présence me donne envie de me coucher et de me laisser aller, comme ça, sans rien faire, sur le dos et aller lentement vers la mer… ».

Les deux amis avancent dans la rivière, une cane à pèche en balancier devant eux. Ils marchent comme de vieux hérons fatigués en levant lentement leurs jambes nues avant de les replonger dans les flots verts. Ils se dandinent en devisant sans rien n’attendre de précis, même pas cette truite qu’ils rejetteront à l’eau s’ils l’hameçonnent.

« Elle viendra ou pas la truite, et ce sera bien d’une façon ou d’une autre. Tu sais mon vieux, elles nagent ici depuis des milliers d’années et nous, nous rentrerons bientôt chez nous, dans notre appartement face au parc, d’où nous apercevrons des vols d’oiseaux de plus en plus tard dans la saison. Tu m’écoutes ? »

Ils sont si semblables aujourd’hui. L’un était taillé comme un colosse, l’autre trop ventru mais d’année en année, leurs corps se sont mis à se ressembler. Dégraissés de l’inutile : un tronc, des jambes, des bras, une tête cendrée plantée sur des épaules encore droites mais plus rien dans le regard et dans l’allure qui les ferait prendre pour de vieux taureaux de combat. Ils ont rompu le pas, ils vont au gré du temps, dans le sens du vent, en se laissant porter.

Celui qui vient de parler se penche dans le courant et laisse sa main aller au fil de l’eau. C’est frais et pétillant comme l’enfance et il se dit qu’il aimerait bien s’y plonger tout de suite, comme ça, rien que pour vérifier si le rire vient aussi vite qu’avant, quand le cul est de plomb et que les jambes battent l’air comme des bras malhabiles qui appellent à l’aide. Mais il se tait.

Son ami parle trop mais c’est son ami. Alors, il ne dit rien, il se dit qu’il fabrique assez de paroles pour deux. Que ça a toujours été comme ça, et qu’il n’y a pas de raison que ça finisse ici. Il se dit aussi que cet après-midi dans la rivière ne lui rappelle rien d’autre que des après-midi dans la rivière mais que ça suffit, que toute une vie peut se résumer à un après-midi dans la rivière, si on veut. Et il le voulait. Il se dit aussi qu’il n’a jamais beaucoup réfléchi à toutes ces choses qui lui viennent maintenant qu’il marche dans la rivière et que son ami parle pour deux. Il se dit qu’il devrait réfléchir plus souvent à ces choses, ou venir plus souvent à la rivière et déjà, il ne sait plus exactement ce qu’il veut. Ce qu’il aime, ce sont ces sensations qui lui passent entre les chevilles, les mollets, les doigts de pied, toutes ces sensations qu’il ne parviendrait pas à expliquer si on le lui demandait. Mais il sait que de penser à ça lui suffit et il relève la tête.

Son ami sourit en le regardant et lui fait un petit signe de la main. Il agite les doigts comme si il lui lançait un au revoir amical. Et ses pieds à l’instant se saisissent, s’immobilisent comme s’il était surpris au plus profond de son intimité, là, au milieu de la rivière ; devant son ami qui lui fait un signe en souriant et lui, d’un coup, se crispe, arrête ses idées, suspend son étonnement et lui répond d’une main amicale. La rivière ne coule plus aussi légèrement, elle le frôle à peine et d’un coup, elle a disparu, il n’y a plus que cette gène en lui, comme un sentiment surexposé et que le livrerait comme jamais il ne se l’est permis. Ce geste de son ami imitant ses doigts de pieds frétillant dans la vase le met mal à l’aise.

Il perçoit plus intensément encore le fourmillement sous sa voûte plantaire, qui grouille et déborde autour des chevilles, qui remonte le long des poils des jambes et qui se perd dans ce frisson qui le rend triste alors que toutes ces idées qui le tenaient penché sur le cours de la rivière viennent de s’évanouir.

Ils se regardent un moment en silence pendant que des flottes cendrées leur passent loin au-dessus de la tête. Mais ils ne disent rien. Ca a été une de leurs plus importantes décisions : vieillir dans un consentement sans failles, jusqu’au désastre probable qui les envahira un matin, quand le ciel est si clair que les arbres s’effacent lentement jusqu’à la cime…

Alors, quand des sensations bizarres les saisissent à la gorge, ils se taisent, ils sont polis, ils savent que cela ne sert à rien de parler de ce temps qui les environne comme la rivière. Où qu’ils aillent, elle ne cesse de couler et quand ils sont loin dans l’arrière-pays, elle est toujours là.

Un vent léger passe sur l’eau et repousse des libellules vers la berge. Ils s’arrêtent de pêcher et suivent les libellules des yeux jusque dans l’ombre des branches qui effleurent l’eau qui vire au noir.

« Qu’est-ce que nous ferons demain ? demande l’homme encore penché sur sa ligne qui s’emmêle dans les algues. Qu’est-ce que nous ferons quand nous ne pourrons plus pêcher ?

– Nous parlerons de la pêche, probablement.

– Ouais. »

Et ils continuent à avancer dans la rivière qui s’évase sur des galets bruns. Il se fait tard, des bruissements s’éteignent, la lumière s’émiette, ils se redressent et ramènent leurs lignes lentement.

« Je ne sais ce que j’ai mais c’est comme un élancement dans le côté, une piqûre profonde… », dit l’homme qui enroulait sa ligne en regardant loin au-delà de la berge, comme ceux qui savent que leurs gestes sont précis et n’ont besoin d’aucun simulacre d’attention.

« Rhumatisme ou l’humidité…dit l’autre. Un bain chaud ce soir et demain, tu verras, les truites n’auront qu’à bien se tenir… »

Ils rient en secouant leurs épaules nouées. Ils rient avant le soir qui vient et qui les emmènera bientôt au seuil d’un chagrin sans limites. Ils rient et chassent les moustiques qui se font plus pressants. Ils rient de leur encombrement, de leur difficulté à dire ce qui les tient encore debout à cette heure au milieu de la rivière.

Le soir est venu un peu plus tôt que la veille et rien ne semble changé mais ils savent que le temps, comme la rivière, les encercle définitivement. Alors, ils rangent leur matériel dans le coffre de la voiture et rentrent vers la ville.

Tout est tiède et calme, l’été vient de vider les lieux comme chaque année et ils se retrouvent à la terrasse de leur brasserie favorite face à l’entrée du parc, à deux pas de leurs appartements. Ils boivent et mangent lentement en regardant les clients avec contentement.

Des voitures dérapent dans le lointain, les clients tournent la tête un instant et reprennent leurs conversations. Les garçons passent et repassent, les plateaux vacillent, la nuit est venue.

Les deux amis sentent que l’heure approche, qu’ils vont devoir se séparer. Ils se regardent en souriant, ils ont épuisé tous les sujets et savent qu’ils recommenceront demain avec ou sans les truites. Du parc s’envolent des nuées d’oiseaux, ça leur rappelle la rivière et d’un coup leur corps est plus lourd, plus difficile à arracher des sièges. Ils se chamaillent un peu pour savoir qui invitera l’autre et finalement partagent les consommations. Le pourboire est toujours généreux. C’est leur façon de dire qu’ils sont encore présents. Que le monde n’en n’a pas encore fini avec eux et qu’ils reviendront.

Ils rentrent en bavardant jusqu’au croisement qui les sépare, s’étreignent un court instant et un peu plus lentement qu’ils ne le voudraient, rentrent chez eux.

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