Elle m’emmerde ! Toujours à geindre, se plaindre qu’il fait trop chaud dans la cuve, que le son est mal réglé, qu’elle a des chatouillis dans les jambes, des crampes au gros orteil. C’est vrai, le technicien n’a pas bien réglé le vocodeur universel, la voix de mémé a des hoquets de souris et il y a quelque chose de moisi qui flotte autour. Faudra que je signale ça au responsable du bunker. Et virer le mec ! Ouais. Le virer ! Tous les virer ! Tous les balancer à la Seine. Je noterai ça plus tard dans mon calepin Idées pour demain. C’est comme ça que je les ai eus, les cons, j’avais toujours une longueur d’avance.

« Chérie, tu m’excuses un instant. Mon portable intégré bipe. Les affaires. Merci. »

J’active un mémo clic à l’attention de Charles. « Tu m’avais dit que la dernière génération des mécas était OK. Tu veux faire le plongeon ? Tu m’arranges ça fissa. Mémé a des chaleurs et le son est dégueu. Tu m’arranges ça en priorité orange. »

Elle commence toujours par me faire des scènes. Elle trouve le temps long sans doute. J’avoue, pas facile d’avoir tous les jours de la conversation. Je m’en passerais bien mais faut que je la réveille de temps en temps.

Je suis entouré d’imbéciles, de prétentieux. Dans les moments de crise l’homme et la femme s’épaulent. Oui, nous avons toujours affronté les difficultés à deux, moi à l’avant-plan forcément. Malheureusement, au cours de mon troisième mandat, il a bien fallu se rendre à l’évidence, elle n’arrivait plus à suivre. Les gars de la R & D m’ont alors vendu l’idée. Normal, c’était un des premiers ministères que j’avais fait entièrement privatiser. Une belle affaire ! Google Next en était l’actionnaire principal. « Qu’en pensez-vous Mister President ? Cela vaudrait le coup de tenter son immersion avant que les neurones ne soient complètement bousillés, non ? C’est encore un peu expérimental. Acceptez-vous le risque ? » Et comment que je l’ai pris ! Me fallait un cobaye représentatif. Ils prétendent qu’avec çà la vie éternelle est à portée de main. Je veux ! Mais d’abord voir les résultats sur des personnes de confiance.

Je crois qu’elle ne s’est pas rendu compte. On l’a débranchée et rebranchée pendant son sommeil. Elle s’est retrouvée dans « la cuve ». Quand je dis « elle », c’est un euphémisme évidemment. Le corps était irrécupérable. Cette forme suraiguë du lupus érythémateux qui est venue de Chine. Une maladie auto-immune qui s’est transmise à la vitesse d’une infection grippale de première force. Incompréhensible. L’OMS n’avait pas vu venir. Des incapables. C’est à cause de cette saloperie chimique qu’on a répandue dans le ciel. Fallait bien se protéger, essayer de transformer la haute atmosphère en une clim géante avec du frigorigène. Avec plus ou moins de succès. Bref, les gars de Google Next lui ont extrait le cerveau. Il flotte dans une soupe nutritive. Il est « vivant ». Tout le reste est de l’électronique de pointe : interfaces « esprit/corps virtuel » ; interfaces « comm in/out ». Cela m’avait toujours intrigué ces histoires de membres fantômes, tu perdais une main et voilà que tu sentais ta main te piquer, avoir mal. Google Next avait bien compris, tout est dans le cerveau. Tu peux tout reconstituer à partir d’un cerveau, le corps, les autres, des souvenirs, une volonté, un monde ! Et donc, c’est « elle », ma femme. Elle est vivante.

Entre nous dans le bunker, faut bien qu’on rigole un peu, on les appelle des « semi-vivants ». La plupart du temps on les laisse flotter dans leur nirvana, quand on veut causer avec eux on les « réveille ». De leur point de vue, c’est comme s’il n’y avait pas eu d’interruption, ils se rappellent tous les détails des conversations qu’on a eues avant, de leurs souvenirs d’avant l’immersion en cuve, comme si la journée s’était allongée à l’infini. Du coup, faut faire gaffe avec cette nouvelle techno, Google Next m’avait prévenu : « Mister President, il y a des ratés, la plupart des sujets subissent une crise psychotique sévère et ne s’en remettent pas. Vous devez renforcer leur illusion qu’ils sont là, avec vous, en chair et en os, à l’ancienne ». Je dois avouer que ça m’a fait hésiter. Je voulais bien sauver ma femme mais pas au point où Brigitte deviendrait folle à lier, sans espoir de sortir de la « cuve » qui plus est. Heureusement que petit Nicolas, mon responsable de comm, il est très doué, a préparé plein de scripts pour que je garde le contrôle de la conversation. Au début je les répétais platement, comme un demeuré, je ne devais pas être très crédible. Cela m’a rappelé mes débuts, il y a tellement longtemps… quand je faisais le nigaud devant les caméras avec mon uniforme de pilote de chasse. Tout ça a bien changé. Il n’y a plus de Rafale ni de porte-avions Charles de Gaulle, plus d’ASMP ni de force océanique stratégique. Puis, petit à petit, je me suis senti à l’aise dans ce nouveau rôle d’époux tendre et attentionné. On a fini par lui faire croire qu’elle était dans un hôpital et que tout allait s’arranger. Mais je me demande si Brigitte ne se doute pas de quelque chose. J’ai beau me présenter à chaque fois devant les caméras en combinaison stérile avec masque sur la bouche, gants et tout, « elle » veut que je la touche, que je m’approche d’elle, que je dépose un baiser sur ses lèvres. Mais le script tient la route, « chérie, le moindre contact avec l’un d’entre nous risquerait d’être fatal pour ton organisme affaibli. Tu n’as plus aucun globule blanc. Les bio ingénieurs planchent sur une formule pour reconstituer ta moelle osseuse. Mais cette pandémie a été vraiment méchante.

— Quand vais-je sortir d’ici ? Dis-moi, je n’ai pas peur de la vérité. Depuis combien de temps me maintient-on branchée ? Je vois des tubes entrer et sortir de mon corps, je sais que ma voix est artificiellement reconstruite, je m’entends, ça sonne bizarre, ça voudrait dire que je ne sais plus articuler normalement.

— Oui, c’est vrai, tu es branchée sur un vocodeur universel qui identifie les mouvements de tes cordes vocales à partir d’impulsions mentales.

— C’est horrible ! Ma voix est celle d’une machine. Que vais-je devenir ?

— Tout ira bien mon amour. Je suis là. Aie confiance !

— Oui, je te crois… un peu. Que veux-tu de moi aujourd’hui ? »

Là, je flippe. Sa question implique qu’elle a senti que mes visites n’étaient pas aussi désintéressées. Ce qui est rigoureusement exact. Je suis allé réveiller « Brigitte » chaque fois que j’avais besoin d’un conseil pour gérer une situation. J’ai vraiment du mal à l’admettre, dans mes souvenirs il y a ma douce Brigitte, dans une autre vie, une autre époque… mais là, devant moi, il y a quoi ? Une machine schizo, un méca hybride, des flux, des pulsions…

La vérité est que je me suis constamment appuyé sur elle. Dès mes débuts en politique. Je crois que c’est elle qui m’a fait. Je crois que je lui en veux pour ça. Peut-être que mon désir de me venger d’elle l’a conduit dans cette cuve horrible.

« Oui, c’est vrai mon amour, nous avons de nouveau un problème, j’espère que tu pourras m’aider.

— J’ai toujours fait ce que j’ai cru juste pour toi. Tu ne trouves pas cela ironique ? Toi, Mister President ! comme disent tes conseillers néoaméricains, tu demandes l’aide d’une femme malade… et vieille. Je me sens terriblement vieille tu sais. Je ne sais pas, même s’il n’y avait pas eu cet affreux lupus, est-ce que j’aurais encore eu envie de partager mes nuits à tes côtés ? Est-ce que ma vie a encore un sens ? Dis-moi, dis-le-moi sincèrement… pour une fois.

— Nous nous sommes promis de nous accompagner l’un l’autre jusqu’au bout, quoi qu’il advienne, quoi qu’il en coûte.

— Oui, c’est vrai, nous nous sommes promis. Il est peut-être temps de songer à autre chose maintenant. Quel est ton nouveau problème mon chéri ? »

J’ai respiré un bon coup. La tension commence à refluer. Elle pourra encore m’être utile, qui sait. C’est alors que mon portable intégré se met à sonner dans ma tête avec le code strident des appels prioritaires.

« Merde ! Attends, une petite minute, on m’appelle à nouveau.

— Je t’en prie, tu es le patron. »

Je clique mentalement. La conversation s’ouvre en direct avec le clone de mon premier Premier Ministre, un beauf lamentable. Je crie :

« C’est quoi ce bordel ? Je suis en conversation avec ma femme !

Mister President ! Il y a urgence. Les gens se rapprochent du périmètre de sécurité.

— Qu’attendez-vous pour donner l’ordre aux robflics de nettoyer ?

— C’est justement là le problème Mister President. Les robots ne nous répondent plus.

— Comment ça ? Vous vous foutez de ma gueule. Cela fait trop longtemps que j’ai à vous supporter. Fixez-moi ce problème sans délai ! Sinon : à la Seine !

— Le responsable de la sécurité a suivi le manuel opérationnel. Il n’y a rien à faire. Ils ne répondent plus à notre contrôle.

— Mais que font-ils ?

Mister President, ils se sont mis en grève ! Ils attendent les bras croisés que l’on réponde à leurs revendications.

— Bon, et les gens ? C’est quoi le profil de la situation ?

— Hostile, je dirais, enfin il me semble, je crois, mais il faudrait vérifier. Certains brandissent des étendards.

— Des revendicatifs ! Chez les hommes ! N’importe quoi. Vous n’avez pas fait attention au dosage de la bouffe ? Et les jeux vidéo, tout ça ne sert à rien ? Je vous rappelle, je dois d’abord terminer une conversation avec ma femme, bordel ! »

Je me retourne vers l’écran vidéo qui me reconstitue la réalité virtuelle de ma femme en salle d’isolation : une pauvre chose allongée, recouverte de tubes, quelques cheveux glissent sous le masque qui lui recouvre entièrement le visage. Je voudrais qu’on lui arrache ce masque. Je voudrais voir son visage. Je voudrais la voir respirer. J’envoie un mémo clic à l’attention de Charles. « Tu modifies la séquence fissa, tu enlèves le masque de son visage, là, tout de suite ! Je veux que Brigitte ait un visage normal, tu as compris : normal ! ».

L’image se brouille pendant quelques secondes, le temps que la reconfiguration des interfaces dans la cuve se mette en place et qu’on injecte dans la mémoire de « Brigitte » une séquence alternative des événements récents.

C’est parfait. Beaucoup mieux ainsi. Brigitte est toujours allongée, elle respire paisiblement, elle a les yeux clos. Son corps est strié de capteurs et de tubes qui soutiennent ses processus vitaux. Elle a l’air humaine. Elle ressemble à une femme, ma femme.

« Chérie, j’ai une bonne nouvelle pour toi.

— Oui ». Elle ouvre les yeux, tourne la tête dans ma direction, elle me sourit.

« Les bio-mécas ont trouvé de quoi soulager ton problème respiratoire. Ils ont réussi à te débrancher la nuit dernière, tu vois ? » Brigitte ne dit rien, elle me sourit. Enfin, au prix de ce qui semble être un immense effort, sa poitrine gonfle, elle articule clairement :

« J’ai compris tu sais. Je sais depuis le début.

— Tu sais, pour le problème dont je te parlais… hier ! He bien, c’était juste des gens qui…

— Tu vas m’écouter. Je te demande de me débrancher.

— Mais… chérie, enfin, tu vas guérir ! Tu t’es remise à respirer normalement.

— Tu sais très bien ce que je veux dire. Je te demande de me libérer, une fois pour toutes. Fais cela pour moi. Fais-le en souvenir de qui nous étions… avant… quand l’air était encore pur et le soleil d’automne agréable sur la peau.

— Te libérer… mon amour, je ne comprends pas très bien… tu seras libre d’aller et venir dès qu’on aura trouvé un remède…

— Te rappelles-tu les mots de ce Père que tu déclamais au théâtre ? Mon Dieu, tu étais si jeune. Tu portais la vie en toi et notre avenir. Avons-nous vraiment vécu cela ? Je me souviens comme si c’était hier. Écoute :

« Je suis le père. Voici ma femme et voici mon fils. Au-dehors la nuit est froide et longue, c’est l’hiver, mais ici nous nous réchauffons les uns les autres, et nous sommes assis à cette table pour apaiser notre faim, en échangeant des propos affectueux. »

Si tu te souviens encore de ces mots ; si ton passé n’est pas mort, si tu es vivant alors que moi je suis déjà morte, alors échange encore avec moi quelques mots affectueux et libère-moi ! Débranche-moi ! Débranche ! »

Brigitte s’est mise à pleurer. Cela me secoue, de la voir ainsi. Je crois que l’expérience de la cuve a mal tourné. Les mots de cette scène que j’ai prononcés remuent en moi. Qui je fus. Qui je suis devenu. J’ai envie de vomir.

Le bip prioritaire sonne une fois de plus dans ma tête.

« Oui.

Mister President, depuis quelques minutes, les gens ont franchi le périmètre, ils trouveront bientôt les accès au bunker. Ils marchent calmement.

— Sont-ils armés ?

— Non, ils semblent se promener, les couples se tiennent par la main, il y a aussi des enfants.

— Des enfants.

— Oui, ils tiennent en main des paniers de légumes, des bouquets de fleurs… J’avoue que c’est incompréhensible Mister President ! Qu’ordonnez-vous ? Faut-il déclencher la mise à feu des…

— Des légumes…

Mister President ?

— Laissez-les se promener. » Je coupe la conversation. Me retourne vers l’image de Brigitte. Je me rapproche d’elle. Je demande à Charles de me dévêtir de ma combi d’isolation. Me rapproche du lit. Je tends la main vers son visage, caresse ses cheveux.

« Je suis venu te dire au revoir, Brigitte. Tu as raison, il n’y a que les mots qui comptent à la fin. Merci de me l’avoir rappelé.

— Adieu mon amour. Merci. »

J’active un dernier mémo clic à l’attention de Charles : « débranche Brigitte s’il te plaît ».

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