Lors de mon somniloque, j’avais tenté de décrypter le monologue de son visage, aux traits fins, aux cheveux grisonnants, qu’illuminait un indéfinissable sourire, pendant qu’elle nous observait à la dérobée, sans lever les yeux de son livre qu’elle dévorait avec une attention fervente et couvrait d’une écriture adroite, ténue et serrée, annotait de pattes de mouche anguleuses, qui s’apparentaient à des pictogrammes ou à des signes cabalistiques que seuls peuvent décoder, en consultant un grimoire, les experts graphologues, et avant les experts judiciaires, appelés experts-écrivains, habitués à déchiffrer des écrits en curieux caractères qui n’appartiennent à aucune langue connue. Ce n’est pas le texte en priorité qui l’intéressait. Alice, en effet, ne lisait pas pour comprendre mais pour voir et pénétrer la charpente et l’architecture du corps, qu’accotait le choix de livres d’Anatomie comportant des illustrations en couleurs qui reproduisent toute la physiologie de la carcasse humaine. Elle était fascinée par les planches médicales en relief dans lesquelles elle se mirait comme si elle était projetée à l’intérieur de sa chair soudain visible à l’œil nu. Elle scrutait sans ciller, comme sur une radiographie, les méandres internes de son organisme qui exhibait en coupe ses nervures. Elle étudiait (de face, de profil, de trois quarts) la géométrie des fibres musculaires, la découpe des réseaux artériels et veineux, les amples voies d’excrétion et de circulation, l’orientation des stries de la paroi gastrique ou le dessin des papilles de la langue. Ainsi que les lobes cérébraux, les ventricules, les deux hémisphères, le cervelet dont l’ablation n’annihile aucune fonction motrice mais les perturbe toutes, et dont elle s’évertuait au jour le jour à saisir le bon fonctionnement.

Elle se perdait avec délice dans les contours formés par le tissu des cellules, les rameaux, les lames et les feuillets aux formes semi-circulaires ou en gradins, aux perspectives rehaussées, imprimées avec soin dans les volumes cartonnés, achetés à haut prix. Elle était éblouie par la perspective de pouvoir disséquer l’intérieur de son être qu’elle sondait à la loupe, scrutant nerveusement, avec un sourire indécis, le grouillement des cellules et des microbes. Elle épiait avec une impatience égale le spectacle de la carne entrouverte comme la pulpe d’un fruit mûr (mangue, melon, potiron), qui évoquait une glande fendue, une fibre distendue, une corde vocale claquée ou un muscle éclaté. Elle se délectait de l’exceptionnelle variance de ce tissu abondant et luxurieux dont elle-même comme tout un chacun est fait. Elle était captivée par l’interaction de l’activité des systèmes, le réseau complexe de la respiration, de l’oxygénation du cerveau, des ondes cérébrales et de la circulation du sang, de la mécanique des muscles et de la croissance, alors qu’elle mesurait à peine 1 m 60 et ne pesait qu’une trentaine de kilos, ainsi que de la fortification des os et de leur calcification, de la flexibilité de la peau, de son extensible souplesse tout comme de la robustesse des membres, de la consistance des nerfs et des vaisseaux sanguins, sans oublier la vivacité des réflexes et l’accumulation des matières minérales utilisées pour la nutrition des tissus vivants.

En lisant, ce qu’Alice s’obstinait à retrouver, c’était la jouissance qui s’était emparée d’elle le jour où elle avait décidé qu’elle ne marcherait plus, non parce qu’elle en était incapable, mais parce que c’était son souhait. Cela s’était passé tout simplement. Elle s’était endormie et, en rouvrant les yeux, avait imaginé l’impossibilité oit elle pouvait se trouver de devoir se lever de sa chaise. Elle avait essayé, en prenant appui sur les avant-bras et, malgré ses efforts, elle n’avait pas pu comme si ses jambes avaient été découpées sous elle, sciées pendant son sommeil, ou bien s’étaient dérobées durant l’écoulement de son rêve. Quelque chose en elle s’était cassé. Brisé net. Elle ne ressentait aucune douleur. À peine une raideur des membres engourdis. Comme après un bain trop chaud, qui laisse un temps le corps amolli, Alice s’était instantanément sentie lasse. Elle avait souri un quart ou une demi-seconde en songeant qu’elle venait de perdre à jamais le sens de l’unité organique de son corps. « Rien n’ira plus comme avant ! », avait-elle décidé. Par deux fois, elle avait encore tenté de se relever, puis n’avait plus jamais essayé. Et sans doute Ross, en rentrant chez lui ce soir-là comme tous les autres soirs, ce qui révèle son goût de la vie de famille (mais était-il rentré ce soir-là ?), n’avait-il pas compris la raison véritable pour laquelle sa moitié refusait d’encore se dresser. Et de même il ignorait la raison pour laquelle Alice lisait. Comment du reste aurait-il pu le savoir ? Elle avait commencé par les ouvrages publiés dans sa langue maternelle, puis les avait relus traduits en inscrivant dans un épais cahier d’écolier à couverture rigide la liste des termes qu’elle ne comprenait pas, mais qu’elle retraduisait mot pour mot, ligne à ligne, lorsque la version ne lui convenait pas, avec l’espoir insensé d’y déceler un détail qui lui aurait échappé à cause de l’accoutumance au phrasé de la langue. Mais qui, grâce à la transcription précisément, trouvait grâce à ses yeux.

Elle s’était mise à lire ensuite en sept ou huit langues qu’elle avait apprises et avait épuisé, au bout de deux ans d’un travail acharné, tous les livres sortis dans le monde et traitant d’Anatomie. Alice s’était prise alors à noter dans un banal cahier quadrillé à spirale, dans des agendas, des calepins et bloc-notes prédatés, les différences et les rapprochements, à relever les divergences ou les analogies, les points comparables ou complémentaires pouvant exister avec d’autres ouvrages déjà lus, à peine parus ou dont la publication était imminente, et qu’elle se promettait de dévorer sans délai. Elle savait ainsi par cœur les multiples index, annotations connexes, sommaires et notes en bas de page qu’elle récitait de mémoire, par fragments ou en totalité, par citations ou courts extraits, mis au net en se servant d’encres variées (noire, bleue, rouge, verte, violette). Et de même elle connaissait de mémoire le catalogue de tous les éditeurs spécialisés dans le genre anatomique dont elle escortait la lecture de commentaires en italiques et de croquis tracés dans les marges, complétés a posteriori par ses appréciations, réflexions ou impressions transcrites dans un carnet 10/16 à couverture en moleskine noire et brillante, tramé de ratures, constellé d’ajouts, émaillé, jonché, surchargé de biffures, refontes et retouches griffonnées à la hâte.

Alice se consacrait ainsi à la lecture chaque jour et chaque nuit en ne se ménageant que de brèves enclaves de repos pour plonger dans le sommeil que dérèglent les veilles excessives, tout comme la lecture pendant le repas nuit à la bonne digestion, ce qui n’était naturellement pas le cas de Tripp, et moins encore de Ross, qui ne lit jamais – question de digestion -, si bien que son traînant et troublant endormissement, favorisé pourtant par un appétit d’oiseau, n’était en fait qu’un long remâchement de tout ce qu’elle avait ingurgité dans la journée, ressassé sans trêve, jusqu’à la dernière minute, et recopié in extenso en ne modifiant souvent qu’une syllabe, quelquefois une virgule ou un point, ce qui l’assurait, grâce à cet indécelable détournement opéré dans le corps du texte, de se l’approprier entièrement. Car elle ne s’endormait jamais, même au milieu d’une phrase, auquel cas elle se réveillait en sursaut, avec un regard affolé, sans avoir répété soigneusement, un à un, la liste des incalculables ouvrages qu’elle avait lus, et auxquels il avait été fait référence dans la journée, chaque volume étant ainsi bouffi d’un fatras de chiffres, de signes, de points de repère ou de… suspension, qui le gonflait de moitié, et elle s’abrutissait des fois même d’une triple lecture pour vérifier si ce qu’elle avait noté, souligné trois fois d’un trait appuyé, souvent de couleur rouge, parfois d’un ton différent pour chaque ligne, et recopié d’une écriture uniquement déchiffrable avec un miroir, n’avait pas été repris ailleurs, dans un opus de sa connaissance et en sa possession, corné, classifié et fiché par ses soins.

Alice s’était ainsi peu à peu murée sans jamais livrer à quiconque une part infime de l’ahurissante connaissance qu’elle avait emmagasinée sur le sujet et qu’elle se refusait obstinément à communiquer par peur de perdre fût-ce une miette de ce savoir engrangé dans sa tête. Si bien qu’après toutes ces années passées à lire, interrompues seulement par la fatigue du jour et le non-repos de la nuit car elle souffrait d’insomnies chroniques, aggravées par de fortes doses de somnifères, et avait des cauchemars terrifiants comme on en fait si l’on reste éveillé cinquante jours, ou si l’on ne dort pas pendant deux ans – peut-être moi-même à mon insu en faisais-je partie ? –, les livres, truffés de parenthèses et de crochets, s’amoncelaient dans toutes les pièces, entassés, empilés, rangés par ordre décroissant de taille ou de format, combinés de 40 320 manières distinctes, compte tenu des diverses éditions et de l’année de publication, sur des étagères dont Ross, qui éprouvait de l’aversion, un mépris complet, et même du dégoût, pour les bibliothèques et les librairies, disait qu’elles sont pleines de papier comme le sont d’excréments les latrines, cabinets d’aisance, water-closets, à valve ou à soupape, d’où il était sorti à reculons, l’haleine courte, ventre à terre, sur ses pattes courtaudes, après avoir contemplé d’un œil pensif les filaments vermeils mêlés aux caillots rougeoyants et mûrs comme des noyaux de cerises, pulsés de son séant, qui avaient fini par déboucher sur la découverte de son hémorragie interne.

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