Pourriez-vous être plus clair ?

Daniel Simon,

— Mais que faites-vous donc ici, Monsieur ? demanda l’employée en avançant le dossier épais devant elle. Nous nous sommes vus plusieurs fois et chaque fois votre récit est différent. Un jour, attendez, je vérifie (elle ouvre le dossier en saisissant une fiche), c’est en janvier, vous dites que vous êtes parti seul, une autre fois, attendez, je vérifie encore, vous affirmez que votre famille vous accompagnait, une autre encore, c’est noté, je vous l’affirme, vous réaffirmez que vous êtes sans votre famille, qu’elle est chez vous au pays, dans le plus grand danger, et encore une autre fois autre chose. Je ne sais ce que vous me racontez mais ce dont je suis sûre c’est que votre récit est confus. Vous devriez vous mettre d’accord avec vous-même d’abord, Monsieur, être au moins cohérent, savoir ce que vous me racontez, comprendre que je ne suis ici pour vous croire même si une obligation de ma tâche est de vous écouter dans la plus grande impartialité. Je ne peux ignorer à quel point nous sommes dans un dialogue presque impossible, rien ne semble tenir, sauf votre vivacité à changer d’histoires et je ne peux m’y fier, je ne peux vous entendre sans me demander si vous n’êtes pas dans une illusion sans bornes, vous êtes rompu aux recoupements incongrus, vous ne comprenez que quand cela vous arrange et je ne vous suis plus sur aucune des pistes que vous me déclarez être votre récit de vie. Comment voulez-vous que votre dossier tienne la route si je suis à ce point en panne de vérité vous concernant ? Je sais, votre pays est sens dessus dessous mais monsieur, soyons francs, quels sont les pays qui ne sont pas chahutés aujourd’hui ? Nous sommes ici dans une des régions du monde la plus riche et la plus pacifiée et disant cela, je suis déjà en train d’en douter. Vous avez lu la presse ? Non… Je m’en doute, avez-vous entendu les nouvelles ? Des troubles montent un peu partout, des femmes et des hommes tombent, la misère grignote le paysage, des enfants se blessent dans des familles contondantes, c’est cela, je peux vraiment vous le dire aujourd’hui, Monsieur, si vous m’écoutez encore, nous construisons des familles acérées et dangereuses, des pères méprisés et des mères pressées, parents sans autre avenir que leurs besoins à satisfaire, craintifs devant leurs enfants et effarés de n’être plus rien que la vague image d’une tribu dispersée qui se lamente au pied de ses petits. Et vous, vous Monsieur, vous arrivez sans rien connaître de nous, si ce n’est nos frigos remplis à ras bord, vous nous rappelez que nous sommes terre d’accueil et d’exil, que nos lumières sont généreuses et que la compassion nous transporte. C’est de cela que vous rêvez probablement loin dans le désastre de votre monde ? Eh bien vous avez tort, Monsieur, nous croupissons dans nos illusions, nous nous rêvions fiers et solides dans les meilleures tribunes du stade, regardant le match avec la volupté de ceux qui se savent éternellement gagnants et soudain, l’arbitre siffle, nous nous réveillons nus sur le terrain, sans maillots et nous n’avons plus la balle. Voilà notre destin, Monsieur, qui est celui de nous réveiller et de vous forcer à écouter cette histoire avant que vous ne vous décidiez à établir de vous un portrait, un récit ou une vérité qui nous arrange, vous et moi.

— Je ne sais plus que vous dire ou répondre, Madame, je ne connais rien à votre histoire, mais je connais la mienne et c’est ici que je souhaite être, c’est chez vous que je demande l’aide et le réconfort qui n’ont plus de nom chez moi, là-bas, je vous demande de comprendre que les nouvelles changent de jour en jour et de rendez-vous en rendez-vous avec vous, le monde a changé et ma famille fait ce qu’elle peut dans le dédale des peurs et des misères. De votre histoire, il est vrai, je ne sais rien, la frontière partout a disparu, même quand elle est de fer et de tessons, elle a disparu, il ne reste que le plus fort désir d’être de l’autre côté et ici est le bon côté, comprenez-vous, le bon ! Pourquoi voudriez-vous que nous l’ignorions ? Là, c’est du froid et de la pluie, ici, du froid et de la pluie mais ces endroits ne se ressemblent pas ; nous nous perdons au début, puis, peu à peu, nous apprenons à connaître vos intentions et vos paroles ne sont plus importantes, elles ne sont que de l’écume sur quelque chose de plus dur, comme un roc sur lequel vous trônez mais je vois les vôtres glisser le long du rocher et se noyer, je les vois éperdus et ne sachant où se tourner et sombrer, je les vois agitant les bras devant le vide, je les vois et les entends qui parlent des langues si rudes, si étrangères d’une épaule à l’autre et ils ne se reconnaissent pas, ils ne savent plus qui ils sont, ils ont oublié ce qu’ils désiraient et pourquoi ils sont là, la seule vérité qui est en eux est de ne pas perdre ce qui se passe entre leurs épaules, je ne dis pas le cœur, non, les épaules, c’est ça, les épaules, tout est sur et entre leurs épaules, ils ont l’air si fatigués, si lourds de porter leur histoire, je ne sais ce qu’ils aiment, ils n’en parlent plus, ils aiment ce que chacun aime : ce qui est en trop et dont ils n’ont pas vraiment besoin, toutes ces choses en trop, ce trop qui est au centre d’un grand vide, mais c’est étrange, c’est ça qu’ils aiment par-dessus tout : les choses en trop, les idées vides, les paroles rapides, les gestes distraits, ils n’aiment plus vraiment ce qu’ils sont alors ils dispersent en eux-mêmes ce qu’ils ne sont pas et ils ne sont plus capables de savoir alors ce qu’ils ne veulent pas, ils ne savent plus dire ce qu’ils ne veulent surtout pas, ils ne savent vraiment plus penser à ce qu’ils ne voudraient sous aucun prétexte voir apparaître en eux, ils parlent mais leurs paroles sont blanches ou noires, froides ou chaudes c’est selon les jours, les mois, les années avec ou sans guerre, selon les douleurs qu’ils croient ressentir et qui ne sont déjà plus des douleurs mais des souvenirs d’anciennes douleurs qui ne leur appartiennent plus, et ils ne savent plus vraiment où ils en sont, ils ne savent plus si c’est de leur vie qu’ils se nourrissent ou si le vide qu’ils adulent qui est leur centre détesté et aimé, leur chant funèbre qu’ils entendent comme une chanson venue d’ailleurs. Voilà ce que je sais de vous et que vous ne dites qu’entre vous, la nuit tombée dans les pages de vos livres. C’est à cet endroit que je vous ai appris, Madame, je connais votre langue et un peu votre histoire, je suis venu ici en connaissance de cause et pourtant de cela nous ne parlerons jamais, je suis celui qui ne vous connaît pas et vous êtes celle qui n’a aucune chance de m’approcher vraiment, nous sommes face à face dans ce qui fera peut-être mon destin et sûrement votre mauvaise humeur. Mais laissons cela, c’est le lot de notre obligation, vous êtes dans le secret des Offices et des Administrations et je suis moi dans le secret d’une histoire impossible. Comment faudrait-il la raconter pour qu’elle tombe sous le sens, qu’elle se fonde un rien comme vous le souhaitez ? Je n’en sais rien, vos paroles sont légitimes et les miennes dangereuses, un mot de vous risque de me coûter cher et un mot de moi ne vaut rien. Comment allons-nous parler avec tant de vocabulaire défunt ? Vous comprendrez, Madame, que mon histoire tient comme elle peut, sur une jambe et je suis prêt à me conformer à toutes vos remarques mais je ne peux faire plus.

— Monsieur, je vous en prie, Monsieur, ne le prenez pas de si fort, comme on pourrait dire de si haut, ne le prenez pas pour vous, mon travail est exactement ce que mes responsables attendent de moi : filtrer et engranger les informations vous concernant, filtrer et engranger les notes qui permettront de vous accueillir ou de vous refouler, mais je vous en prie, Monsieur, soyez plus clair et endossez le costume du rôle.

— Le mien s’arrête ici, Madame, j’entends déjà aux portes de l’Office d’autres vendeurs de mauvaises nouvelles se pousser et heurter du front les vitres de la salle d’accueil. Je n’ai qu’un téléphone et une mauvaise adresse, des papiers sans valeur et une histoire dont vous ne voulez pas. Que faut-il donc que je fasse ? Que je verse des larmes ? Elles nettoieront le sol où vous allez de jour en jour, rien de plus et bon dieu, va falloir encore mentir, dire qu’on ne savait pas, ni vous ni moi, qu’on n’a pas eu le moindre soupçon de cette histoire qui arrive et qui nous tombera sur le dos comme une lame… Bon Dieu, pourquoi, faut toujours que je parle alors que je dois me taire pour attirer de vous si ce n’est de la pitié, au moins une légère indifférence et non des soupçons qui pourront me desservir ? Votre Empire rétrécit et vous allez sur vos terres en quête d’un jardin qui n’est plus qu’un lopin ridicule. Votre enfance est aussi lointaine que ma reconnaissance et votre mémoire se brouille, vous êtes une gardienne attentive mais vous ne savez au juste ce que vous protégez. On peut vous insulter et vous vous en excusez souvent, comme si l’injure que l’on vous crache était de votre fait. Vous êtes devenus faibles et nous croyons encore en votre ancienne force mais nous ne cesserons de venir jusqu’à éteindre ici les dernières lueurs. Des temps terribles sont en nous et nous ne pourrons rien empêcher, c’est la loi des erreurs que l’on nomme l’histoire et la vôtre n’a plus sur nous aucune séduction. Nous continuerons à arriver comme les buffles se jettent dans le fleuve en se piétinant, les buffles sont patients et ils passent toujours sur la masse molle des leurs… pour traverser un jour.

— Monsieur, l’entretien se termine, que voulez-vous que je fasse de vos phrases, de tous ces mots que vous prononcez comme une prédiction ? Nous ne sommes ici pour parler mais juste pour constituer un Dossier, Monsieur, et c’est du vôtre qu’il est question, un Dossier dont votre avenir dépend et pour que l’histoire advienne, il nous faut des faits, des circonstances précises, des témoignages, et non des vertus ou des consciences. Nous sommes passés dans un temps au-delà des consciences, Monsieur, c’est le temps pragmatique, un temps irréductible à autre chose qu’à ses obligations, nous ne rêvons pas, Monsieur, ou plutôt nous ne rêvons plus et le réel compte pour nous plus que vous ne l’imaginez, ce réel a un cours et un coût, et notre morale, Monsieur, est tout entière emplie de ce réel. Nous n’y pouvons rien, c’est comme cela que les choses se font ou se défont, c’est selon, avec le réel, Monsieur, le réel est la seule issue et nous ne rêvons plus. Laissez-moi, je suis lasse pour une fois, lasse de devoir replonger dans notre vieille histoire à chaque fois qu’un des vôtres se met en tête de me parler, lasse de ces paroles qui me heurtent comme si elles allaient faire tomber des murailles dont je serais faite, mais je ne suis rien, Monsieur, qu’un Agent, une fonctionnaire attentive, une maille dans le vieux texte dont je suis pétrie, un fragment de Loi qui n’attend de vous rien d’autre que ce dont elle a besoin pour être juste et s’imposer. Revenez plus tard, Monsieur, et revoyez vos fables, elles sont encombrées de trop d’imprécisions, soyez plus clair, Monsieur, et revenez demain.

— Je reviendrai, Madame, mais chargé des mêmes imprécations et je ferai du mieux qu’il m’est possible pour que mon récit se confonde avec le rêve qui est le vôtre. À demain.

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