Triskèle et Gorgone

Marc Meganck,

Il est là, au pied de l’escalier, dans un rai de lumière. Statique, engoncé dans son vieux costume gris mal coupé – pantalon flottant et désinvolte, veste trop large pour ses épaules tombantes, chemise blanche fermée jusqu’au dernier bouton. Seul son ventre est encore rond, réminiscence des années fastes. Il finit toujours par apparaître dans la salle. Quand on ne l’attend plus, quand les discussions ont glissé vers tout autre chose. Il est encore là. Qui aurait pu prédire dire ça ? Pas ces stupides instituts de sondages. À la limite, les gens du quartier, les fidèles, ceux de toujours.

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À partir de dix-neuf heures, les nouveaux propriétaires – deux hommes et une femme, la trentaine – occupent une longue table au fond de la salle. Aux commandes, au pouvoir, ils passent la soirée alignés sur une banquette, comme un tribunal impatient de juger le malheureux qui s’approcherait trop près d’eux. Les yeux rivés sur l’escalier, ils boivent des apéritifs pour tuer leur angoisse grandissante. Natale habite au-dessus depuis cinquante ans. Autant d’années qu’il descend tous les soirs, pour l’ouverture, parfois un rien plus tard, car il sait se faire désirer, et même semer le doute. L’escalier relie directement son appartement au restaurant. Pas de porte, pas de séparation – à l’image de sa vie, une existence passée sur son lieu de travail, passion chronophage et dévorante. Mais rien n’est plus pareil depuis quelques semaines. Le costume qu’il porte en est la preuve, une tenue des jours sombres et des deuils. Son tablier est définitivement accroché à une patère, là-haut, dans l’appartement. Après avoir dévalé les marches, au lieu de se diriger vers le four à pizza, il marque une pause, il inspire profondément, il fait le vide avant de prendre son élan.

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Natale attend qu’il y ait suffisamment de gens attablés pour faire son entrée dans la salle – il a besoin d’être porté par son public. Il se poste près du plan de travail. Il regarde le nouveau pizzaïolo s’agiter devant le four. C’est loin d’être gagné – trop de précipitation, trop d’égarements. Il lui a pourtant montré les gestes essentiels, appris quelques rudiments. Ensemble, ils ont passé en revue les aliments et les recettes ; rien de très complexe, des saveurs et des couleurs, l’envie de donner du plaisir. Les nouveaux propriétaires n’ont pas changé la carte, si ce n’est la couverture et la mise en page, du clinquant, le mauvais goût des parvenus. Mais ils ont changé les prix. C’est tout le nerf de la guerre : l’argent. Pour Natale, certes, avoir des rentrées suffisantes a toujours été important – c’était même une question vitale à une certaine époque, quand il débutait –, mais le temps s’est progressivement imposé comme seule et unique valeur. Un temps refuge. Un temps qui ferait rempart contre les changements inopportuns et les évolutions excessives. Il se dirige vers un couple qu’il connaît bien. Il leur serre la main. Il complimente la femme, plaisante avec l’homme. Il surjoue. Son costume ne l’aide pas. La veste complique ses mouvements. La chemise l’étouffe. Il a endossé ce rôle de maître d’hôtel désuet dès son premier jour de retraite. Il passe de table en table, bredouillant quelques mots, incapable de faire disparaître ce sourire gêné qui déforme ses lèvres.

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Il y a dans la vie d’un homme des blessures qui ne guérissent jamais. Âme et corps balafrés. Cet arrière-goût acide qui brûle le cœur et l’œsophage. Cette douleur qui engourdit les membres et les idées. Pour Natale, la remise de la pizzeria est son dernier virage, le plus délicat ; après, il faudra se contenter d’une ligne droite, sans issue. Mais il y a pire : la perte de confiance, la trahison. Les nouveaux propriétaires sont de la famille, cette famille éloignée qui se permet tout, qui revient uniquement pour le profit. À la signature de l’acte par lequel Natale a cédé l’affaire, ces vagues liens du sang ont pourtant atténué sa douleur. Il avait la conviction de passer le flambeau. Les lieux restaient dans le giron familial, l’enseigne continuerait de scintiller dans le quartier de l’hôtel de ville. Transmettre est dans l’ordre des choses. Il y a dans la vie d’un homme des décisions qui s’imposent d’elles-mêmes. À près de quatre-vingts ans, Natale n’avait plus la force de continuer, en tout cas pas de cette manière : debout pendant des heures devant le four, répétant inlassablement les gestes du pizzaïolo face aux braises rougeoyantes. Ses propres fils sont partis depuis longtemps, vers d’autres destins. Il a tenu la barre jusqu’au bout, seul, quitte à couler avec le navire. Natale ! Prononcé à l’italienne – s’il vous plaît ! Un prénom qui insupporte les nouveaux maîtres. Ceux-ci se sont installés avec l’arrogance propre à leur jeunesse. Ils ont promis tout et n’importe quoi pour se faire élire. Ils n’ont respecté aucun de leurs engagements. La libre circulation de Natale entre son appartement et le restaurant faisait partie de l’accord. C’est devenu la principale pomme de discorde. Excédés, les deux hommes et la femme souhaitent cloîtrer Natale chez lui. Mais c’est oublier la terrible force qui habite le vieux Sicilien. Comme le peuple descend dans la rue, il occupe la salle pour préserver ses fondamentaux.

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Triskèle et Gorgone ! Tout s’est joué sous leurs yeux. Des symboles, mais pas seulement. Natale a toujours parlé d’eux comme des êtres de chair et de sang, parce qu’ils ont des visages, des traits reconnaissables, parce qu’ils ont toujours été là, hauts et fiers au-dessus du four à pizza. Aux murs, il est question de Sicile. D’abord le drapeau, élément central de la décoration, immanquable sur le dôme, pour rappeler les origines, pour préciser où le cœur à commencer à battre, où il continue de pulser malgré les années, malgré la distance. Natale avoue une petite préférence pour Triskèle, l’emblème historique de la Sicile. Un être fantastique à trois jambes fléchies, rayonnant autour d’un centre occupé par une autre figure, la Gorgone ou « Méduse ». Une tête de femme sans corps, une chevelure entrelacée de serpents. Une créature malfaisante dont les yeux ont le pouvoir de pétrifier les mortels qui la regardent. Le tout est entouré de trois épis, marqueurs de fertilité, souvenir des temps anciens, lorsque l’île était l’un des principaux greniers à blé de l’empire romain. Le drapeau, les couleurs – rouge orangé et jaune. Les détenteurs du pouvoir fabriquent les symboles, le peuple les dévie de leur sens. Triskèle et Gorgone se sont faits à la fois observateurs et confidents.

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La Sicile que Natale a recréée a une odeur, celle qui s’évade du four à pizza pour tout envahir, la salle du restaurant, l’escalier et l’appartement. Cette île olfactive se fait aussi onirique grâce aux photos qui garnissent les murs – l’enfance, la famille, les amis, les sépias d’une existence. L’autre pays de Natale, sa part d’insularité. Il est originaire de Licata, sur la côte sablonneuse de la province d’Agrigente. Une plaine venant mourir dans la mer. Un lieu régulièrement happé par l’histoire. N’est-ce pas au large de Licata qu’a eu lieu la bataille du cap Ecnome pendant la Première Guerre punique ? Natale le rappelle en montrant une carte de la Sicile punaisée au-dessus du plan de travail. N’est-ce pas sur cette côte que fut réalisé un débarquement allié pendant la Seconde Guerre mondiale ? Natale le prouve en montrant des clichés de soldats américains posant sur le vieux port, au milieu de pêcheurs, de femmes et d’enfants, devant des maisons aux façades lépreuses, sous un soleil incrusté dans le noir et le blanc de la pellicule. Licata ! Bientôt, tout ceci sera effacé. Les nouveaux propriétaires ont engagé quelqu’un pour refaire la décoration. C’est une question de semaines – le devis est rédigé, l’offre de prix acceptée. Les deux hommes et la femme sont persuadés que Natale va finir par lâcher prise, qu’il va remballer images, fanions et gonfalons. Dans le cas contraire, ils ont imaginé divers stratagèmes pour se débarrasser de lui. Une porte fermée à double tour pour condamner l’escalier. Ou alors carrément un aller simple pour la Sicile ! Mais Natale n’est plus retourné au pays depuis des années. Quand on lui demande pourquoi, il répond invariablement : « Tout le monde est mort là-bas. Même le lama du jardin zoologique de Licata ! » Chez lui c’est ici et là-bas, en résonance, en vases communicants.

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Les habitudes. La nostalgie. Depuis la reprise du restaurant, Natale descend chaque soir pour saluer les clients fidèles. Il ne se tient plus devant le four, mais il est toujours là, en salle. Pour dire qu’il y a encore du goût dans l’assiette, du sens dans les gestes, du plaisir à partager – de l’amour. De la simplicité et de la générosité. En se montrant à tous, il espère opérer une transition, atténuer le choc pour les habitués. C’est ce que lui reprochent les nouveaux propriétaires. Cette omniprésence. Mais aussi cette connaissance des lieux. Il habite les murs, le plancher, l’escalier. Il connaît le four à pizza et son dôme à la perfection – il en est l’architecte. Il connaît la carte et les recettes par cœur – il en est l’auteur. Les deux hommes et la femme redoutent ses descentes, ses visites faussement impromptues. Ils estiment que, quand le peuple est désœuvré, il traîne où il ne faut pas, il cogite et manigance, il se prend à faire des révolutions. Avant tout ça, excepté les salutations d’usage, Natale ne parlait que très peu avec la clientèle, il se contentait des formules de politesse. Il écoutait surtout. Aujourd’hui, il veut communiquer. Il veut rassurer. Avec maladresse. Il s’excuse presque lorsqu’il vient tendre la main à des têtes connues. Il semble vouloir dire que rien n’a changé, qu’il maîtrise la situation, que ce que l’on voit dans le restaurant – en couverture du menu ou avachi à cette table au fond de la salle – est on ne peut plus normal. En somme : il gère. Pendant ce temps, les nouveaux propriétaires baissent les yeux pour ne pas croiser le regard de Gorgone. Ils restent assis de peur d’être poursuivis par Triskèle. Quand la nuit tombe et qu’ils font la caisse, ils se moquent de ces mots encadrés par Natale, ceux du poète sicilien Salvatore Quasimodo : « Chaque être est seul au cœur de la terre / transpercé par un rayon de soleil / et c’est tout de suite le soir. »

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Le quartier de l’hôtel de ville a été secoué quand l’annonce est tombée : Natale raccroche son tablier ! L’effet d’une bombe. Qui pour lui succéder ? La cuisine allait-elle perdre en qualité ? Le restaurant allait-il fermer ? La clientèle a été refroidie, elle s’est faite plus clairsemée et même rare certains jours. Alors les nouveaux propriétaires ont laissé faire le vieux Sicilien, comme ils l’avaient stipulé dans l’acte de reprise. Après tout, il fallait bien voir comment la machine tournait, observer la technique, comprendre les rouages. Natale a distillé ses conseils au jeune qui a pris sa place devant le four. Quand le pizzaïolo a commencé à se débrouiller seul, Natale a continué à venir, à descendre, encore et encore, à la même heure, pour l’ouverture du restaurant. « Bonsoir, Madame ! Bonsoir, Monsieur ! C’est toujours un plaisir de vous recevoir chez moi. Et ce soir ? Comme d’habitude ? » Les tauliers ont remarqué que le manège de Natale portait ses fruits. Ils l’ont encore laissé faire un moment, profitant de son aspiration pour lancer cette fois l’affaire en leurs noms. Les semaines ont passé. La clientèle est revenue. Aujourd’hui, la salle est comble. Mais Natale prend de plus en plus de place. On ne vient plus ici pour ses pizzas mais pour le voir, pour échanger quelques mots avec lui, commenter l’actualité ou évoquer le passé. La dégaine du vieil homme agace sérieusement les nouveaux propriétaires. Va-t-il cesser ses simagrées ! Ils ne supportent plus de le voir parader entre les tables dans son costume gris. Ils sont chez eux désormais. Qu’il retourne rêver de la Sicile dans son appartement ! Ils se sont mis d’accord. Il faut écarter Natale. Il faut en finir.

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L’attaque a lieu devant l’établissement, sur le trottoir. Les larmes aux yeux, Natale accueille les clients dans une posture assez semblable à celle d’un portier ou d’un rabatteur. Les deux hommes et la femme le rejoignent. Ils font mine de l’encercler. Il esquive. Ils reviennent à la charge. Leur hostilité est palpable. Les questions fusent. Que fait-il là ? À quoi bon descendre encore chaque soir ? C’est quoi ce vieux costume ? Les invectives suivent. Il doit rester chez lui. Il faut qu’il arrête de déranger les personnes attablées dans la salle. Il ne sert plus à rien. Il a fait son temps. Natale laisse couler les mots. Il ignore le trio. Être de la famille ne les autorise pas à lui parler de cette manière. Un seul de ses regards leur glacerait le sang – il garde cette arme pour plus tard. Il écarte les bras pour souhaiter la bienvenue à un couple et leur enfant. Des habitués. Il se souvient de leurs débuts. Leur installation à quelques rues du restaurant. La décision de rester toujours à deux – à trois. La grossesse, la naissance, les années qui ont forgé la connivence et développé les sentiments, le sourire du petit garçon quand il a mordu pour la première fois dans un triangle de pizza. Natale connaît leur histoire et des centaines d’autres. Même les mains dans la pâte et le coulis de tomates, il a toujours été attentif aux gens qui venaient faire un pas de côté dans son univers. Dans le quartier, personne n’a jamais réussi à mémoriser le véritable nom de l’établissement. Bien sûr, il est inscrit sur l’enseigne lumineuse en façade. Il est repris sur Internet, dans les annuaires et même dans quelques guides touristiques. Mais qui s’en soucie ? Quelle appellation pompeuse pourrait bien effacer l’humain ? On vient avant tout chez Natale – un prénom et une présence, un gage de qualité. Se montrer encore et encore. Résister. Occuper le terrain. Affirmer sa participation au temps qui passe. Natale est l’âme du lieu. Il est le décor intrinsèque et quotidien. Sans lui tout ceci ne serait pas. Il est la force tranquille, celle qu’on voudrait toujours dans son camp, mais qui ne s’achète pas. Les tenanciers renoncent pour ce soir. Une victoire dans l’escarcelle de Natale.

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Le restaurant vient d’ouvrir ses portes. Il n’y a pas encore de clients. Alignés comme les pions d’un de jeu de société, les nouveaux propriétaires sirotent un vin blanc. Ils sont inquiets. Leurs lèvres tremblent sur le bord de leur verre. À l’étage, les pas cadencés de Natale martèlent le plancher. Des allées et venues rodées, ritualisées. De la chambre jusqu’à la pièce avant, côté rue. Pour regarder l’horloge de l’hôtel de ville – dix-neuf heures –, pour s’assurer que l’enseigne du restaurant est allumée, pour voir si les premiers clients arrivent. Tel Triskèle moulinant des jambes, il semble être partout à la fois dans ce maudit appartement. Cela dure de longues minutes. Et puis… on ne l’entend plus. Natale s’est arrêté de marcher. Et s’il avait enfin compris ? Aurait-il renoncé à descendre ce soir ? Les tenanciers sont à l’affût. Il ne faudrait pas rater cet instant : le corps du vieux pizzaïolo tombant lourdement sur le plancher, comme une sanction, comme un verdict – pour qui ? Mais ce n’est qu’un leurre de plus. La chute ne sera pas pour aujourd’hui. Les pas reprennent de plus belle, plus affirmés que jamais, dans la chambre, dans la pièce avant. Puis ils s’éloignent, ils s’estompent. Natale doit être dans l’escalier à présent. Les deux hommes et la femme ont les nerfs tendus, ils transpirent. Mais, bon Dieu, où reste-il ? L’attente est insupportable. Et soudain, il est là. Gorgone faite homme, les yeux embrasant la longue table du fond de la salle. Les nouveaux propriétaires ont peur de relever la tête, peur de croiser le regard de Natale et de ne plus jamais être à même de contempler l’établissement qu’ils ont acquis sans élégance. Qui peut prédire la fin de ce bras de fer entre hier et demain ? Qui peut deviner ce qui attend les maîtres du moment ?

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