Son corps est noir, qui se glisse dans la jungle vert bouteille et son fouillis de plantes grasses maculées de sang après chacune de leurs expéditions, conquêtes, contre-attaques supposées, sur les traces d’adversaires que ses frères d’armes et lui-même, Dieudonné Nyama, auront tôt fait de réduire au silence éternel.

Hommes, femmes, enfants mâles et femelles, tous dans le même sac, tous dans le même trou ou le même charnier livré aux bêtes sauvages. Sans que Dieudonné en éprouve ni pitié ni regrets. Ni même de la joie : c’est dans l’ordre des choses, croit-il, cette violence froide sous le soleil implacable. Ainsi va sa vie avec la mort qui rôde, sachant qu’un jour son tour viendra d’être un de ces cadavres abandonnés même par leurs proches, méconnaissables.

D’ailleurs, il ne se reconnaît déjà plus trop quand vient le signal d’une offensive. Dieudonné devient alors un autre, pour qui seule compte en fait l’idée qu’il va tuer pour ne pas y passer. Qu’il va se surpasser, auréolé de la terreur que provoque leur arrivée en force. Qu’il tiendra sa place dans le massacre de ceux dont le seul tort est d’être là et sur lesquels il va s’agir de s’acharner. Jusqu’à ce que tous gisent dans la poussière, près de leurs cases où Dieudonné Nyama ne sera pas le dernier à bouter le feu en riant de bon cœur, de toutes ses dents de carnassier !

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Comment donc s’il tient sa place ! Même à moins de treize ans, paradant comme un grand dans la bourgade anéantie où on fera la fête du soir orangé jusqu’à ce qu’une nouvelle aurore ensanglante le ciel, pour un de ces matins comme neufs où Dieudonné se sentira d’une infinie blancheur, signe de deuil et de pureté.

Blanc comme neige dans cette fournaise, cette puanteur… Un nègre blanc ! Ce que Dieudonné devient au plus fort de l’action et de l’ivresse meurtrière. Et pourquoi donc ? Il ne le sait que trop bien, lui en qui se réactivent les images de cet autre village où leur troupe sans cause venait de faire sa joyeuse entrée.

Oui, tout réapparaît comme s’il y était encore, dans cette bourgade fantôme où comme tous les autres, il était tombé en arrêt devant un cinéma de plein air. Une tente désertée, du matériel abandonné, dont un projecteur à l’ancienne et un grand écran déployé. Et plusieurs coffres aux trésors, emplis de bobines de films, dans des boîtiers d’aluminium où dormait de la vie qu’on allait réveiller.

Un cinéma de brousse n’attendant qu’eux pour que le spectacle commence. Et tant pis si cette trouvaille vaudrait une journée de sursis à la population en fuite !

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À présent qu’il s’immerge dans des souvenirs crépusculaires, une lumière vive se fait dans la tête du garçon. Celle d’un écran où passent des formes, se précisent des images qui se mettent en mouvement et vont s’accélérant, jusqu’à trouver leur vitesse de croisière : celle d’un film dont la vision les fascine, compagnons de combat, complices de bamboche, et Dieudonné lui-même, qui pour mieux voir derrière les corps d’adultes, a grimpé sur le toit cabossé d’un de leurs coupés Toyota.

Oui, c’est perché sur ce char de fortune, sur cette monture moderne, que Dieudonné Nyama visionne une fois de plus un film que matérialisent les longs pinceaux de lumière trouant la touffeur de la nuit saturée d’insectes, un film dont les moments forts l’accaparent. Comme ce plan-séquence d’un escadron de lanciers en uniformes immaculés, sabres au clair et képis à plumet, précédés de lanciers, et d’estafettes dont les fanions triangulaires claquent au vent sec d’un désert si différent de sa jungle…

Un escadron au galop, dont le sillage s’emplit d’un vaste rideau de poussière. Une démonstration de force, comme à la parade, de guerriers à peu près parfaits, venus d’un autre monde. Alors qu’ici, Dieudonné et les autres ont plus l’allure de vagabonds que de soldats d’élite. Alors que leurs jeeps, leurs pick-up badigeonnés de peintures de guerre s’embourbent dès que la saison des pluies commence à sévir.

De tels contrastes, qui le font succomber au charme d’un film parfait, au point d’en paraître irréel, comme à la séduction du cavalier blanc, peau claire et uniforme blanc, l’air d’un conquérant radieux, qui serait le héros principal.

« Cavalier blanc »… Celui qui donne son nom au film, et dont Dieudonné avait d’emblée fait son modèle absolu, l’observant en gros plan lancer la charge en direction du bouquet de verdure surgissant là-bas, au fin fond de l’écran, du côté de l’horizon : une oasis, disent-ils, un coin de paradis où se trouver des ennemis, des habitants hostiles qu’il s’agit de déloger, quitte à les embrocher avec un bel entrain, sans faire de quartier et sans arrière-pensées.

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Maintenant que le film s’est éteint dans l’esprit de Dieudonné, il n’a pour tout spectacle que celui, à la lueur de torches, de la violence ordinaire auxquels s’adonnent ses frères, vaillants guerriers sans foi ni loi, sur quelques jeunes femmes délogées de la jungle où elles tentaient de se cacher. Des femmes, butin de guerre, putains de guerre dont l’anatomie continue à troubler l’âme de Dieudonné, mais dont ses aînés ne font pas le moindre cas. Des femmes qu’ils ont fait se dévêtir, puis qu’ils ont attachées et pendues par les pieds aux branches d’un baobab. Des femmes dont Dieudonné voit les corps luisants tournoyer dans la nuit et la fumée des feux. Des femmes que ces autres « assouplissent », expression signifiant qu’ils les battent presque à mort, jusqu’à ce qu’elles ne refusent plus rien.

Les assouplir et puis les violer, longuement, savamment, tandis que les yeux du spectateur qu’est Dieudonné croisent leurs regards emplis d’une infinie frayeur, sachant pertinemment qu’en fin de supplice viendra, de la main d’un plus drogué, d’un plus cruel encore, ce coup de coutelas, ce coup de machette leur fendant l’entrejambe.

Et devant tant de sauvagerie devenue tellement banale, Dieudonné Nyama en vient à s’étonner qu’une affiche dessinée de « Cavalier blanc », ce film où même la mort avait l’air propre, portait la mention Enfants non admis. Alors que lui, ici, est à deux doigts de passer du côté des adultes, à qui tout est permis. Ce dont il se fait par avance une telle joie ! Lui qui compte bien, pour rendre plus mémorable encore cette métamorphose, changer de nom, sinon de prénom.

Oui, demeurer Dieudonné, mais troquer Nyama – qui veut dire animal, dans la langue locale – contre Pembé, mot qui désigne la couleur blanche : celle de l’uniforme qu’il entend revêtir dès qu’à défaut de paie, leurs rapines le lui permettront de s’offrir.

Être un nouveau cavalier blanc… Une façon comme une autre de se détacher de son passé d’enfant soldat et d’entrer franc battant dans le film de sa vie, où même la mort a l’air allègre. Ce pour quoi notre homme – puisqu’il en sera un dès ses treize ans accomplis – rend secrètement grâce aux mânes des ancêtres et aux génies de la forêt.

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