Vers le Soleil

Alan Ward,

15 septembre 1968

Il dut presque sauter sur le quai, le train était si haut, puis traîner sa valise qui atterrit derrière lui dans un bruit sourd. Heureusement elle n’était pas trop lourde, remplie essentiellement de vêtements pour toutes les saisons, de deux livres importants et de quelques souvenirs personnels à la valeur moins pratique que superstitieuse.

À l’extérieur de la gare, trois choses le frappèrent. Premièrement, il ne semblait pas être du tout au centre de la petite ville, mais plutôt sur une sorte de ceinture pavée en périphérie de celle-ci. Il apprit plus tard que c’était la particularité de nombreuses villes belges. D’où il venait, les gares étaient des endroits importants en plein centre.

En second, une impression générale de marron terne et sombre appliqué aux bâtiments, aux rues et même aux gens, comme si on en avait aspiré la couleur. S’en rendaient complices un chiffon de nuage gris, bas et interminable, et une bruine qui faisait luire les rues pavées (toutes les rues semblaient pavées) d’une lumière blafarde ayant échappé tant bien que mal à l’aspiration massive de couleur. Était-ce réellement le début de l’automne ? Le Dieu des saisons était-il ivre lorsqu’il les avait dispersées sur cette ville ?

La troisième chose était une étrange et puissante sensation d’avoir effectué un retour de cinquante ans dans le temps. Observant les maisons, les boutiques et les rues au-delà de la place de la gare, son esprit projeta sur sa rétine de vieilles images de Maupassant et de Zola (aucun auteur belge approprié ne lui venait à l’esprit ou à la vue), de voitures à cheval, de robes et chapeaux Belle Époque et de fantômes de photographies sépia faits chair. Il connaissait les distorsions temporelles des bouquins de science-fiction, mais pas les distorsions spatiales. Ceci était pire. Il s’agissait d’une distorsion spatio-temporelle. Merde ! Il effleura ses longs cheveux et sa barbe, passa les mains sur son pantalon à pattes d’éléphant, eut une pensée pour Hendrix et Cream, et dut se pincer l’esprit afin de se rappeler que, dans un autre monde, c’était l’Ère du Verseau.

Étourdi, il demanda à une passante, qui lui rappelait une blanchisseuse dans Germinal, à quelle distance se trouvait la maison et comprit que ce serait trop loin pour s’y rendre à pied avec sa valise. Du moins, c’est ce qu’il crut entendre. C’était soit du zolanais soit un dialecte qu’il n’avait jamais appris à l’université. Il se glissa en vacillant dans un vieux taxi Mercedes et s’éloigna sur les pavés, luisants du blanc sale qu’il commençait déjà à considérer comme leur caractéristique.

Steve Hardcastle avait pris tôt ce matin-là un vol Sabena de Manchester à Bruxelles Zaventem puis un train de la Gare centrale jusqu’à Mons. Il ne pouvait pas vraiment se permettre le luxe de voyager en avion, mais avait l’impression que sa première année de vie en Europe devait avoir un début de bon augure ; l’idée superstitieuse que sa nouvelle vie serait plus réussie et heureuse si elle commençait par une certaine aisance, une certaine, il devait bien l’admettre, élégance — des concepts dont le nord industriel de l’Angleterre était fort dépourvu. Il devait passer la troisième année de son programme d’études universitaires dans un pays francophone, on lui avait attribué la Belgique, et Mons.

Le taxi s’arrêta devant une maison en briques dans une petite rue calme, entourée d’autres maisons en briques semblables mais pas identiques, d’un style et d’une période qui paraissaient à Steve impossibles à définir. Madame Vandesteene, sa nouvelle logeuse, le fit entrer (n’était-ce pas un nom flamand ? Y avait-il eu une terrible erreur géographique ? Les paroles incompréhensibles de la blanchisseuse lui revinrent brusquement en mémoire.) Elle ne proposait pas de café, lui dit-elle (dans un français qu’il comprenait, ouf 1 !) parce qu’ils prendraient bientôt un déjeuner tardif.

Ses premières impressions d’un intérieur montois et de sa propriétaire complétèrent celles de la ville, mélange disparate de styles et de formes soit vieux soit plus vieux encore mais qui, vus ensemble, constituaient en fait une sorte de genre bien à eux. L’expression « distorsion spatio-temporelle » rebondit dans sa cervelle pour la deuxième fois ce jour-là. Il en viendrait à appeler ce genre le Monsestil (l’ironie étant l’arme qu’il avait choisie dans l’arsenal de l’esprit estudiantin de l’époque) et passerait ensuite de nombreux moments ivres et joyeux avec d’autres étudiants étrangers, à comparer leurs dernières « trouvailles Monsestil », allant des employés communaux aux toilettes publiques, en passant par les animaleries et les curés. Mais rien, rien ne pouvait surpasser un groupe de Monsestilois chez eux, mangeant et buvant autour de la table de leur maison Monsestil.

Il déjeuna avec monsieur et Madame Vandesteene (il devait absolument lui demander l’origine de son nom) dans un silence rigide, quasi complet après le « Vous avez fait bon voyage, Monsieur ? » Des tranches de rôti (en son honneur) avec des pommes de terre bouillies et des choux de Bruxelles (lui faisait-elle une blague ?), suivis d’un gros morceau de tarte au riz et accompagnés d’une bouteille de nuits-saint-georges (un geste généreux de leur part), expérience nouvelle que Steve apprécia plutôt bien, vu que le seul vin qu’il ait jamais bu auparavant était le vin blanc sucré et bon marché consommé lors des soirées étudiantes, généralement rincé de rhum et de whisky et oublié après les habituels vomissements et amnésie de deux jours.

Il prit congé presque dans un murmure et monta dans sa petite chambre calme surplombant la rue pavée et silencieuse, où le voyage, le vin, les expériences inédites et la distorsion spatio-temporelle de ce monde parallèle l’amenèrent rapidement à s’endormir.

Il s’éveilla à dix-sept heures et décida d’explorer la petite ville. Les semelles en cuir de ses bottines hippies dénichées au surplus militaire claquaient sur les pavés et les trottoirs, bruits solitaires dans les rues calmes, dérangées de temps en temps par une vieille voiture qui passait ou par un piéton occasionnel silencieux et pressé.

Depuis sa descente du train, rien ne s’était déroulé comme il l’avait imaginé pour son premier jour de vie en Europe. Son moral n’était pas bon. Il croyait dur comme fer dans le pouvoir psycho-revigorant de ce qu’il aimait appeler sa « conscience ironique », mais malgré s’en être déjà couvert de plusieurs épaisseurs ce jour-là, il commençait à sentir, issue des pavés, une mélancolie d’un gris sale s’insinuer en lui par les jambes, la poitrine, jusque dans la tête. Et ça, c’était dangereux.

Au détour d’une rue, il parvint à une large place bordée sur trois côtés par des cafés et des restaurants, et sur le dernier par un imposant bâtiment ancien qu’il prit pour l’Hôtel de Ville. Il était sombre comme le reste, mais possédait une dignité, un halo historique manifeste que Steve n’avait aperçu nulle part ailleurs ce jour-là. Le ciel était encore couvert et gris, mais la bruine avait cessé et des lumières apparaissaient aux cafés, prêtant à l’endroit un air légèrement festif. Il y avait plus de gens sur la place qu’il n’en avait vu de toute la journée. Des jeunes gens portant des valises, à l’évidence des étudiants, arrivaient des rues adjacentes ou étaient assis par petits groupes aux terrasses des cafés. Il se dirigea vers l’un des cafés et commanda une bière. Des lumières s’allumèrent à l’Hôtel de Ville tandis que d’autres étudiants surgissaient, tous avec des bagages, beaucoup s’arrêtant pour boire un verre, retrouver des amis, bavarder gaiement, reprendre contact, de retour en ce dimanche soir, prêts pour le nouveau trimestre. Il prit une deuxième bière et, de temps à autre, un étudiant, garçon ou fille, lui adressait un regard et un bref sourire. Il leur souriait en retour.

Puis, pour la première fois ce jour-là, un mince espace se fit entre les nuages et le soleil sembla en jaillir. La lumière sur les pavés se transforma de blanc sale en jaune pâle et, assis sur ce doux tapis coloré, déployés entre les luminaires émaillant la place, il eut la vision de centaines d’hommes en uniformes démodés qui sifflotaient.

« Monsieur, Monsieur… Monsieur Harcassel ! » Des coups à la porte. L’obscurité totale. Il ignorait où il était. Regarda sa montre. Minuit. C’était Madame Vandesteene. « Téléphone. Pour vous. Dans le salon. »

Il reposa le téléphone, remercia sa logeuse et gravit lentement les marches de l’escalier. Alors qu’il jouait avec le petit garçon des voisins, son grand-père était mort d’une crise cardiaque à dix-neuf heures ce soir-là. Il avait soixante-dix-huit ans.

24 août 1914

Hier fut le jour le plus long de ma vie. Je n’ai pas dormi cette nuit-ci. Il est quatre heures du matin et je ne parviens toujours pas à sombrer, trop de pensées.

La 1re armée allemande avançait à toute vitesse, menaçant le flanc gauche de la 5e armée française. On nous avait ordonné de tenir la ligne du canal Mons-Condé pour ralentir leur avancée. La plupart de nos hommes se trouvaient sur un saillant formé par une boucle dans la partie du canal entre Mons et Nimy. C’était l’endroit le plus difficile à défendre. Nous débarquions fraîchement d’Angleterre et étions assez peu nombreux par rapport aux Allemands, seulement quatre-vingt mille hommes répartis en deux corps d’armée. Le maréchal French nous avait annoncé que les Allemands étaient très présomptueux et bien préparés, persuadés de pouvoir nous vaincre aisément par surprise, mais c’était là notre grand avantage. Nous, les premiers fiers soldats du Corps expéditionnaire britannique, sommes tous des professionnels, des volontaires de longue date et des réservistes. Moi-même, je suis caporal chez les réservistes. Les Boches allaient aussi être méchamment surpris par nos artilleurs, entraînés à atteindre quinze cibles à la minute à une distance de plus de 450 mètres. Et ils y parvenaient ! Toute la matinée, les frisés avancèrent en formation serrée vers les ponts menant au saillant et furent liquidés avec une vitesse et une précision telles que cela ressemblait plus à des rafales de mitrailleuse qu’à des fusils. Les Allemands commençaient à comprendre que Tommy ne se laisserait pas piétiner si facilement. J’ignore l’étendue de leurs pertes, mais elles devaient être fameuses.

J’en suis sûrement à ma vingtième cigarette. Le lieutenant Barker m’a donné les restes d’une bouteille de whisky et j’ai presque tout bu. Nous avions quitté l’Angleterre fiers, enthousiastes, heureux de combattre le Hun, de le repousser, de lui donner une leçon pour sa dernière démonstration d’arrogance. Le moral était élevé, tous les hommes étaient de bonne humeur, grisés par l’euphorie de ce nouveau jeu de stratégie militaire. Nous n’avions pas combattu sur le continent depuis la guerre de Crimée, soixante ans plus tôt, et c’était comme reprendre le fil de ce que nous avions laissé. Nous étions les premiers à nous battre et nous connaissions les règles. À peine deux jours plus tôt, nos dragons avaient tué leurs premiers Allemands, sabres brandis contre lances, la charge des chevaux imposant la retraite, la cavalerie fauchant les hommes alors qu’ils détalaient. À peine deux jours plus tôt.

Mais hier après-midi, tout changea. Les Allemands se regroupèrent et attaquèrent en grand nombre hors de toute formation, organisés et inflexibles. Ils déployèrent des ponts flottants sur le canal et nous forcèrent à reculer. À la fin de l’après-midi, on nous ordonna de nous replier et des centaines d’hommes furent tués en se défendant dans des combats d’arrière-garde désordonnés. Nous avons marché, puis couru, et c’est tard la nuit passée que nous nous sommes regroupés ici, à Wasmes.

Les choses n’étaient pas censées se dérouler ainsi. Les lances étaient sûrement une sorte de farce allemande pour nous duper. Car ils ont de l’artillerie lourde et des mitrailleuses plus puissantes, plus précises et plus mortelles que tout ce que nous avons vu auparavant. Soldats de plomb d’un mètre quatre-vingt, ils défilent, progressent au pas, en cadence comme des automates. Et on dit qu’ils ont des tanks qui écrasent fusils, soldats, canons, mais qui sont eux-mêmes indestructibles, tels de gros cafards d’acier.

Je crois que je commence à avoir peur. Pas de combattre ou d’être blessé, ni même de mourir, mais de cette nouvelle guerre. De ces
nouvelles non-règles. C’est seulement le début. Si la guerre dure, ça ne peut qu’empirer, d’une façon que je préfère ne pas imaginer.

Ma tente s’effondre, m’aspire, se retourne, s’envole au loin. Le fracas résonne tandis que je roule, ses vibrations me lacèrent les entrailles. Je me dégage pour atterrir dans la poussière, les fusils, les casseroles, les poêles, le barda. Un trou dans le sol. Des têtes et des pattes de chevaux le long du bord. Des hommes perdus, errants. Des gémissements, des pleurs provenant du trou, un vrai cratère. Il doit faire trois mètres de profondeur et près de trente mètres de diamètre. Qu’ont-ils donc pour faire des cratères aussi grands ? À travers la poussière, je distingue dans le trou sept hommes, ou ce qu’il reste d’eux. Certains ont des jambes ou une tête en moins, ou des béances sanglantes à la poitrine. Le visage de l’un des hommes a été pulvérisé, ses dents et ses yeux pendent sur son menton. Ses deux bras ont disparu. Je ne les vois nulle part. J’entends à nouveau les gémissements et, à travers la poussière qui se dissipe, je vois le lieutenant Barker sur le dos, empoignant son ventre. Je crie à l’aide, je crie encore et encore. Deux soldats arrivent en courant, glissent dans le trou et le soulèvent aussi délicatement que possible, mais il hurle, hurle, tandis qu’ils le remontent. Trois hommes le déposent à terre. Il grelotte, le visage livide. Je lui dis qu’il va s’en tirer, que les brancardiers sont en route, qu’il sera rapidement à l’hôpital de campagne. Il continue de comprimer son ventre. Du sang s’écoule entre ses doigts. Il grelotte de plus en plus et claque des dents.

En retombant, la poussière qui couvre le ciel révèle un magnifique soleil levant plein de chaleur. Il se pose derrière le cratère sur les restes d’un champ dont l’herbe récemment coupée reflète la lumière du ciel. Je dis aux hommes de déplacer Barker au soleil. Allongé là, ses frissons diminuent progressivement puis cessent. Il lève les yeux et sourit faiblement, inspire longuement et pousse un soupir, non de tristesse ou de dépit mais d’un certain contentement. Il ôte les mains de son ventre et ses viscères sanglants s’étalent sur son uniforme et glissent dans l’herbe. Puis, en silence, il meurt.

Je vois un grand nuage de fumée au loin, je n’ai pas le temps d’entendre l’explosion, je sens mon corps s’élever dans la poussière qui obscurcit tout.

6 janvier 2014

Steven était occupé à fumer sa deuxième cigarette et à boire une Jupiler sur la terrasse d’un café de la place. La journée était glaciale mais le café disposait de chauffages sur pied pour que les clients puissent boire dehors toute l’année. Ou plutôt fumer, puisqu’on ne pouvait plus fumer nulle part dans les lieux publics. Encore une stupide idée politiquement correcte. Il finirait tranquillement sa bière, peut-être en prendrait-il une autre ainsi qu’une dernière cigarette, puis il irait à l’intérieur prendre un copieux déjeuner belge. La place et l’Hôtel de Ville étaient pratiquement de la même couleur que lorsqu’il était venu pour la première fois — il se rappelait l’avoir qualifiée de marron terne — bien que des efforts aient été déployés pour nettoyer les bâtiments et l’esplanade dans un « élan d’embellissement des vieilles villes pour les gentilles familles et leurs enfants ». Et les vélos… Pas tout à fait une « disneyfication » mais… Il tira longuement sur sa cigarette. Il devenait vieux et cynique.

Il n’était pas revenu à Mons depuis son départ en 1969. Il s’y trouvait à présent parce qu’il mettait en vente sa maison bruxelloise Art Nouveau, et qu’une obscure coutume belge exigeait apparemment qu’il fasse appel au notaire dont le grand-père avait initialement vendu la maison en 1901. Qui habitait Mons. Ne te pose pas de questions, comme on dit. Cette affaire conclue, il était libre de fumer, boire, manger et se plonger prudemment dans ses souvenirs.

Lorsqu’il avait terminé ses études en Angleterre, Steven avait presque immédiatement trouvé un boulot de traducteur chez un éditeur de dictionnaires de langues en Écosse. C’était un travail agréable, stimulant et relativement facile, et il passait parfois des heures sur la traduction la plus adaptée d’une expression ou d’un terme français intraduisible. Puis le Royaume-Uni avait rejoint la Communauté européenne et les portes de Bruxelles s’étaient ouvertes tout grand pour les Britanniques, surtout les traducteurs. Steven avait postulé, présenté les examens, été admis. Il y était resté jusqu’à ce jour. En août, pour son soixante-cinquième anniversaire, il prendrait sa retraite. Il avait passé suffisamment d’années à Bruxelles et vivrait dorénavant la plupart du temps dans la vieille bâtisse qu’il avait achetée vingt ans plus tôt dans un village aux abords d’Aix-en-Provence, ensoleillée, paisible et assez campagnarde pour ses vieux jours, bien qu’à seulement trente minutes de la gare TGV qui l’emportait à toute vitesse à Paris, y voir sa fille et sa petite-fille ou y prendre l’avion vers New York pour rendre visite à son fils. Il estimait que tout cela était très bien ficelé.

Son séjour d’un an à Mons à la fin des années soixante avait représenté un jalon important de ce qu’il appelait sa Grande Migration Vers le sud. Mais l’origine en fut l’été 1963, véritable épiphanie.

Il avait quatorze ans quand il était parti en voyage scolaire en train, quittant le Yorkshire glacial, venteux, pluvieux, traversant la France et la Suisse pour aboutir en Italie, où il avait séjourné à Milan, Rome et Sorrente, escaladé le Vésuve, observé les morts figés de Pompéi et nagé de grand matin dans la Méditerranée. Et il avait découvert — dans sa moelle, son sang, ses muscles, son cœur, mais pas encore dans sa tête, pas avant longtemps dans sa tête — que cet univers amorphe et dense fait de couleur, de chaleur, de soleil et de lumière qu’il n’avait jamais vu ni ressenti auparavant, c’était chez lui. C’est là qu’il se sentait bien.

Il faudrait des années avant qu’il n’entende parler de karma, de réincarnation, de synchronicité, de Jung ou de la théorie du chaos ; avant qu’il ne lise les poèmes italiens de D.H. Lawrence ; avant qu’il ne s’aperçoive que ses pérégrinations romaines lors de douces soirées d’été, à la rencontre d’adolescents italiens traînant dans des terrains vagues parsemés d’attractions foraines, ressemblaient à du Fellini. Car ce n’est que bien plus tard que sa mémoire corporelle développerait l’acuité cognitive et la curiosité intellectuelle qui l’amèneraient à se demander pourquoi un humble garçon dont la famille avait vécu dans le nord de l’Angleterre depuis des générations était attiré si intensément, si physiquement et si psychiquement, par le soleil.

La pluie s’était mise à tomber, une pluie épaisse mêlée de neige, et un léger vent s’était levé. Steven pénétra dans le café surchauffé et commanda des carbonnades flamandes, des frites et un verre de vin rouge. Attendant d’être servi, il se dirigea vers les toilettes au bout d’un couloir défraîchi aux murs jaunis. Pour une raison quelconque, de vieilles photos de la Première Guerre mondiale ornaient les murs du corridor. Il était conscient qu’une part de l’intérêt touristique de Mons résidait dans le musée de la guerre et les anciens champs de bataille. Mais pourquoi dans ce couloir, là mais à moitié oubliées, comme des notes de bas de pages ?

Il fit des recherches sur Wikipédia au sujet de la bataille de Mons. Il savait évidemment que son grand-père avait combattu là-bas, avait subi un traumatisme et des blessures par éclats d’obus — heureusement pas à un endroit vital — et avait été renvoyé chez lui où, après s’être rétabli, il avait reçu une promotion et s’était chargé, pour le restant de la guerre, de l’entraînement de nouveaux soldats toujours plus nombreux et toujours plus jeunes. Il avait vu beaucoup de photographies sépia de son grand-père en uniforme, mais celui-ci avait très peu parlé du conflit et il était mort avant que Steven ne s’intéresse à cette guerre qui le fascinait et l’horrifiait encore, cette première des grandes horreurs du vingtième siècle.

Son grand-père avait eu de la chance. Il s’était battu au début de la guerre dans des conditions de combat relativement « normales » et avait été blessé suffisamment, mais pas trop, pour passer le reste du conflit en Angleterre. Il n’en fut pas ainsi pour les suivants. D’abord les volontaires enthousiastes de 1914-15, puis les conscrits, expédiés par bateaux pour être déchiquetés dans les trous d’obus inondés et les tranchées froides, boueuses, infestées de rats et de cadavres de Thiepval, Ypres, Passchendaele et toutes les autres. Quinze millions de jeunes Européens morts. Non, il n’était pas fasciné par cette guerre à cause de son grand-père, ni par le pourquoi, le où, le quoi. Mais par le comment. Comment des hommes étaient-ils parvenus à continuer de vivre, sachant qu’ils mourraient ce jour-là, le suivant ou la semaine d’après au plus tard ? Comment les autres avaient-ils pu consciemment ordonner le massacre à si grande échelle de leurs propres hommes, et s’obstiner à commettre des actes insensés d’une telle énormité que seule l’expression française approche de la vérité : contre-nature ?

Les carbonnades fumantes firent leur entrée, accompagnées de frites dorées et croustillantes. Dans le café presque rempli de buveurs et de mangeurs, la chaleur émanant des gens et des radiateurs générait une vapeur de convivialité invisible. Voilà ce qui dans la vie continentale avait plu à Steven lorsqu’il s’était installé à Mons. Il commanda un autre verre de vin.

Il redoutait le centenaire qui se profilait. Tout le monde ferait du battage autour de la guerre ou se lamenterait de la boucherie, le massacre et la bêtise seraient décriés pour servir un tombereau d’idéologies. Son ami l’Allemand Martin Schulz, Président du Parlement européen, avait été cité dans le journal du jour : « Une différence essentielle entre 1914 et 2014 est que nous avons l’Union européenne pour nous assurer que les valeurs démocratiques ne puissent être et ne seront pas ébranlées… L’intégration européenne est la réponse à la catastrophe de la première moitié du vingtième siècle… ». Steven était trop vieux, trop expérimenté et trop cynique pour gober la moitié, ou même le quart, du « futur radieux de la démocratie et de l’intégration européennes ». L’horreur de la Première Guerre mondiale — l’ « Horreur » de Conrad avant l’heure — avait été vite oubliée dans le Disneyland des années vingt. Elle n’avait pas arrêté Hitler, Staline, les camps de la mort et tous les génocides. Mais l’Europe était bel et bien débarrassée de la guerre depuis soixante-dix ans. Contrairement à son grand-père et à son père, lui n’avait jamais dû se battre… Il n’avait pas les réponses. Il n’était pas sûr que quiconque les ait.

Ce qu’il connaissait, et qui l’avait aidé à poursuivre sa quête du sens inexistant de ce trou noir qu’était la guerre 14-18, c’était les poèmes et les romans car ils parvenaient au plus près du moindre sens potentiel. Et quoique personne, personne, ne trouve ou ne puisse trouver une réponse, certains d’entre eux — les poèmes d’Owen, le Birdsong de Faulks — s’approchaient bien d’un cœur émotionnel et existentiel et, le sondant, lui laissaient ressentir, à peine, ses douces palpitations.

La pluie et le vent avaient cessé et il se dirigea vers la gare. Il se sentait accablé et avait besoin de s’éloigner d’ici, de ceci, le non-sens, l’absence de réponses. Il irait dans le Sud le week-end prochain. Même au milieu de l’hiver, la Provence était légère et chaude. Ce serait bientôt chez lui, enfin, loin de la bruine, de la grisaille et de la mort incompréhensible. Au soleil.

 

Traduit de l’anglais par Stéphanie Follebouckt. La version originale, Into the sun, a paru dans Marginales n° 288.

1 Les termes en italiques sont en français dans le texte original.

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