Service après-vente

Emmanuel Donnet,

La MOndoVIsion® égrenait son chapelet de messages sanitaires de bon aloi, comme tous les matins à la même heure. Arnold n’y faisait plus attention mais il savait, la MoVi® le lui avait appris, que ça lui rentrait malgré tout dans le crâne. Bien pratique : il devenait moins bête sans faire d’effort. Il se contentait pour l’heure d’ingurgiter le petit-déjeuner idéal, conçu sur mesure par son ASSistant Ménager PersonnelTM. Il termina rapidement ce savoureux repas et s’apprêta pour le trajet vers son lieu de travail. La manœuvre se résuma à enfiler des pantoufles, confortables vestiges des siècles passés. Il se dirigea ensuite nonchalamment vers son EXTension HAbitable MODulaireTM et s’installa dans le large siège qui trônait dans cet espace cubique sans aucune décoration. Une paroi descendit devant Arnold. Son siège pivota de cent quatre-vingts degrés pour faire face au mur du fond. Une image s’y forma et le monologue de la MOndoVIsion® reprit pour accompagner le passager de l’ExtHaModTM dans son voyage. Arnold ne prêta aucune attention au bruit qui accompagna la phase de détachement. Pas plus qu’il ne se soucia de l’accélération. Et le cadet de ses soucis était l’absence totale de fenêtre dans le module comme dans tout son minuscule domicile. Pourquoi se préoccuper de l’Extérieur quand on avait tout ce qu’il fallait chez soi ?

La MOndoVIsion® termina sa litanie médico-informative et laissa la place au programme culturel. Passait aujourd’hui une émission spéciale sur les derniers producteurs de pétrole de l’Union Américaine. Amusant de voir qu’il y avait encore parmi ses concitoyens des attardés qui espéraient tirer un quelconque profit d’une exploitation pétrolière. Le pire était qu’ils employaient encore des types qui étaient prêts à travailler de leurs mains pour y parvenir. Du pétrole. Du travail manuel. À l’Extérieur. Quelle idée ! À l’heure d’une énergie verte omniprésente. Alors que la production mondiale était prise en charge par des sites de production entièrement automatisés répartis à travers le monde. Ces farfelus devaient sûrement regarder la MOndoVIsion® trop peu souvent. Arnold se demandait comme c’était possible. Chacun disposait de son petit soixante-cinq mètres carrés par personne. De tout le confort nécessaire : eau, électricité, micro-ondes, MoVi®, AssPMTM, ExtHaModTM… Le tout assemblé en un logement unipersonnel hermétique et conditionné. Réelle et universelle égalité de l’accès à une vie pépère. Et il se trouvait malgré tout des gugusses pour aller fouiller à l’Extérieur, faire autre chose, vouloir se distinguer, remettre en question ce système parfait. Des doux dingues qui croyaient en une sorte d’idéal romantique où chacun pouvait faire ce qu’il voulait. Encore une fois, la MOndoVIsion® montrait la qualité de sa programmation en pointant ces corniauds pathétiques. Arnold se dit cependant que ça l’intéresserait bien de voir un jour un reportage sur les conditions de vie de ces originaux. Pour savoir s’ils avaient occulté l’écran et les enceintes de leur MoVi®. Ou bien une expertise psychiatrique en direct, pour vérifier qu’ils étaient bien anormaux. Oui, bonne idée. Il appuya sur un des boutons incrustés dans l’accoudoir droit de son trône. Un clavier alphanumérique prit forme à hauteur de ses poignets, une application toute bête de la technologie largement banalisée des hologrammes sensitifs. Appuyant sur une touche, il fit apparaître un menu en surimpression de la tête du P.-D.G. de cette boîte de tarés qui racontait comment il avait eu la brillante idée de s’accrocher à une telle utopie. Arnold passa en revue les options qui lui étaient proposées. Suggestions. Enter. Sujets d’émission. Enter. Dérivés de l’émission en cours. Enter. « Origine du pétrole », non. « Historique de l’OPEP : grandeur et décadence », non. « Pétrole et pollution », « Comment devenir P.-D.G. en cinq leçons », sûrement pas. « Travail manuel : témoignages de nos ancêtres », « L’utopie libérale », à voir à l’occasion. « La conscience de soi en milieu non-urbain : étude de cas surpopulation Extérieure », ça se rapprochait. « Qui sont ces pétroliers ? Analyse psychologique et précautions d’usage », ça se rapprochait de son idée. Il était rassuré de voir qu’il n’était pas le seul à l’avoir eue. Ça l’aurait ennuyé de devoir en soumettre une purement personnelle. Il aurait pu se faire remarquer avec un truc pareil. Enter. Suggestion confirmée. Merci, à très bientôt, nous espérons que vous profitez pleinement de votre abonnement. Arnold en était assez satisfait, oui. Il avait eu un peu de mal au passage à la chaîne unique mais le système de PERSonnalisation INtuitive Globale qui avait été mis en place comblait largement l’absence des concurrents supprimés. Ce dernier épisode en était une belle illustration.

Arnold eut juste le temps de visionner la fin du reportage et les treize minutes de plage publicitaire avant d’arriver dans son bureau. La MoVi® le lui annonça par le message habituel avant de s’éteindre. La paroi opposée s’ouvrit en un souffle délicat. Le siège de l’ExtHaModTM pivota à nouveau de cent quatre-vingts degrés avant de coulisser vers le bureau qui faisait maintenant face à Arnold. Durée de l’opération : cinq secondes. Arnold ne s’en étonnait plus. Il était content que tout se déroule rapidement et de manière fluide. Il se réjouissait par-dessus tout de ne pas perdre une seule seconde en étapes inutiles : marche jusqu’au véhicule, files, parking, formalités de sécurité à l’entrée, causettes avec les collègues ennuyants… Il ne savait pas comment tout le système fonctionnait et il s’en inquiétait bien peu. Tout ce qui lui importait était son confort personnel. Et il n’avait pas à se plaindre de ce côté. Personne n’avait plus à s’en plaindre à cette époque.

La journée de travail d’Arnold était une sinécure. Il avait un poste de commercial chez HabMod Inc., leader incontesté du marché de l’ExtHaModTM. Cette dernière appellation était plutôt un euphémisme. Pour être tout à fait honnête, il aurait fallu parler de monopole. Mais ce mot semblait étonnamment ne pas plaire à tous. Le département marketing avait donc favorisé l’usage des bons vieux termes classiques. En plus de leur avantage concurrentiel non négligeable, HabMod profitait de la loi 53 221 alinéa H du 13 janvier de l’an 19 de la Nouvelle Époque sur la protection du citoyen contre les dangers de l’Extérieur. Celle-ci stipulait que « […] tout habitat de l’Union Américaine se doit d’être équipé d’un ExtHaModTM à concurrence d’un exemplaire par occupant dudit habitat […] » Dans un environnement si propice à la bonne marche des affaires, la tâche d’un commercial était réduite à sa plus simple expression. En pratique, Arnold avait pour mission de vendre des ExtHaModTM améliorés aux Américains dans leur Quatrième Période. Ceux qui, après une vie de dur labeur, voulaient bénéficier d’un peu de confort additionnel avaient le droit de moderniser leur extension d’habitat au prorata de leur T3 ou Temps de Travail Total. Arnold passait alors par là pour leur conseiller telle ou telle option : fenêtre virtuelle, recouvrement de paroi (sol, mur et/ou plafond) fantaisiste, siège inclinable, projecteur MoVi® panoramique, dossier massant… La fenêtre holographique avait son petit succès, chose qu’avait du mal à comprendre Arnold. Mais on ne le payait pas pour donner son avis. L’ExtHaModTM double constituait un autre record de vente. À croire qu’il y avait encore des nostalgiques qui prenaient du bon temps ensemble. Malgré que toute forme d’union légale ait été abolie et que tous les humains nés à la Nouvelle Époque soient stériles. Une image de la collection de pornViz proposée par la MoVi® lui traversa l’esprit. Il ne comprenait vraiment pas l’intérêt de passer du temps à deux.

Arnold s’acquitta rapidement de sa tâche quotidienne. Il n’avait eu que trente-deux foyers à contacter. Autant de messages électroniques et le tour avait été joué. Le Système de Traitement Automatisé des Requêtes et du Recouvrement se chargerait du reste. La Répartition Équitable du Travail avait du bon.

Après avoir dûment clôturé sa période de travail, Arnold enclencha la procédure de retour à domicile. On pourrait la résumer ainsi : pivot, glissement, fermeture, allumage, démarrage, arrêt, ouverture, extinction, pivot. Le programme diffusé par la MoVi® y constituait le seul point notablement intéressant. Aujourd’hui, Arnold avait demandé qu’on rediffuse un épisode de sa série fétiche : Burt Magnus contre les Mutants de l’Espace. Une épopée de space-opéra dont chaque épisode était une perle d’héroïsme à l’état brut. Arnold avait un peu honte de se l’avouer mais il aurait bien aimé être à la place de Burt. Écraser des Troglodytes venimeux d’Axtlha, griller du Blorgzop adipeux de la rouge Eptyron, exterminer les Rois-fantômes déchus de la troisième lune d’Orminia une bonne fois pour toutes. Mais surtout donner des ordres dégradants à l’insupportable sergent Natasja Bigtits. Il ne pouvait pas la piffer, celle-là. Il se demandait quand on allait la faire dévorer par le Gardien Transdimensionnel de la Porte Extrazonaire Nubiotique. D’un autre côté, Burt n’aurait alors plus personne sur qui se défouler après ses épuisantes aventures. C’était un moindre mal après tout, cette Bigtits.

L’épisode commença. Le générique suffisait à plonger Arnold dans un état second. Burt arrivait. Burt allait à nouveau sauver l’Union Américaine du Péril mutant. Burt n’arriva pas. Après quelques minutes durant lesquelles on pouvait voir à quel point les Trafiquants d’Humains de la Troisième Nébuleuse d’Urtanide étaient vils et sans pitié, le fil se rompit. Au lieu d’assister à l’entrée en fanfare du sémillant Magnus aux commandes de son astrojet, Arnold fut surpris de contempler une scène étrange et pas du tout space-opéraesque. Il ne comprit pas exactement de quoi il retournait. Des hommes de taille et de couleur variées, voûtés le long d’un tapis roulant, s’attelaient à tripoter à des morceaux de plastique et de métal aux formes diverses. L’image disparut rapidement au profit d’une nouvelle, encore plus étrange. Des hommes, habillés des mêmes tenues manquant de classe, s’amassaient devant une grande fosse où s’agitaient mollement des formes indéfinies. Ils étaient tenus en joue par quelques types arborant fièrement un uniforme aux couleurs de l’Union Américaine. Au bout de quelques secondes, une voix se mit à commenter la scène. « Monsieur le ministre, vous pouvez voir que l’opération de nettoyage se passe calmement. Cette fois-ci, nous ne devons évacuer que mille sept cents improductifs. La relève était de très bonne qualité et peu volumineuse, pour une fois. Les Contrôleurs de Naissance ont bien fait leur travail. Cela nous permettra de maintenir un effectif et une productivité constants avec un minimum de battement. » Nouvelle transition. Arnold devenait très douteux de l’adéquation de ces séquences au programme qu’il avait choisi. Maintenant, il assistait à une sorte de parade. D’interminables files de gens à la peau jaune avançaient les unes à côté des autres. L’ensemble formait une figure géométrique harmonieuse d’humains. La voix reprit : « Notre dernière conquête. L’État Indépendant de Chine Réunifiée a enfin rendu les armes il y a quelques jours, vous le savez. Vous pouvez admirer le premier test de marche ordonnée réussi depuis l’implant. Nous ne vous envoyons pas les images des trois essais ratés. Leur échec fut causé par un nombre minime de rejet de la greffe. Les fauteurs de troubles et leurs suiveurs ont été remis à leur place définitivement, comme il se doit. »

Le ballet humain continuait sous les yeux ébahis d’Arnold. C’était bien beau, mais ça ne lui rendait pas Burt. Il décida de faire appel au Service après-vente. Bouton dans l’accoudoir. Clavier holographique. Menu. Services > SAV > Système de gestion de plainte en temps réel. Une figurine animée vint se coller sur la transmission.

— Bonjour ! Je suis Jack OfallTrades, votre assistant personnel. Veuillez m’expliquer le motif de votre demande.

Le petit personnage ne ressemblait à rien de particulier si ce n’était à une interface informatique vaguement déguisée. Sa voix synthétisée n’améliorait en rien cette mauvaise impression. Ajouté à la disparition de Magnus, ce premier contact laissa Arnold de glace.

— J’avais demandé l’épisode 538 de Burt Magnus contre les Mutants de l’Espace. Ça avait bien commencé puis je me suis retrouvé avec ces prises de vues qui n’ont ni queue ni tête. Sans parler des commentaires risibles. C’est quoi, cette histoire ?

— Veuillez patienter un instant que je vérifie le bien-fondé de votre réclamation.

La figurine s’effaça quelques secondes pour laisser place à un sablier, vestige de l’Ancienne Époque. Il réapparut ensuite.

— Veuillez apprécier la cocasse surprise qui vous a été réservée par l’administration à la Culture et aux Affaires militaires. Les séquences que vous avez vues font partie d’une fiction-choc réservée aux plus fidèles de nos consommateurs, dont VOUS faites partie.

— C’est bien joli, tout ça, mais j’aimerais bien voir la suite de l’épisode.

Au moment où Arnold prononça la phrase, les images qui avaient continué à défiler derrière la mascotte — décidément ridicule — furent remplacées par une trame grise.

Il y avait du progrès.

— Veuillez considérer que c’est chose faite. Veuillez nous excuser pour le désagrément causé. Veuillez comprendre que vous avez été choisi parmi l’élite de nos mondospectateurs pour bénéficier de ce programme de pointe. Veuillez accepter nos remerciements pour l’intervention rapide conséquente à votre déplaisir.

Arnold se sentit valorisé. L’ACAM s’était rendu compte qu’il était un citoyen modèle et qu’il savait apprécier les bonnes choses. Mais bon, il ne fallait pas exagérer. Pas pendant un épisode de Burt Magnus. Il allait tout de même tenter de se montrer magnanime.

— Bon, OK. Ça va mais prévenez-moi la prochaine fois. J’aimerais quand même bien que vous me remettiez l’épisode de Burt. Au début, si possible.

— Veuillez être assuré qu’il n’y aura pas de prochaine fois. Veuillez profiter de l’épisode du magnifique feuilleton Burt Magnus contre les Mutants de l’Espace. Il vous sera rediffusé sur-le-champ à partir du début. Veuillez apprécier le fait que nous y ajouterons quelques scènes inédites et que nous ne débiterons pas votre compte pour le mois à venir. Veuillez passer une très agréable fin de période diurne.

Sur ces mots, la figurine s’évanouit. Arnold avait fait une affaire. Il avait gagné un mois d’abonnement gratuit. Et surtout un épisode avec des bonus ! Une première. Finalement, ces images sorties de nulle part lui avaient été favorables. Peut-être qu’il s’y intéresserait si l’ACAM les diffusait à nouveau. Même si leur qualité laissait à désirer. Et que le sujet semblait peu folichon. Après tout, tout le monde ne pouvait pas faire partie de l’élite. Aaaaah ! Burt Magnus recommençait.

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