On est seul…

Daniel Simon,

On est seul, on redevient le soldat Woyzeck, la mâchoire tombe, les chairs glissent un peu plus entre les chairs, la mélancolie transporte le temps perdu dans les combles de la mémoire, à pleine fourche, le dos fourbu et les tempes trop chaudes, on revient sur les lieux du crime, on rôde en amassant des pierres que l’on jette sur les chiens errants, ou dans les vitres, on se dit que la mort de l’un c’est la mort de l’autre, on s’asperge de bonnes résolutions, on sent soudain la faim nous chatouiller les membranes, on se dit que la journée suffit, qu’il y aura toujours assez de crimes à commettre demain et que l’on reportera sans fin à une prochaine occasion, on se fatigue un peu, on aperçoit enfin la nuit qui frappe des pieds là, tout au bout de la rue, on sait qu’il faudra la croiser sans rien laisser paraître, on rentre chez soi, on prépare le repas.

La félicité n’a que faire de l’appétit, elle s’empare des trompe-l’œil que sont les noces et les orgies, les banquets et les agapes ; elle renonce à l’élémentaire, elle se repaît du peu qui nous envahit en gargouillant, elle tombe tout au fond de nous dans la chaleur du corps qui revient à lui-même en oubliant qu’il entamait peut-être le court chemin de sa disparition ; elle ricane un peu dans les saveurs, se pourlèche dans ses petites humeurs et des salives acides. La félicité ! Beau programme que l’estomac des faibles confond souvent avec le doux contentement de la ripaille. Il n’y a de vie concrète que dans ce consentement à poursuivre le jeu de la grande fourniture : gaver, mâcher, roter, chier. Et le jeu se complique, la part du pauvre maigrit, le corps apprend à se distendre et à se ramasser, les espoirs se confondent avec la tension des boyaux et des buccins, la langue tournicote dans la matière qui vient, l’âme s’agrandit de cette journée qui se remplit encore.

Et cet homme qui rentre chez lui n’en a que faire de l’âme, c’est de son estomac qu’il s’inquiète. Il vaque, tourne, hésite, revient sur ses pas, se parle et se trouve moins intéressant que la veille alors qu’il tournait et vaquait, hésitait et revenait également sur ses pas dans la cuisine de son appartement trop grand, trop parqueté, trop soigné d’encaustique. Cet homme s’interroge sur le repas qui le fera sombrer dans les ralentis et les éblouissements. Il se prépare à la hargne du quignon qui détend ou des chipoteries qui retardent le moment des vrais engagements. Il grogne un peu en ouvrant le frigidaire. Il se détend à la vue des plats emmaillotés d’aluminium et des légumes sous Cellophane. Il remarque que les plats sont bien isolés les uns des autres, aucun effluve n’a glissé dans la saveur du voisin, le froid a concentré les volutes, suspendu les coulis. Tout est en ordre dans la rigidité des sauces.

L’homme s’assied sur le bord de la chaise en vieux chêne qui s’emboîte bizarrement dans la table en formica. Il observe le frigidaire en pensant que là, dans la lumière glacée qu’il va bientôt interroger, dorment les traces culinaires de ses amours. Il observe cette sorte de « caveau amoureux » en tentant d’organiser un classement, une hiérarchie entre les mets qu’il mijote comme un hommage discret aux femmes qu’il a aimées. Chaque épice, chaque produit, chaque aromate sont marqués d’une latitude et d’une longitude qui l’ont fait rêver et probablement l’ont aidé à supporter l’idée du repas unique. Le projet de naviguer la vie entière entre chicons, roulades, lapin sauce chasseur, purée ou saucisse-compote l’avait déprimé une fois pour toutes lors de ses années d’internat qui avaient été, plus qu’il ne l’avait jamais avoué, ses véritables années de formation et d’initiation à la vie des hommes. Il en avait autant observé et expérimenté leur médiocrité que leur goût ancien pour la rébellion. Les pions sombraient dans des déserts alcooliques et les enfants rêvaient d’armes blanches. Il venait de comprendre que le monde n’avait besoin de rien d’autre pour s’équilibrer : médiocrité et rébellion étaient les deux faces d’un même ordre et cet ordre, de toutes ses forces, il l’avait méprisé jusqu’à l’idée légère du suicide. Il s’était donc suicidé, avait survécu et tenté la médiocrité, puisqu’il fallait bien durer. La pratique de l’amour lui apparut très vite comme le meilleur instrument de toutes les rébellions. Ses compagnons d’adolescence avaient fait un pacte : ils mangeraient le monde à pleines dents et l’amour serait leur chef de salle. Les années d’amour frugal étaient vite passées et il leur fallait maintenant des plats plus roboratifs comme amuse-gueules au seuil de leurs ébats. Les estomacs se fatiguaient, les appétits osaient de plus en plus rarement se donner à voir comme des entreprises de voyous. Les jeunes hommes s’étaient lentement dépouillés de leurs ors et avaient choisi la mélancolie comme dernière demeure. Ils souffraient et la science s’en était allée. L’amour avait battu le fer et ils y avaient laissé leur âme. Une âme lessivée, réduite à peau de chagrin.

L’homme se lève, titube un très bref instant comme s’il lui avait fallu tenter un dernier évanouissement avant d’ouvrir la porte du frigo. L’homme renifle, palpe, enfonce le doigt dans les pâtes et les farces. Il apprécie, laisse ses papilles lentement se déplier comme des radars secrets, glisse sa langue dans le palais qui va butiner dans les interstices des dents, avale, la mémoire s’anime, il s’assied et pleure.

Les plats ont pris maintenant la chaleur ambiante, chambrés en quelque sorte, prêts à l’emploi. L’homme s’est lui aussi laissé envahir des premières vaguelettes de senteurs mêlées. Il regarde, un peu hébété, comme en apnée, les viandes et les poissons apparaître lentement dans leur dernière image : les graisses et les écailles retrouvent la luisance de la première cuisson.

Il décrypte la beauté des menus comme il distinguait il y a peu le grain d’une peau, sa douceur, son origine, son histoire même en se contentant de l’effleurer du bout des doigts. Il savait reconnaître la femme généreuse à la densité d’un épiderme, comme un nez capte les fragrances et les isole pour mieux en multiplier les effets. Il sent une lourde angoisse lui scier les lombaires, il se recule de la table comme si l’exposition de ces tombeaux culinaires le transformait à l’instant en gardien sinistre et pitoyable.

Il se lave les mains, choisit ses couverts avec soin, dispose les plats sur des dessertes tout autour de la table, sent la douleur se déplacer vers le diaphragme qui se tend comme avant l’effort. « Mes beaux amours, mes chers souvenirs, l’heure est venue pour moi de me repaître de vous une dernière fois. Je vous ai aimées, chacune tout autant, chacune avec l’attention jalouse d’un amant captivé, je vous ai aimées pour votre force et votre cruauté si tendre, j’ai aimé votre habileté à aguicher mes appétits, votre goût des conflits et des réconciliations, votre bienveillance quand vous me déchiriez et votre inattention parfois au cœur des caresses volées. Vous étiez la beauté et son futur désastre, je vous aimais pour des actes que vous n’avez jamais commis. Je vous ai mangées et léchées comme si vous étiez ma fortune au sortir du désert. Vos sels, vos moiteurs, vos sueurs, je les ai bus sans mémoire, pour la première fois. À peine dévorées, vous aviez disparu. Je vous ai ressuscitées bien des fois dans les plats que vous m’aviez appris à mitonner, enlacés au-dessus des casseroles dans le cercle des vapeurs. Chaque repas a signé un émerveillement et un deuil. Vous voilà dispersées mais présentes aujourd’hui dans vos jeux d’épices et d’aromates. Je vous mangerai donc une dernière fois, chacune, l’une après l’autre, jusqu’à l’indigestion… »

Le repas dure une partie de la nuit. L’homme mâche lentement chaque circonstance de ses amours. Il se délecte des condiments comme un voyageur retrace sur la carte les étapes de ses embardées les moins avouables. Il avale et mâche, mâche et avale sans discontinuer. Quelques heures plus tard, le sang trop lourd, il se relève, fait quelques pas dans l’appartement pour dissiper les vertiges qu’il sent monter comme un mercure fou. « Le poison n’aura pas été celui que mon sexe redoutait… »

Sur la table, les assiettes sont vides, à peine quelques os et arêtes comme traces d’un bonheur récent. Il s’appuie contre le mur blanc du couloir, la tête vide, le cœur débordé par le ventre, il glisse lentement sur le sol, le front glacé. Aucune de celles qu’il vient d’aimer pour lui tenir la main. Elles sont ailleurs maintenant, dans leur paysage de manioc ou de riz, de blé ou de sorgho. Elles l’invitent à les rejoindre dans des vallées d’opulence et d’innocence. Elles s’éloignent lentement, pénètrent dans des espaces de plus en plus clairs, jusqu’à se dissoudre dans la surexposition qui vient le surprendre dans un dernier hoquet.

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