Un self-control technique

Marc Lobet,

Avec ta C3 pourrie, affichant 243 493 km au compteur trafiqué, tu te pointes, ce lundi aux heures matinales, à la station de Contrôle Technique à Mont Saint Guibert après d’intempestifs embarras de circulation pour te retrouver dans une longue file d’attente pendant trois quarts d’heure. L’enveloppe du sommeil tôt déchirée, ton corps est à présent plombé de fatigue.

Dès le début des vérifications, le taux de dioxine de carbone prélevé dans le pot d’échappement rouillé s’avère effrayant. Tu décroches d’emblée le titre de champion des pollueurs au gaz de serre.

Capot relevé, le n° de châssis sur la plaquette d’identification est indéchiffrable. De plus, tu as égaré tout ce qui ressemble à un certificat : celui de la visite précédente, celui d’immatriculation et, plus important, celui de conformité. Il y a bientôt trois ans que tu n’as plus présenté ici cette fichue tire achetée au prix d’une neuve alors qu’elle était d’occasion. Celle qui fait le larron.

Lors de l’achat, tu avais été séduit par la carrosserie en matière plastique censée supprimer tout risque de corrosion. Tu parles ! Elle est en réalité en tôle et parsemée d’une foultitude de petites taches de rouille, tout comme, à l’intérieur, les paillassons constellés de miettes en tout genre : pain, biscuit, chips, graines, pépins, pop-corn, parcelles de verre en veux-tu en voilà.

Les pneus lisses des quatre roues motrices sont à ce point dégonflés qu’ils présentent un niveau bien indiça de la pression prescrite. Le caoutchouc est en outre éraflé par des balles de pistolet-mitrailleur lors d’un attentat manqué qui t’a fait rouler sur la jante.

Les pare-chocs n’ont pas été épargnés ni le crochet de remorquage qui ballotte comme ta raison dans un espace imaginaire. Les taquets bloqués ne ferment plus les portières déverrouillées en permanence. Grands phares allumés, les rayons éclairent la passerelle de la voûte opaque du local plutôt que le sol. Bizarrement le coffre est totalement vide, ce qui permet d’accéder aisément à la roue de secours qui hélas est absente.

Dans l’habitacle par contre, sous le plafonnier brisé, les sièges arrière débordent jusqu’au toit ouvrant (qui ne l’est plus) de tous les invendus de tes fonds de grenier présentés à la brocante du village le mois passé. Avec cette accumulation de houppelandes émaillées de breloques et tout le saint-frusquin, il est impossible de boucler les ceintures dites de sécurité. Tu te dis que, pour bien faire, il te faudrait une camionnette avec cabine avancée et porte de chargement latérale coulissante.

La nuit dernière encore tu rêvais d’un lève-vitres automatique, d’un pare-brise feuilleté avec essuie-glace monobalai. Soit pour approuver tes désirs nocturnes, soit pour t’avertir d’un diktat évident du toujours plus, les voyants rouges du tableau de bord se mettent à clignoter au rythme des flonflons que diffusent en hoquetant les haut-parleurs de la radio.

Sur le siège passager, pattes pelotonnées contre le ventre, deux somptueux chats de Turquie aux longs poils soyeux trônent béatement sur un coussin de velours. De cette fourrure, jadis, tu voulais faire de la laine pour tricoter un gros pull-over à côtes anglaises et col zippé. Ce vêtement s’appelle un camionneur.

Depuis l’entrée dans le hangar bruyant de la station, la trogne du contrôleur, un gamin vétilleux à la tignasse engluée de laque, s’est allongée tout en durcissant ses traits. Le regard noir, il se met à rougir avant de rugir et de t’envoyer en hurlant des imprécations rauques chargeant un lourd tombereau déjà lesté d’insultes grivoises. Un confrère en contrôle, chevelure ébouriffée, s’approche en clopinant et te balance impassible les termes de sécurité, confort, efficacité qui te sont totalement étrangers, de même que ceux de créativité, technologie, audace… Tu lui répliques qu’avec ce langage commercial archaïque, le fondateur André Citroën matraque les cervelles depuis près d’un siècle. 97 ans exactement.

Devant la colère grandissante du personnel, au lieu d’avancer mollo tout droit vers la sortie, tu enclenches la marche arrière et accélères d’un coup sec. Le moteur vrombit avec fureur et s’emballe. Par un brusque coup de volant, tu provoques un tête-à-queue et te retrouves nez à nez avec la Polo d’une cartomancienne en kimono. Tu braques à droite et remonte la file d’attente dans un concert trivial d’avertisseurs sonores à commande électrique. Tu souhaites leur répondre avec joie si ton klaxon pouvait fonctionner.

Tu assistes alors à la subite mutation des deux rétroviseurs en oreilles de cheval tout fringant. Sa crinière flottante fouette ton visage enluminé par le soleil. Grâce à ce pivotement à 180°, tu te retrouves maintenant en train de galoper à toute allure dans les Fagnes aux marais tourbeux que tu sillonnais l’avant-veille.

L’espace d’un éclair, ton véhicule utilitaire s’est mué en moyen de transport sauvage, caracolant en moult voltes et imprévisibles sauts. Venu de loin, ce bonheur absolu que tu vis n’a plus rien d’un rêve. En un slalom géant sur la piste du réel tu abats chaque piquet de fiction. Adieu l’imaginaire fait de fantasmes, rêveries, illusions, utopies et autres sornettes.

Entre deux bancs véloces de nuages, tu fuis à tire-d’aile bien arrimé à ta selle en peau rugueuse de rhinocéros. Tu te sens à la fois comme délié du temps et relié à l’espace. Tu comprends que l’avenir est bel et bien bouché, que le présent n’existe pas et qu’au bout de ta folle escapade équestre vers un ailleurs où l’eau du fleuve glisse sur les lentes plantes mouvantes du fond, toi seul sais de quoi hier sera fait.

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