Confession de Nafissatou Dialo

Jean-Louis Lippert,

La mauvaise foi seule expliquerait que, soutenue par les puissants lobbies africains dont s’exerce le despotisme sur l’Amérique depuis l’élection d’un nègre à la magistrature suprême, je m’en tienne à nier le viol dont fut ma victime un homme connu pour investir sa libido dans l’exclusive défense du bien public.

S’il fut soumis par ma faute à une suite ininterrompue d’humiliations ; si sa réputation fut bafouée sans le moindre scrupule moral et plus encore, s’il souffrit dans sa chair autant qu’au plus profond de son psychisme, sans bénéficier de ce baume consolateur qu’eût constitué la plus petite expression de remords dans la bouche de sa tortionnaire ; plus encore, si le calvaire enduré par lui dans la chambre 2 806 fut travesti en son contraire par l’un de ces simulacres dont usent les ennemis de l’État d’Israël quand ils déguisent en persécutés les fanatiques islamistes jouissant de sa sollicitude pour présenter l’État juif comme colonial et raciste, allant jusqu’à interdire l’hypothèse de faire observer quelle écrasante proportion de Palestiniens grouille au sommet des industries de la communication planétaire, toute affirmation de pareille évidence assurant son auteur d’être traîné devant les tribunaux pour complicité de génocide ; il me plaît d’avouer ici quel vénal mobile motivait un tel amas de turpitudes : l’ambition d’une esclave de mater l’esprit des maîtres par une spéculation mystique, en forme de pièce de théâtre, qui serait jouée à la Comédie Française.

1

Par le sort de la naissance,

L’un est roi, l’autre est berger ;

Le hasard fit leur distance ;

L’esprit seul peut tout changer.

De vingt rois que l’on encense,

Le trépas brise l’autel ;

Et Voltaire est immortel…

Beaumarchais, le Mariage de Figaro

Je suis née dans le rythme salé de l’océan : j’en suis restée le contraire d’une fille facile pour l’éternité.

Des années-lumière séparent Manhattan de mon village natal de Tchakoulé ; ce grand écart n’empêche pas la Guinée d’être proche à mes yeux de Long Island, ultime signe de l’Atlantide au flanc de l’Amérique.

Puisse ma confession recevoir la bénédiction d’Allah le Miséricordieux ! Sous le sceau de la vérité sera libellé ce message. Mais d’abord : qui suis-je ? Personne, chez vous, ne semble s’être demandé pourquoi, parmi les collègues de l’hôtel Sofitel, j’étais connue sous le nom d’Ophelia. Fais donc un effort de mémoire. Car, dans l’essoreuse des informations, celles-ci s’oublient plus vite qu’un chien ne perd le souvenir des gouttes qui lui mouillaient le poil, une fois qu’il s’est ébroué sur le rivage d’où je m’adresse à toi. Même folle centrifugeuse, même force d’oubli.

Sept milliards d’humains sont supposés connaître mon existence, grâce à l’écran global. S’en trouvera-t-il un seul qui souhaitera connaître le fin mot d’un feuilleton de reality show déjà peut-être effacé des mémoires ? Souviens-toi donc d’il y a près de six mois quand, pour la première fois, tu entendis parler de moi.

Les journaux me désignèrent alors sous le sobriquet d’une héroïne shakespearienne. Vrai ou faux ?

C’est seulement ensuite que fut révélée ma véritable identité, dont nul n’a vérifié le sens en langue arabe, où nâfis veut dire « précieux », nâfsi « spirituel » ou « moral » et nâfissa « la plus haute valeur ». Quant à mon nom de famille : Diallo, il n’est que le pronom démonstratif à la troisième personne désignant le Très-Haut.

Si mon surnom d’Ophelia fut oublié, n’est-ce pas qu’une domestique à peau noire en Amérique ne pouvait avoir aucun rapport avec l’art ? N’empêche : qui sait ce qui peut arriver par l’autre bout du village ?

Dans la capitale du village global, je me fais un plaisir d’appliquer ce proverbe de mon père. Oui, qui sait quel personnage de théâtre il pourrait me plaire d’incarner sur cette plage de Long Island… Je te laisse toute liberté d’interpréter mon message comme tu l’entendras, pour le rendre public selon les modalités que tu choisiras. Ma cause n’est pas seulement celle de la vérité : elle est celle de la vérité de la vérité !

Qui vive ? La nuit lumineuse et sonore précipita ma fuite hors la Ville des Villes. Un éclat minéral découpe dans mon dos le contour des viole-ciel projetant sur la plage l’ombre d’immenses cavernes préhistoriques, peuplées de millions de singes connectés à Internet. Chaque habitant de la Grande Pomme croqué par son Apple. Sans quoi, comment les tribus des grottes au sous-sol accepteraient-elles que cent primates proches des nuages accaparent plus de peanuts que les cent millions des bas-fonds : les plus récentes recherches en primatologie ne viennent-elles pas de conclure à l’existence de marchandages calculés chez certains grands singes, dont ne se différencient donc pas essentiellement les voltigeurs bas-du-front de Wall Street ?

Parmi 250 millions de sites, au milieu de 3 000 milliards de pages indexées sur la Toile, j’ai découvert ton Prologue à un théâtre de l’Atlantide. C’est donc à toi que je confie le soin de communiquer cette pièce qui pourrait avoir pour titre Fortune et infortune du comte Almaviva. Tu jugeras toi-même s’il convient de rappeler aux contemporains la trame du Mariage de Figaro. Ne suffit-il pas de relire le chef-d’œuvre de Beaumarchais, avant de plonger dans le Figaro de l’ignoble marché, pour saisir le renversement qui s’est opéré sur deux siècles ?

Sous le silence forcé des étoiles, je m’avançais au-devant de la scène quand un écho lointain me rassura venu de l’horizon marin, qui battait au rythme des tambours de la côte africaine. Jusqu’à l’écume des vagues j’ai tiré sur le sable ce qui sera l’indispensable accessoire au décor d’une pièce ayant pour immense théâtre l’Atlantique.

Voix off

When Libya was granted its independance by United Nations on December 24, 1951, this country was described as one of the most backward nations of the world. The population was over 90 % illiterate, having no political know-how.

S’il est une ville qui peut être vue comme la plus méridionale de l’Europe et la plus septentrionale de l’Afrique, la plus orientale à l’Occident comme la plus occidentale d’Orient, c’est Agadir ; où passa son enfance le comte Almaviva. Tu penses bien que j’ai mené mon enquête, ayant vu que tu y avais planté les tréteaux de ton propre théâtre. J’ai découvert aussi que l’Atlas unit et sépare cette ville de Marrakech, où le comte Almaviva possède un palais voisin de celui du prophète Josué. La Nouvelle Philosophie, comme la Social-démocratie libérale, n’ont-elles pas été lancées sur le marché des impostures tout juste deux siècles avant la pièce de Beaumarchais ?

S’il était permis d’unir encore le réel à l’idéal de justice et de vérité, je pourrais dire des dix millions d’Africains promis à crever de faim demain, que l’argent pour se payer un pain ce matin fructifie dans les coffres-forts en Europe de ces milliardaires gadiris et marrakchis ; lesquels, dominant clergé médiatique et noblesse financière, ont tout pouvoir de se présenter comme les instruments d’une volonté divine.

C’est le commerce triangulaire qui fit à mes ancêtres, par dizaines de millions, traverser l’Atlantique.

Les miroirs fabriqués au Nord s’échangèrent alors contre nos chairs aptes à produire outre-océan le rhum et le coton nécessaires à la prospérité de votre continent. Triangulaire sera donc aussi le dispositif de ma mise en scène. Quoi de plus naturel qu’une francophone africaine, sur le rivage d’Amérique, monte une comédie française ?

Didascalies

Rien de plus interdit, pour un Occidental, que perception du réel et conception d’un idéal. Je te laisse le soin d’approfondir ailleurs le diagnostic de cette pathologie double, consubstantielle à une société qui agonise — toi qui voudras m’entendre et mettre en forme ce message envoyé comme une bouteille à la mer au-delà de l’horizon de mes songes.

2

Ô mon peuple tes guides t’égarent !

Isaïe I, 3

Je fais le travail de Dieu.

Lloyd Blankfein,

P.-D.G. de Goldman-Sachs

« Libère en toi la nature de l’oiseau », me disait mon père qui était imâm au bled. Un monde comme celui de Tchakoulé, non desservi par le réseau du téléphone portable, peut-il encore être appelé réel ?

Il avait coutume de me dire : « Notre cause est un secret dans un secret, le secret de quelque chose qui reste voilé, c’est un secret sur un secret qui est voilé par un secret. » Ou encore : « Notre cause est la vérité de la vérité de la vérité. »

Je laisse mon regard planer à la surface de la mer qui s’avance, en sa parure du soleil levant. Par les calligraphies de l’aurore s’écrira ma confession. N’est-elle pas grandiose la faveur — offerte par Allah — de rêver que ces mots gravés dans le marbre des vagues s’envolent vers l’autre rive où tu les recueilleras ?

Même si ce récit naît là où gicle le sang, meurt dans l’extase du cri.

Car où est passé mon rire ? Cette gaieté d’enfant qui ne m’avait jamais quittée ?

La Chose a mis son corps sur mon corps, souillé mon parfum printanier de ses effluves simiesques. Pourtant je les aimais les babouins, les macaques, les chimpanzés de la source inaugurale. Mais les ploutopithèques se sont unis aux doxanthropes engendrant une race qui, comme l’écrivit le prophète Josué du comte Almaviva, n’est pas constituée de justiciables comme les autres. Où est l’homme de ménage qui récurera la crasse laissée par la Chose au fond de mon âme ?

Livré sans amour, le sperme est une substance diabolique. Il n’a pour destination que l’égout : voilà ce que mon père aurait pensé de cette histoire, lui qui se disait le pèlerin d’une épopée mystique séculaire ayant eu ses racines en Orient. La confrérie soufie qui l’initia durant sa jeunesse à Paris lui confia la mission de résider à l’Occident de l’Afrique, pour y faire connaître l’Ange de la Révélation selon les doctrines d’Al Farabi et d’Ibn Arabi. N’enseignent-ils pas un voyage extatique à l’opposé du tout-à-l’égout de la culture contemporaine ?

C’est justement dans un trou de sa ville que l’on prétend avoir trouvé Qadafi. Eh ! Le philosophe là qui parle tout le temps à la télé, celui qu’on appelle prophète Josué, c’est pas lui l’ami de la Chose ayant les traits du comte Almaviva ? Sait-il au moins que le juif Maïmonide était un admirateur d’Ibn Senna, dit Avicenne ?

Dans la salle d’eau qu’il m’a prise, eau lustrale évidemment. Filtrage, épuration, recyclage des semences usées. Non, le crachat ne fut pas avalé. Car j’ai toujours en moi la loi des ancêtres. Quand une femme était prise, elle appartenait à l’homme d’un amour surnaturel. Il devenait à tout jamais son Bien-Aimé…

J’ai marché longtemps seule sur la plage. Puis l’idée m’est venue. D’un claquement des doigts j’ai fait surgir le djinn de la Ville des Villes. Dès qu’il est apparu, je l’ai prié de combler mon désir. « Convoque les avocats du Bien-Aimé, je lui ai dit, qu’ils m’apportent sur le champ le lit de la chambre d’hôtel, en étant sûrs que le Bien-Aimé s’y trouve en plein sommeil. »

Avec cette grâce des jnoun qui me surprend toujours, il s’est exécuté. Me voici donc sur le plateau de mon théâtre, à veiller sur les rêves du Grand Seigneur qui voulait jouir du droit de cuissage comme Almaviva, le personnage de Beaumarchais. Tout bas, je lui parle à l’oreille…

N’est-ce pas, mon Bien-Aimé, que les plus hautes richesses mondiales ignorent la crise ? N’est-ce pas que les rémunérations flambent au sommet de la pyramide sociale ? Chaque jour, des pics et des creux de chiffres pornographiques s’exhibent sans voile à la devanture des kiosques… N’est-ce pas qu’en bas de l’échelle une esclave en révolte contre l’outrage, dans le langage des managers, mérite le qualificatif d’« obscène » ?

Dès le premier jour en usa le prophète Josué pour défendre, sur la scène des médias, son petit Almaviva… N’est-ce pas qu’ils appartiennent, l’un et l’autre, à ces deux millièmes de la population mondiale possédant la moitié des fortunes globales ? N’est-ce pas que, par leurs voix, s’expriment donc les plus hautes prescriptions morales ? N’était-il donc pas conforme au bon sens que l’égalité symbolique des citoyens fût prêchée, par ces gens-là, de préférence en Libye ?… Jusqu’à y diriger la croisade qu’on a vue…

Voix off

The Great Man-Made River was a project to reverse the desertification of Africa. With irrigation plans, it intended to help the agricultural sector in other parts of Africa. This project was one of the victims of NATO’s attacks on Libya.

Mes yeux tournés vers l’Orient mystique aperçoivent Jérusalem.

C’est en puisant son inspiration sur ces lieux saints que l’OTAN fait souffler sur le monde l’âme de l’Occident. Ses bombes intelligentes évangélisent les antres de Satan pour y substituer l’esprit de la raison marchande.

Nul plus et mieux que Josué n’est son prophète, qui depuis les temps bibliques accomplit l’œuvre de l’Éternel.

Ce chef de guerre n’avait-il pas fait passer au peuple élu le Jourdain, pour occuper une terre promise par le Dieu des Armées ? La Banque centrale de l’Au-delà serait mieux dire : « Depuis le désert et depuis ce Liban jusqu’au fleuve d’Euphrate et jusqu’à la grande mer vers le soleil couchant, tout cela sera votre territoire », affirme le Livre de Josué dès son premier chapitre. N’était-il dès lors pas réducteur de limiter l’idée du Grand Israël à la frontière du Nil, si le sacré livre des comptes accorde pleine jouissance propriétaire à l’Hébreu de l’espace entier du Machrek et du Maghreb, jusqu’à l’Atlantique ? C’est donc de la plus légitime façon que, sous les ordres de Josué, les enfants de Moïse conquirent, pillèrent et massacrèrent tout ce qui s’opposait à leur possession de la Terre promise (exterminent est le mot juste choisi par les scribes de l’Écriture, ainsi que le rappelait mon père, qui était l’imam du village).

Il est à remarquer que la tribu des Lévi fut la seule à laquelle Moïse n’avait pas donné de terres : car « les sacrifices faits par le feu devant Yahvé, le Dieu d’Israël, sont son héritage » (Livre de Josué, III, XIII, 14).

C’est donc à un descendant des Lévi qu’il revenait de poursuivre l’œuvre de Josué : tâche qu’il vient de remplir en enjoignant à l’Alliance atlantique de faire flotter l’étoile de Goliath sur le rivage des Syrtes.

Si l’Océan du soleil couchant fut, selon le Livre de Josué, promis au peuple élu par décision divine, son autre rive elle-même — l’Amérique — ne doit-elle pas être comprise comme une extension de la Terre promise ? Il ne manque plus au tableau que l’Europe — extension de l’extension — pour comprendre que le commerce négrier fut une œuvre inspirée par Yahvé, comme l’est par Allah mon projet de théâtre triangulaire.

Didascalies

Il me semble être assez bien placée pour le constater, seule face à l’océan (voulant moins individualiser la question que la représenter sur une scène infinie) : le droit du réel à être perçu n’est plus imprescriptible, relevant désormais davantage d’une tolérance conditionnelle et provisoire.

Tel Nègre condamné à mort vient d’être exécuté, dont les bourreaux savent qu’il n’est pas coupable du crime prétexté ; le comte Almaviva vient d’être blanchi par un même appareil n’ignorant presque rien de l’agression dont je fus la victime.

Ainsi la tolérance que l’on concède au réel d’exister peut-elle être suspendue selon le bon vouloir d’éléments aussi hasardeux que le caprice des douanes face à l’ancien contenu de la bouteille dans laquelle je t’envoie ce message. Du jour au lendemain, l’alcool qui s’y trouvait — toléré jusqu’alors — peut ne plus être l’objet d’une même complaisance. Le réel n’obtient droit de passage vers la zone mentale où son existence est acceptée, que s’il n’abuse pas du privilège qu’on lui fait. Par lui-même, il n’est rien. Validé par un jugement totalement arbitraire, il peut avoir présomption de réalité. N’est-ce pas précisément le scandaleux schéma qui prévalait au temps de l’Ancien Régime, contre lequel s’insurgèrent maints intellectuels au nombre desquels Beaumarchais ? C’est ainsi que, de nos jours, le sort de milliards de crève-la-faim pèse moins, à la frontière des consciences occidentales, que celui du comte Almaviva.

3

Je veux parler de sa manie de nier ce qui est,

et d’expliquer ce qui n’est pas.

E.A. Poe, Double Assassinat dans la rue Morgue

Je suis écrite par la nuit de New York, dont les feux traceront mon histoire à la surface de l’Atlantique.

Ensorcelée par l’imminence d’une aube implacable, depuis la rive de Long Island, j’observe les ténèbres qui me séparent de la terre natale. Pendant plus de deux cents jours le ciel a tonné sur le nord de l’Afrique. J’en ai le crâne autant broyé que par les bombardements de sons faisant office de musique dans les night-clubs de cette Golden Coast. La guerre des cerveaux peut-elle connaître des frontières ?

Durant sa jeunesse à Paris, mon père connut Aimé Césaire, Kateb Yacine et Frantz Fanon. C’est lui qui m’a fait lire les Damnés de la Terre, le Cahier d’un retour au pays natal ainsi que Nedjma. Je dédie cette pièce à leur mémoire, eux dont j’entends résonner jusqu’ici le rire solaire tel qu’en parlait mon père. Il ne pouvait pas s’empêcher de brandir au-dessus de sa tête une statuette en bronze offerte par son voisin de piaule à Montmartre, un artiste italien mort dans la misère qui s’appelait Giacometti. L’Homme qui marche : c’était, aux yeux de mon père, le symbole même de l’Afrique. Il en faudrait planter une reproduction géante à l’un des angles de la scène. Un gigantesque bureau devrait trôner dans l’autre angle, pour figurer l’Europe. Mon père était capable de réciter par cœur le poème les Assis de Rimbaud, qu’il voyait comme une métaphore de ce continent. De ce côté-ci suffit la statue de la Liberté : son premier authentique emploi !

Mon Bien-Aimé, je le regarde somnoler comme un enfant sur son lit que j’ai pris soin de faire convoyer par ses dévoués avocats, trop heureux de s’en tirer à si bon compte. Ma parole contre la sienne ! Cette femme a pris des libertés avec la vérité dans une autre affaire, donc rien de ce qu’elle dit ne peut être crédible, monsieur le procureur ! Tel fut l’argument pour faire de ma parole, au mieux, celle d’une comédienne prenant la Justice pour un théâtre où mettre en scène ses affabulations. Je les prends au mot. Oui, la justice et la vérité n’ont pas de plus belle scène que celle d’un théâtre ! À ceci près que j’élargis le mien à l’échelle de trois continents…

Devant moi le tribunal. Il paraît que l’avocat Benjamin Brafman, dit Little Big Man, terreur des prétoires avec sa crinière argentée de vieux lion et son mètre soixante-huit, a lancé lors d’un procès : « Le procureur veut vous convaincre, moi je veux avoir quinze centimètres de plus. C’est raté pour moi, mais aussi pour lui ! »…

Dans ma comédie française, mon avocat lui répliquerait : « Vous mentez, Monsieur Little Big Man ! Avec votre orgueil démesuré, ce n’est pas quinze mais trente centimètres de plus dont vous rêvez. Voilà l’exacte vérité ! Or, si vous êtes obligé de mentir à propos de cette question d’importance assez secondaire, comment seriez-vous capable de dire la vérité s’il s’agit de l’essentiel ? »

L’écran d’un téléviseur s’allume sur la plage, à côté du tribunal. Toutes les têtes se tournent vers le ministre de la Guerre et son supérieur hiérarchique, le prophète Josué. Celui-ci harangue une batterie de micros : « Après dix mille frappes de missiles à plus d’un million d’euros l’unité, la plus puissante coalition militaire de tous les temps vient d’accomplir un exploit mémorable dans les annales de l’héroïsme : saigner un homme. Ainsi, tout l’espace entre Carthage et Le Caire s’ouvre-t-il aux bienfaits du marché occidental. Comme après l’exécution par nos soins, depuis cinquante ans, de tous les leaders africains défiant notre hégémonie, l’Alliance peut exulter. Des centaines de millions de misérables ne vivront plus sous la terreur d’un dictateur dont la politique obligeait les enfants à connaître l’école et les soins de santé, dont nos braves rebelles viennent de les libérer ! »

Le ministre de la Guerre apparaît à l’écran : « Tant qu’on a une armée courageuse prête à tout en échange de téléphones portables et de Kalachnikov, et des intellectuels aux analyses claires, le monde est à nous ! »

L’un comme l’autre arborent au revers l’ordre de la Grande Gidouille, qui leur fut décerné par Napoléon V en même temps qu’à mon Bien-Aimé, dont je surveille le sommeil sur son lit peuplé de rêves érotiques. Mon Bien-Aimé ne dort pas, je l’entends suffoquer… Oh Moon… Almaviva… Comment pourrais-je comprendre le sens des mots bredouillés ? Pas d’autre lune dans le ciel que celle murmurée par ses lèvres. Serait-ce que tu penses à moi, mon Bien-Aimé ? Se pourrait-il que tu m’obliges à satisfaire ton vœu le plus inavouable : dire ce qui s’est réellement passé le samedi 14 mai, durant ces neuf minutes d’une fugitive éternité ?

Voix off

Qadafi had a wealth redistribution project inside Libya. On February 18, 2011, U.S. Congress reported with a big faird the intention of Qadafi to institute a new program whereby oil revenues would be distributed to citizens via direct rules.

Sa haute silhouette musclée s’encadrait dans la porte. Mèche au vent, regard de braise, il me salua sur le seuil avec un mélange d’élégance et de décontraction. L’un des hommes les plus influents de la planète pouvait-il faire mentir sa réputation de parfait gentleman ? Il poussa la galanterie jusqu’à baisser les yeux, feignant d’ignorer l’émoi suscité par un baisemain presque timide sur la jeune employée d’hôtel aux cheveux couverts d’un hijab. Cette excessive courtoisie n’était pas malséante, accompagnée d’un fin sourire où se devinait une ironie dirigée contre lui-même davantage que destinée à séduire cette inconnue portant seau et balais. Le charme n’en était que plus opérant. Sa manière de s’effacer avec humilité devant une domestique faisait naître chez celle-ci l’envie d’échanger quelques amicales banalités avec un client pas comme les autres, histoire de rompre un peu le train-train quotidien. Aussi loin des flatteries convenues que du cérémonial auquel il devait être habitué, je désigne une bible et un coran conventionnellement posés sur la table de nuit :

« Vous les lisez ? » Il répond d’un geste évasif, le regard embrumé d’un soupçon de tristesse, comme si le poids des responsabilités internationales dévorait un temps qu’il eût volontiers consacré à de plus spirituelles obligations. C’était comme si toute sa personne faisait mine d’oublier la différence de statut qui nous séparait, négligeant en outre le risque d’inopportune familiarité qu’une telle attitude pouvait encourager.

Je ne crois pas me souvenir d’avoir jamais rencontré quiconque à qui la notion de « grand seigneur » fût moins adaptée, quand l’altière noblesse émanant de lui rayonnait d’une source naturelle dont lui-même semblait ne pas soupçonner l’existence. Étourderie de midinette issue du plus humble milieu ? Je crus revoir en flash un numéro du magazine américain Newsweek de l’année dernière, où s’étalait en couverture son visage surplombant le gros titre : The Next One. Tant il paraissait déjà certain que Napoléon V, bientôt chassé de l’Élysée sous les huées des quatre cinquièmes de la population française contre lesquels s’était exercée la politique du quinquennat, ne pouvait être remplacé que par cet homme exceptionnel dont j’aurais l’honneur de rafraîchir la salle d’eaux. Quelque douleur subite l’eût-elle à cet instant couché sur le lit, lui faisant implorer un massage du dos, que je me fusse empressée d’exaucer son vœu avec fierté, tant était éloignée de sa personne toute idée de concupiscence. Aussi, rien de plus légitime que la question de simple bon sens répercutée depuis lors par les meilleurs experts en actualités : « Qui a fait des avances à qui ? »

Didascalies

Que le réel se montre discret et soumis, qu’il fasse profil bas : les autorités fermeront les yeux. C’est-à-dire qu’elles feront comme si le réel s’était réellement passé. Qu’il dérange et il ne passera pas, c’est-à-dire qu’on n’aura rien vu d’autre que la version d’un film conforme au fantasme psychotique accompagnant tout déni de réalité. Certes, il s’est bien passé quelque chose, mais exclusivement cela qui est révélé par le récit que j’en livre. C’est aussi bien l’interprétation faite par les nazis du massacre d’Oradour-sur-Glane, que celle des guerres actuelles au nom de la démocratie. L’unique alternative pour le réel est donc : soit on n’a rien vu, soit on ferme les yeux. Seul a droit d’espace public une version fantasmée du réel correspondant au récit qu’on vient de lire.

4

Faut-il dire le pourquoi ?

Les plus forts ont fait la loi…

Beaumarchais, le Mariage de Figaro

Le soleil vient à moi sur les lèvres de l’aube, dans une beauté si brutale que je m’agenouille — aux pieds du Bien-Aimé. Cette chose enrobée d’un prestige planétaire peut-elle avoir conscience de la pitié dont j’ai fait preuve à son égard ? Oui, la commisération seule empêcha ma douleur de se transformer en haine !

Mais le comble de la miséricorde fut pour moi de taire ce dont la divulgation pour lui aurait été la pire : que cette arrogance commune à tous les propriétaires du monde masque un complexe d’impuissance, dérivé de cette hantise de la mort inconnue chez nous, qu’en langage médical on nomme aphanasis.

« Je veux que cette femme soit jugée et condamnée », aurait prononcé l’honorable comte Almaviva devant les caméras qui chaque jour accueillent un nouveau prêche du vénérable prophète Josué. Si le public de la comédie française ordinaire a pu lui faire crédit d’une autorité supérieure, à lui qui était présenté comme le vainqueur de l’élection présidentielle avant même d’en être le candidat de l’un des partis, n’est-ce pas qu’une bestialisation de la société civile, où le ça des instincts prime désormais sur le surmoi dans la hiérarchie des valeurs, s’accompagne d’une domestication des esprits ? D’où la répugnance pour toute lecture distanciée du réel, qui incombait jadis à l’intellectuel. Freud aimait raconter une anecdote résumant le déni de réalité : « Je ne vous ai pas emprunté de chaudron ; d’ailleurs, je vous l’ai rendu et il était déjà abîmé… »

Je n’ai pas agressé cette femme. D’ailleurs, c’est elle qui m’a fait des avances ; la preuve, ces traces de griffes que j’ai sur le visage. Quant aux blessures au croupion qu’elle exhibe complaisamment à l’hôpital : êtes-vous assez naïfs pour croire qu’il ne s’agit pas d’une vulgaire mise en scène ? Ces gens-là sont capables de tout pour faire du profit sur notre dos ! Et puis, tous mes amis vous le diront — Josué l’a écrit d’emblée : suis-je le genre d’homme à violer une femme de chambre ? Franchement, vous rigolez ! Prétendez que je suis un homme des cavernes, tant que vous y êtes… Séducteur, peut-être ; violent, jamais. C’est question d’honneur ! Vous n’avez qu’à le demander à mon épouse…

Contre l’imputation, par autrui, d’un fait que l’on refuse d’assumer, la dénégation du réel peut être si délirante qu’elle en vient, à force d’outrance, à une torsion de la conscience produisant un aveu involontaire. Puisqu’il est question de l’épouse du Bien-Aimé, et de torsion, n’affirmait-elle pas l’an dernier à la télévision : « Il faut être tordu pour croire que Dominique n’est pas de gauche » ?

Peu importe qu’il n’y ait bruit, autour du Bien-Aimé, que d’associations de malfaiteurs ou de proxénétisme aggravé en bande organisée (ne sont-ce pas là des qualités banales, dont peut s’enorgueillir tout dirigeant d’importance mondiale ?), la représentation de son image publique en fera toujours un seigneur échappant à la loi commune. Chacun sait qu’un Noir pauvre, à sa place, aurait vu son avocat lui dire : « Mieux vaut plaider coupable que risquer vingt-cinq ans de prison. » Et il aurait accepté cinq ans à l’ombre…

Car, dans cette guignolade où Gendarme est effacé par Voleur, qui lui dérobe son uniforme en soudoyant Arlequin, criminel est par définition le gueux ne pouvant payer sa place au sein d’un public aveuglé par les projecteurs et sommé d’applaudir les marionnettes à son effigie. Qu’une figurine imprévue surgisse et tout le jeu d’ombres et de lumières prend un autre sens. Tel fut mon rôle dans cette pantomime orchestrée peut-être par mon père, qui de son vivant conservait quelques illusions sur les Pierrot de la social-démocratie…

Mais, prisonnier des préjugés de sa caste, victime d’une misère spirituelle inhérente à la richesse matérielle des parvenus, mon Bien-Aimé n’est tout simplement pas capable de concevoir un rapport humain qui ne soit fondé sur la rapacité prédatrice du maître face à l’esclave. C’est pourquoi j’avoue sans honte ici la pitié qu’il m’inspire.

L’on peut donc à bon droit — tel Beaumarchais — prendre le parti du rire. Le principal ressort comique du Mariage de Figaro n’est-il pas dans la dénégation bouffonne, par le comte Almaviva, de ses manœuvres évidentes pour suborner une servante qui se trouve être la promise de Figaro ? Dans le renversement des rôles, par lequel un valet manifeste plus d’esprit que le Grand Seigneur, tient tout le génie subversif d’une pièce dont je m’inspirerai librement sur cette scène océanique.

Mais s’il s’agit d’abord d’une comédie, je ne vois pas qui m’interdirait d’avoir aussi recours aux artifices de la tragédie. Pourquoi ne pourrais-je camper le personnage de Bérénice, princesse de Palestine, que des raisons obscures empêchent de convoler avec l’homme le plus puissant de Rome ? Quelle femme ne rêve-t-elle pas de nouer avec un homme noble des noces telles qu’elle soit à jamais sa reine étrangère ? Quel amoureux peut-il ne pas rêver de satisfaire un tel désir ?

Deux mots s’échappent toujours de ses lèvres… Moon… Almaviva… Comme si tu voulais me dire que je suis à jamais ta lune, ô mon Bien-Aimé ! Face à l’espace infini je te demande : suis-je la lune dont les dieux ont mangé le cœur ? Qui ramènera son cœur à la dépouille d’une lune abandonnée ?

Mais à l’horizon répond le cri de l’aurore : Je suis l’Ange déchue de l’Orient !

Voix off

The Wealth Redistribution Project was viewed by U.S. Congress as a very serious threat for the U.S., the E.U., and a few corrupt Libyan officials. If successful it could have created political unrest amongst many populations around the world.

Lorsque nos regards se sont électrocutés sur le seuil de la chambre, il se produisit un court-circuit.

Je venais d’abaisser mon voile et il me reconnut. L’homme à femmes capta l’intensité d’un désir qu’il n’était pas armé pour combler. Son agression fut aveu d’impuissance. Imbu d’appartenir à la race élue (dont est illimité le crédit dans les affaires matérielles), il fut pris en flagrant délit de défaut de paiement…

Je me suis dirigée vers les deux livres sacrés posés sur la table de nuit, et j’ai prononcé les mots fatidiques.

Il parut ne pas vouloir me croire : je lui tendis l’exemplaire du Coran. C’était bien de la quatrième sourate (intitulée « Les Femmes » !) qu’était tiré le verset 78, que j’avais eu l’occasion de lui proférer en deux fois…

Son compte spirituel apparaissait clairement en négatif. Il était dans le rouge — et il vit rouge !

Mais comment aurait-il pu admettre un tel concours de circonstances ?…

Dans la médina de Marrakech, les deux somptueux ryads jouxtent un non moins royal Palais des Mirages.

Tout ce que l’intelligence parisienne fait briller sur la scène mondiale y tient sa cour. À l’occasion d’une fête grandiose donnée par le maître des lieux pour sceller le fameux Pacte de Marrakech, qui assurait d’un futur triomphe le camp des opprimés, le comte Almaviva, pâle et tremblant, se réfugia dans les bras de son futur ministre de la Propagande. « C’est épouvantable, il me semble qu’elle est encore là ! — De quoi s’agit-il ? — Tout à l’heure, sur la place Jamaâ al Fna. Je bouscule par hasard une diseuse de bonne aventure. Elle ôte alors son voile. Noir, le regard ! » Son ami s’esclaffe : « Je voudrais bien savoir quelle femme ici n’a pas eu le bonheur d’être bousculée par le seigneur de cette ville ! » Le comte Almaviva l’implore : « Crois-moi, ce n’était pas n’importe quel regard. Je n’ai jamais vu ça. Elle a dit : “La mort vous atteindra partout !” » Josué le rassure, mais le comte paniqué supplie : « Je ne reste pas dans cette ville. Viens, filons à Paris ! » L’amitié véritable a ses lois : tous deux filent en jet vers le nord et d’autres palais, d’autres fêtes. À l’Élysée, pour l’occasion d’un discours sur l’urgence de gratifier par les bombes la Chine et la Russie de la démocratie, le comte Almaviva s’écroule à nouveau dans les bras du prophète Josué.

« Mon vieux, tu ne me croiras pas, la femme… — Quelle femme ? — La voyante au masque de mort, celle de Marrakech ! — Elle t’a encore foutu les boules ? — Je l’ai heurtée par hasard en arrivant, même voile, regard identique. Elle a ajouté : “Même si vous vous trouvez dans des tours très fortifiées !” » Le futur ministre de la Propagande console à nouveau le prochain locataire des lieux : « Cela n’a rien de terrible, il y a des dingues islamistes partout depuis le 11 septembre. — Tu ne comprends pas, je suis vraiment menacé. Accompagne-moi à jusqu’à New York ! On embarque avec nous quelques putes, le ministre de l’Intérieur et le directeur du Renseignement. Demain, nous bouffons des truffes à mille dollars au Ma Bohème de Manhattan. — Ah non, mon vieux, c’est fini, j’en ai marre de tes lubies. Prends mon jet et vas-y seul avec tes putes et tes flics ! »

Le lendemain, c’est au prophète Josué que j’apparais sur le boulevard Saint-Germain. Tout de suite, il semble me reconnaître. « Pourquoi effrayer ainsi mon ami ? — Rassurez-le, je m’en vais à New York ! »

Ainsi s’explique la démence qui s’empara du comte Almaviva quand je baissai mon voile et lui révélai pour la troisième fois mon visage. Il fut saisi d’une crise de delirium lorsque je lui rappelai le verset 78 de la Sourate ayant pour titre « Les Femmes » : « La Mort les atteindra où qu’ils soient, même dans des tours bien fortifiées ! » En un instant, perdant toute assurance, le comte Almaviva voulut se refaire une fortune en investissant dans ces produits dérivés qui couvrent le défaut de paiement. Ce fut une erreur fatale (celle de miser en quelque sorte sur le credit default swap, en poussant jusqu’à la folie le bluff sans rien dans son jeu), que commit ce petit loser gris et bedonnant, à la queue pendouillante, quand il crut pouvoir s’approcher de Nafissatou.

Didascalies

Ne dirait-on pas que, dans le monde occidental, un arrêt de perception du réel met les consciences à l’abri de tout spectacle indésirable ? Quant au réel, s’il insiste, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs. Exactement ce que m’ont signifié le juge et les avocats du comte Almaviva, tirant sans doute argument du fait que toute l’affaire avait été déjà suffisamment exhibée sur la place publique.

Mais l’obscénité médiatique peut-elle servir à valider le fait que le réel aurait épuisé ses droits ?

L’on vous inflige un dommage : vous exigez réparation. L’on monte alors un show autour de votre plainte, et ce sur quoi elle se fonde (qui est réel) en perdrait par là même toute réalité, qui s’est en quelque sorte vidée, transférée — transfusée — dans l’image de qui commit le dommage, détentrice exclusive de cette réalité ? Tout se passe comme si le réel gênait ceux qui ont intérêt à s’en affranchir. On s’en débarrasse par une manœuvre du regard qui ne dit ni oui ni non à la chose perçue, qui ne l’admet ni ne l’expulse : qui lui dit à la fois oui et non — le doute cautionnant la présomption d’innocence de celui qui tint en haleine la France entière au cours d’une soirée télévisée, faisant exploser les records de l’audimat, en disant p’têt ben qu’oui p’têt ben qu’non.

Dans le même temps, sauf pour quelques féministes ringardes parce que mal baisées, le message subliminal est passé : dire non veut dire oui dans la bouche d’une esclave, si tous les oui des maîtres signifient non.

En cette brume du oui et non suffoque une civilisation.

 

5

I was damned if I did, and damned if I didn’t.

Piroska Nagy,

fonctionnaire au FMI

Je suis les montagnes et l’océan, je suis la source et le rivage, et je suis aussi les nuages pour suffoquer des trente milliards de tonnes de CO2 chaque année crachées par leur frénésie démente. À ce jeu dit win-win tout le monde sera vaincu, même si les règles officielles en sont : pile je gagne, face tu perds.

Que toute détresse recule et disparaisse ! Me voici, tourbillon de désirs tournant autour du Bien-Aimé, afin que de nouveau tout s’illumine. Rien de tel que les feux de la rampe lancés par l’écume des vagues et le projecteur du soleil à l’horizon pour m’envahir de cette excitation qui saisit l’actrice en scène !

Comme tu m’attendris quand tu fredonnes cette chanson laissant penser que je suis ta lune, ô Bien-Aimé !

Il me réjouit qu’au même moment un Théâtre du Soleil traverse l’Atlantique en direction de l’Amérique du Sud puis de New York, porteuse d’une pièce intitulée les Naufragés du fol espoir. Comme tu l’auras compris, cette représentation que je donne tout entière consiste en didascalies pour un projet d’ampleur démesurée, qui ne devrait pas négliger d’offrir une perception sensible de la rotation terrestre : deux mille kilomètres parcourus à chaque heure de spectacle. Comme bon te semblera tu disposeras les différentes scènes au gré de ta fantaisie, le plateau devant par convention représenter l’océan. Libre à toi d’y poser une flottille d’embarcations figurant le Palais des Mirages à Marrakech, l’Élysée à Paris, la chambre du Sofitel à New York, Jérusalem et la Terre Promise pouvant aussi bien se trouver au milieu de l’Atlantique…

L’essentiel n’est-il pas que ce théâtre produise une élucidation ?

Feindre de croire le comte Almaviva comme le prophète Josué correspond à un suicide intellectuel et spirituel. De même qu’il faudrait le génie de Shakespeare pour tenter d’esquisser le portrait d’un homme comme Qadafi, celui de Bertolt Brecht serait nécessaire pour peindre le ridicule d’un moderne bourgeois bouffi de certitude en sa prétendue noblesse, comme il le fit en redessinant le Don Juan de Molière, tout aristocratique prestige aboli sous les traits d’un noceur parasitaire du plus vulgaire acabit.

Dans les deux cas, le théâtre seul serait capable d’élucider publiquement une imposture historique, donnant à voir l’ensemble des rapports
— occultés par une omniprésente pseudoscopie — qui sous-tendent ce que le show met en lumière.

Voix off

Amongst the Libyan officials who viewed this project with horror was Mahmoud Jibril. He would become the head of the People’s Committee, to impose neo-liberal economic reforms, opening the doors for privatization and poverty in Libya.

Voici le monde brutalement transformé sous nos yeux. Jusqu’à il y a peu, l’inversion pyramidale opérée depuis quarante ans se caractérisait par une distorsion toujours croissante entre les discours officiels et l’ensemble de la réalité qu’ils étaient censés représenter, sans qu’un tel écart n’en vienne encore à valoir symptôme d’absolue démence. Le grand banditisme avait certes pris le gouvernail, mais il est des paquebots aux mains de la mafia qui n’en mènent pas moins leurs traversées sans trop d’encombres pour les passagers.

La séquence récente inaugure une ère prometteuse quant aux relations du crime et de la folie.

C’est que tueries, pillages, fraudes, escroqueries, vols, agiotages, prévarications en tout genre organisés par la compagnie de navigation s’accompagnèrent, pour la recherche du profit maximal, de telles coupes sombres dans le budget du personnel formant l’équipage, qu’il en résulta de graves avaries dans la salle des machines, jusqu’à menacer le navire de naufrage.

Les responsables du sinistre, ayant falsifié du tout au tout les conditions du voyage en regard du contrat tacite passé avec la clientèle, ne risquaient-ils pas d’être démasqués par leurs dupes, lesquelles auraient pu mettre aux fers à fond de cale officiers et capitaines félons ? Ceux-ci, d’ailleurs, ne sont-ils pas les premiers à soutenir toute mutinerie se produisant sur une flotte rivale ? Ce dont nous avons eu l’expérience passe l’entendement. Jouant d’un chantage défiant toute raison, laissant entendre qu’il n’était d’autre espoir de salut que sous leur protection — tant sauvegarder la confiance en leur compagnie demeurait une indispensable condition de survie pour tous —, nous vîmes d’authentiques pirates, aux ordres de ces forbans, rançonner de force les passagers de toute catégorie (à l’exception des premières classes), sous le prétexte qu’il s’agissait du seul moyen d’assainir la situation !

Leurs arguments ? Nos mécanismes de contrôle n’ont pas suffi, ou furent mal appliqués : c’est donc à vous de casquer, sous peine de compromettre une bonne remise en marche des machines !

Un si vertigineux saut du diable mental a naturellement des conséquences dommageables, davantage encore que sur les portefeuilles, au plus profond de leurs organisations psychiques, chez les infortunés se trouvant pris au piège — et sans que quiconque d’autre ne semble s’en aviser qu’un éventuel passager clandestin.

Didascalies

Pareille manière d’en finir avec le réel ressemble à son acceptation passive, bien que non effective. Une photo non révélée, dont on n’exige pas davantage que de subsister à l’état de négatif. Nul ne refuse de voir que cette année dix millions d’enfants doivent mourir en bas âge par la logique d’un système économique. Cette Shoah se planifie dans les milieux mêmes faisant profession d’entretenir le souvenir d’autres holocaustes. Or nul ne nie la réalité de la famine montrée sur l’écran du téléviseur à l’heure du repas familial, après les images où l’on a vu le comte Almaviva se régaler d’un plat de truffes à mille dollars dans son bistrot préféré de Manhattan, et toujours être présenté comme un garant de la justice, malgré quelques funestes penchants personnels.

Car la complaisance pour le réel a ses limites : elle s’arrête au seuil où cette perception deviendrait cognition. Faisons comme si l’on n’avait rien vu ! Faut-il s’étonner si pareil schéma se complète symétriquement par son inversion dans les affaires privées concernant des personnages publics, où tout le monde a toujours tout vu ! Dans l’un et l’autre cas, la mise hors jeu du réel signifie le refus de son accréditation dans un ordre supérieur : celui des choses promues à l’étage où ce sont désormais principalement les fantasmes qui accèdent au statut de pleine et entière dignitas. Plusieurs milliards d’êtres humains réels n’entrent pas dans cette catégorie, tels des mineurs d’âge ou des personnes à responsabilité limitée ne pouvant se comparer au club des propriétaires du monde. Anne Sinclair, Hillary Clinton, Marine Le Pen, Christine Lagarde ou Carla Bruni proférant l’une de leurs imbécillités coutumières jouissent d’une présomption de respectabilité a priori infiniment supérieure à toutes les créations potentielles de toutes les Nafissatou Diallo.

Il n’est pas certain qu’échappe au sort de la poussière quoi que ce soit de leurs caquetages professionnels, destin de néant que nul ne peut garantir à la présente Confession. Comme la pyramide sociale bénéficie d’un éclairage augmentant à mesure que l’on approche du sommet, la maîtrise des projecteurs dicte peut-être les conditions d’accès au statut de réel, mais pour un temps qui tend vers le zéro. Ainsi, n’est avérée nulle part ailleurs que dans la dimension de l’immédiateté médiatique, la défaite historique de Qadafi. Sans doute son système politique, étendu à l’ensemble de l’Afrique, menaçait-il de sauver des vies humaines par centaines de millions, sans compter la dignité promise aux enfants, par un élémentaire droit d’accès à l’école et aux soins de santé. Certes, ce fait réel pesait moins que les images de quelques figurants déguisés en rebelles et arrosés de dollars venus du Qatar, ayant servi de prétextes au déploiement d’une politique de la canonnière new look. Mais qui peut dire ce qu’il en sera demain de la semence de Qadafi, qu’à tout prendre je préfère à celle d’un dirigeant du Fonds monétaire international ? Même si l’on habille le vieil impérialisme d’oripeaux révolutionnaires avec le même flegme que l’on fit un salvateur de l’Afrique du comte Almaviva.

6

Voici la bête à queue aiguë,

qui passe les monts, qui brise armes et murs,

voici celle qui infecte le monde !

[…]

Sa face était celle d’un homme juste,

tant elle avait l’apparence bénigne,

et le reste du corps était d’un serpent…

Dante, l’Enfer,

Chant XVII, 1-3 et 10-12

Tel est le récit du vent et de la mer, ô scribe océanique !

Aujourd’hui, dit-on, les continents sont à un tournant de leur histoire. Au terme de l’exorbitante nuit, pipe de kif au bec, je lévite vers le septième ciel sur le cheval blanc nommé Bourak du Prophète pour me délivrer d’une souillure indélébile. Dans 365 fois 365 ans, ma pipe de kif ne sera pas éteinte et, si rien ne subsistera du prophète Josué comme du comte Almaviva, quelques nuages de ma prière continueront de flotter entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique…

Pour l’heure, il me semble avoir traversé le premier ciel sans reprendre souffle puis, de ciel en ciel, être montée vers ma propre blessure ouverte au cœur du soleil !

Prostituée céleste je suis devenue. Cette grâce ailée me rend invisible. Délestée de la moindre pesanteur, je danse dans un air surnaturel. Au-delà de la surface des eaux, je te vois accompagner quatre vaches dans un village de l’Atlas. Elles portent les noms arabes de l’espoir : Amal, Rajah, Mouna et Oumneya. Tu t’y régales d’un lait sûr qui était la boisson préférée de Muhammad. Mais par quelle sorcellerie partout les vaches réelles sont-elles aujourd’hui séparées de leur lait nourricier ? Quel fétiche a-t-il pris le pouvoir entre les produits et leur usage ? La productivité s’est décuplée au cours des dernières décennies : où est cette richesse, pour que l’on nous assure de la nécessité de travailler encore plus, pour toujours moins de jouissances ?

La valeur d’échange est l’instance magique, la divinité surnaturelle qui, de moyen terme, est devenue la fin. L’ensemble des activités capitalistes ne fonctionne que pour cette ultime finalité : multiplication de la valeur d’échange. Le prophète Josué s’est fait le gardien de son temple, quand le comte Almaviva devait en être le roi. J’y ai mis le holà. Pourquoi s’étonner si ses anciens courtisans parlent dans la presse (le Monde, 30-31 octobre 2011) de m’édifier une statue, pour le service que je leur aurais rendu en faisant exploser leur héros avant de plus cuisants déboires ? De nouvelles révélations sur ton compte seraient-elles à l’origine d’un tel revirement, ô mon Bien-Aimé ? Jusqu’à il y a peu, comme un seul homme, tous formaient pourtant ta garde rapprochée. Nul expert ne mettait en doute l’excellence de ton aptitude à diriger la France aussi bien que le monde. Ton incontestable autorité ne découlait-elle pas de déclarations comme : « Le monde change très vite et on vit dans la mondialisation, qui a des avantages et des inconvénients, mais c’est la réalité, il faut en tenir compte. » Outre le fait qu’à présent te convient peut-être davantage le costume du monsieur Jourdain de Molière (qu’est le comte Almaviva sinon un bourgeois gentilhomme ignorant son futur courtelinesque ?), rassure-moi donc un peu : qu’entends-tu au juste par « la réalité », ô Bien-Aimé ?

Je reviens au lait des vaches dans l’Atlas. La satisfaction des besoins matériels n’est-elle pas le premier degré d’un accomplissement spirituel que l’on peut assimiler à l’idéal ? Ce sont à la fois les catégories du réel et de l’idéal qui se sont vu bannir d’un paysage mental où s’imposait l’équivalent général abstrait de l’argent. Ce moyen terme devenu la fin dicte une représentation de la réalité dont tu es loin de te douter qu’elle peut être pensée comme idéelle. Puisque tout le marché relève du show-businessisme — qui est la négation du véritable spectacle —, mon théâtre aura pour ambition de prouver que, de n’importe quelle marchandise au personnage de directeur du Fonds monétaire international, l’ensemble des images assurant la domination du moyen terme qu’est l’argent sur le réel et l’idéal, mais aussi sur les produits concrets et leur usage, ne relève plus que de la zone psychique où s’élaborent les fantasmes. Si le sujet moderne souffre de névroses, le sujet postmoderne que tu incarnes, délesté de toute culpabilité (décomplexé à l’égard de l’argent), est un pervers psychotique parfaitement délirant parce que son cerveau n’évolue plus que dans ce brouillard qui a pris tout le pouvoir, celui d’un fétichisme où tout est faux, précisément parce qu’en sont exclus le réel et l’idéal.

Croire le prophète Josué comme le comte Almaviva (dont l’existence entière appartient au domaine idéel), reviendrait à croire, par exemple, que l’axe Washington-Tel Aviv obéit à des préoccupations de justice et de vérité pour condamner l’entrée de la Palestine à l’Unesco. L’armée du Veau d’Or illustre jusqu’à la caricature le diagnostic établi par Theodor Adorno — véritable héritier des prophètes bibliques — au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale : une forme dégradée de la rationalité envahit tous les aspects de la culture de masse et de la vie quotidienne : « Ce qu’il y a de plus effectif à quoi les humains s’agrippent n’a plus aucune authenticité […] La vraie vie ne vit plus… »

Voix off

About six months before the conflict erupted in Libya, Mahmoud Jibril actually met with Bernard-Henri Lévy in Australia, to discuss forming a Transitional Council. When the war erupted, he went to Cairo for meeting again Bernard-Henri Lévy.

Réelle est ma blessure autant que le cri de ces mouettes, ô Bien-Aimé !

La médiocrité, la vulgarité et l’imbécillité sont désormais les qualités exigées pour accéder à la visibilité des fausses réalités : celles où sept milliards d’humains croient connaître mon existence. Ma Confession pourrait-elle trouver, sur ce marché de la duplicité, un seul éditeur capable de lui assurer la publicité que connurent quelques pages récemment parues, à l’origine du mouvement des Indignés ? « United for a Global Change », clament-ils de Tel-Aviv à Madrid en passant par le Zuccotti Park de New York, où fut lancé le mouvement Occupy Wall Street. Seraient-ils vraiment prêts à tout ce qu’impliquerait une révolution réelle ?

Aux kiosques de Manhattan, s’affiche la photographie d’un Bill Gates manipulant le globe terrestre, sans conserver probablement le moindre souvenir du Dictateur de Charlie Chaplin. Parmi les protestataires de Wall Street, combien servent-ils inconsciemment la nouvelle tyrannie, fidèles des églises Apple et Microsoft ?

Les plus grandes fortunes de la planète ne se positionnent-elles pas pour en diriger le gouvernail politique, depuis que les plus hauts agents de la puissance publique ne font plus aveu que de bonne gouvernance ?

Voici que ces milliardaires philanthropes reçoivent le prix du Programme alimentaire mondial (PAM) pour leur engagement dans la lutte contre la faim ! Ce sont les mêmes qui viennent d’écraser sous les bombes le projet, révolutionnaire pour l’Afrique, de Qadafi. Les Indignés de Tel Aviv et de Wall Street s’en avisent-ils ? Comme en Yougoslavie dix ans plus tôt, le but était de briser l’échine d’un État rebelle et de le remplacer par une dictature mafieuse aux ordres de la finance internationale. Comme au Kosovo, cette pègre gérerait les flux du pétrole et de la chair humaine, de la drogue et des armes entre Maghreb et Machrek ainsi qu’entre le Sud et le Nord de la Méditerranée. La libéralisation mondiale de ces marchés, entreprise avec succès depuis la fin de l’Union soviétique — inséparable de l’économie financiarisée — rencontrait encore quelques obstacles dans une poignée de pays où l’autorité de l’État conservait une efficacité d’un autre âge. Il fallait remédier à cet archaïsme. C’est la raison de l’actuelle mise au pas de la Syrie. L’axe Washington-Tel Aviv, relayé par la triade européenne Londres-Paris-Rome, use d’une médecine de choc : à la mesure du caractère insoluble des crises du capitalisme, hormis la solution guerrière.

Mon père a pleuré le dictateur Sékou-Touré. Pour lui, la voie communiste vers l’avenir n’était condamnable que du point de vue des intérêts de l’Occident. J’ose à peine avouer qu’il prônait un islam soviétique !

Ces paroles, prends-les comme le cri d’une mouette survolant ce théâtre liquide. Je m’adresse à toi, mon Bien-Aimé, comme au scribe qui note ce message depuis l’autre côté de l’Atlantique, attentif au coup d’œil de la mouette sur la vaste toile de fond du décor. On y voit les images, démesurément agrandies à l’échelle de la ville, de Bill Gates et de Steve Jobs,
d’Obama et de Lady Gaga, de BHL et de DSK, dominant une foule de crève-la-faim. nous sommes la société civile contre l’état ! clament-ils d’une même voix. Dans leur dos se déploie la première carte du monde — celle d’Anaximandre — où deux univers se font face de part et d’autre de la Méditerranée : l’Europe et la Libye. Sur cet écran géant, tandis que le ciel tonne, en gros plan se donne à voir l’image d’une bataille où se dépècent des chairs vives, où l’on s’abreuve de sang noir, où des monceaux de cadavres s’écroulent à genoux les os brisés, le crâne fracassé par l’assaut final sur la ville de Syrte. Aux dimensions d’un building, l’agonie de Qadafi. Sa dépouille dans la chambre froide pour les viandes, au souk de Misrata. « La dictature sanguinaire d’un tyran n’est plus », dit la Voix off. J’ajoute : qu’est-ce qu’une censure militaire sur la presse et l’édition, doublée d’une mainmise totale sur l’information, dans un régime autoritaire à parti unique, face au débat politique organisé dans des décors de jeu télévisé, avec un casting de sitcom familiale et des commentaires sportifs, où rires et applaudissements enregistrés ne servent qu’à conjurer cris et sanglots des spectateurs s’ils étaient conscients de la Shoah qui se joue ?

Ces propos seraient soulignés par la voix de Lotte Lenya, sur une musique de Kurt Weill. Car, aux tragicomédies d’une politique sans grandeur d’âme à quoi manque l’humour, je me permettrai d’opposer ici le spectacle d’un opéra-bouffe mâtiné de commedia dell’arte, où le Dreigroschenoper ne serait pas dédaigné.

Manière de prouver au futur que le journal d’une femme de chambre africaine a retenu quelque chose du défunt esprit de l’Europe, ô mon Bien-Aimé !

Didascalies

J’ai résolu d’objectiver le cas d’Almaviva sous forme d’une monstration publique, tout en faisant passer mon propre rôle du registre de la tragédie à celui de la comédie. Voici donc un personnage dans le cerveau duquel en aucun cas le réel ne peut revenir, à la faveur d’un éventuel retour du refoulé, puisque ce réel est toujours sous ses yeux. Comme pour tous ses collègues, managers de l’humanité, la conduite folle d’un bolide sans freins ni phares au mépris des lois ne signifie pas un défaut de perception des feux rouges, mais induit une conclusion délirante selon laquelle, parce que les feux marquent l’interdit, c’est à eux de passer ! Dans leur démence psychotique, encore peuvent-ils hurler à tue-tête quelque song rescapé du temps où ils se croyaient du parti des lendemains qui chantent…

7

Oh moon of Almaviva,

We now must say good-bye

Bertolt Brecht, « Alabama Song »

in Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny

Or, Messieurs, la co-omédie

Que l’on juge en cè-et instant,

Sauf erreur, nous pein-eint la vie

Du bon peuple qui l’entend.

Qu’on l’opprime, il peste, il crie ;

Il s’agite en cent fa-açons ;

Tout fini-it par des chansons…

Beaumarchais, le Mariage de Figaro

Abîme du ciel et des eaux, cadence de vague en vague, page d’écriture…

Je me suis élevée de ciel en ciel, puis je suis redescendue purifiée pour me déposer comme une rosée.

Cri en fin de nuit. Celui du Bien-Aimé. Que je console sur son divan. Pour qu’il retourne à sa chanson.

Pousse-toi donc un peu sur ton waterbed ! Dans le ciel as-tu vu le visage d’Ophelia, ton ange en dentelles ?

Il existe un septième ciel dans la tradition de l’Islam. Ce qu’ignore l’Occident, pour lequel cette expression s’entoure d’un parfum licencieux n’évoquant la jouissance que de manière allusive, par le genre de sous-entendus égrillards dont hommes d’affaires et autres grands décideurs en goguette raffolent. Ainsi j’ai lu dans un journal français tiré d’une poubelle du Zuccotti Park, à deux pas de Wall Street, qu’un dénommé Dodo la Saumure, « Français joufflu de soixante-deux ans, crâne lisse et yeux ridés », ne fait plus guère le malin dans sa « maison close en face de l’hôtel de police », ni dans son « Smoke Havana face à la caserne des pompiers », depuis qu’il est emprisonné pour proxénétisme, de même que sa compagne Béa, tous deux « au cœur du dossier dit du Carlton, qui, avec ses parties fines et le nom de Dominique Strauss-Kahn en toile de fond, agite le milieu des notables politiques et des industriels dans le nord de la France ». Ce couple sympathique n’était-il pas le fournisseur en chair fraîche des soirées parisiennes auxquelles participaient Béa et DSK ?

Mais d’abord : quel rapport avec le comte Almaviva ? Peut-être aucun, sinon le fait que la même page du journal évoque un coup de filet policier dans les bars de Marrakech, « capitale mondiale de la prostitution », rendant hommage d’autre part à une jeune enseignante récemment immolée par le feu dans son collège pour cause de burn-out, maladie devenue chronique dans une profession frappée plus que toute autre par les fléaux d’un néolibéralisme ne conduisant plus qu’assez rarement les héroïnes de l’école au septième ciel. Mon Bien-Aimé, comme si tu avais été capable de m’y conduire ! Mais Allah soit loué pour l’idée de cette pièce de théâtre qu’il a pu faire germer en moi telle une semence miraculeuse, dans la volupté de la langue !

Un état de démence psychotique est désormais la norme pour ce qui sert de tête au capitalisme. Le berceau de la démocratie va-t-il confier son destin à la voix des urnes ? « Coup de théâtre dans la tragédie grecque ! »

Voyez-vous, c’est que les peuples sont incapables de comprendre la réalité, proclament leurs propriétaires.

Dans le même temps, qui voudra croire que le revenu d’une taxe de 1 % sur les transactions financières équivaudrait presque au PIB mondial ? Ne sont-ils pas farces, les bergers de l’humain troupeau ? Oui, qui pourrait encore croire ce qui est pourtant la plus stricte réalité ? Quel dramaturge outrepasserait-il celle-ci ?

Il ne s’agit ici que d’une comédie française, ayant ambition d’élucider la réalité, mon Bien-Aimé !

Une comédie française pour laquelle, si l’on n’oublie pas le personnage de Tartuffe, ni telle femme savante et précieuse ridicule adepte des lumières d’Alain Minc, signataire avec Almaviva du Pacte de Marrakech et préfacière de Tony Blair, c’est tout Molière qui devrait être ici convoqué. Comment ne pas recourir au passé pour le génie satirique, si de nos jours les comiques troupiers préposés aux fonctions humoristiques n’ont que leur bêtise et leur ignorance comme armes spirituelles pour seconder l’extrême droite et le ministère de l’Intérieur dans les mobilisations de leurs caricatures contre le grand rire des prophètes ! Toute une société, sans le savoir, vire de la névrose à la psychose parce qu’au déni de réel elle ajoute le déni d’idéal… Croyant insulter Muhammad par quelques petits mickeys imbéciles, ils détruisent les vestiges de leur propre culture en ruine : aucun d’entre eux ne peut savoir que la Divine Comédie s’inspire du voyage décrit dans le Coran.

Qu’est d’autre la réalité qu’un processus en devenir, fruit de l’interaction de la praxis humaine et de sa théorie toujours plus complexe, ayant pour conséquence de modifier sans cesse par le champ toujours plus élargi de la culture ce qui sans ce processus demeurerait immuable ordre naturel, que nul ne serait là pour considérer comme réel ? Qu’est d’autre l’idéal que le pressentiment, consubstantiel à l’humanité, d’un ordre potentiel où les richesses nées de la nature et de la culture produiraient des jouissances infinies sous les lois de la justice et de la vérité ? Sur ce continent d’Amérique, le grand poète Walt Whitman exprima de la plus haute voix cet idéal, envisageant la démocratie comme un processus, à peine entamé, dont la tâche du poète était de traduire l’essence épique. Depuis la Grèce antique, la démocratie ne postule-t-elle pas que la Cité se doit d’obéir à des normes édictées au terme d’un débat public, où chacun peut intervenir librement pour exprimer ses arguments ? L’attribut du Logos, définissant tout citoyen comme politikon zôon — ou animal raisonnable — est l’outil décisif dont l’usage universel, rendu possible par une priorité politique accordée à la culture, autoriserait l’avènement d’une démocratie mondiale.

Sans doute, les notions de justice et de vérité font-elles partie du vocabulaire privilégié du prophète Josué ; comme, il y a peu, le comte Almaviva déclarait encore : « Mes seules préoccupations sont de servir le bien public. » Mais l’esprit de responsabilité, le sens des valeurs partagées, la notion de bien commun, le souci d’un destin collectif, l’inquiétude quant à l’intérêt général ou l’appel à des principes universels : qui ne voit comment ces grands mots se fracassent contre la logique intrinsèque au capitalisme, que sa crise encore non analysée — sinon dans le Capital de Karl Marx — poussera toujours plus à imposer une démocratie des bombes, par les bombes et pour les bombes ? Au temps de Beaumarchais, ces idées nobles n’avaient-elles pas été brandies par la bourgeoisie pour jeter bas le féodalisme ? Si l’humanité se caractérise par le fait de pleurer et d’enterrer ses morts, donc par la capacité d’exprimer un émoi collectif devant l’injustice quand elle frappe à mort, tous les pseudographes et pseudologues aux gages d’un tel système, de quelque masque ou costume qu’ils se déguisent, ne peuvent plus être assimilés à des défenseurs de la bestialité que sous peine d’insulter gravement la gent animale.

Depuis le septième ciel, j’implore le pardon très miséricordieux de ceux qu’épouvantera ma parole, car leur septième étage intellectuel et spirituel a été condamné, de même que le sixième, voire le cinquième et le quatrième, les plus hauts messages de l’Occident ne s’écoulant plus qu’à hauteur du troisième niveau de l’Atlas.

Voix off

Mahmoud Jibril is now the prime minister of the Transitional Council of Libya. The opposition of Jibril to the United States of Africa’s project is the reason he conspired against Qadafi. Supporter of the Arab dictators, he is a democrat, isn’t it ?

Toute humanité doit inventer des signes conciliant vie et mort, nuit et jour, idéal et réel.

Prophétie, philosophie, poésie : parole sacrée, logos, mythe.

Le théâtre est au cœur de ce dispositif, depuis l’acte fondateur d’Abraham et de Dionysos consistant à sacrifier un animal plutôt que de verser le sang humain. Les missiles à l’uranium appauvri largués sur l’Irak au cours de la dernière décennie produisant aujourd’hui leurs effets secondaires sous forme d’enfants naissant difformes et privés de certains organes, c’est dans les prochaines années que le nord de l’Afrique mesurera dans toute son ampleur l’acte de civilisation que fut ce largage de la démocratie par les bombes de l’OTAN. Ne se prépare-t-il pas une même libération de l’Iran grâce aux puissances atomiques de l’axe ? Ainsi faut-il sans doute entendre le jovial message des chefs d’Israël, qu’inspire l’Ancien Testament, pour justifier leur futur massacre préventif.

L’Occident judéo-chrétien n’élève-t-il pas à une altitude inédite la signification symbolique du théâtre ?

Car qu’est d’autre celui-ci qu’un simulacre ? Or, la plus énorme des mascarades jamais conçue nous est fournie par les dirigeants du G20 feignant de s’interposer comme un bouclier protecteur entre les peuples et le péril qui les menace, quand ils sont le bras de ce glaive dirigé contre les peuples, ainsi que le fut celui d’Abraham soulevé sur la gorge de son fils Isaac.

Mais l’Ange intervint alors, selon notre croyance que perpétue chaque année la fête sacrée du sacrifice.

Les yeux grands ouverts face à l’aurore je comprends enfin ce que voulait dire mon père. L’aveuglement de l’Occident face à l’Orient relève d’un phénomène optique. Une source lumineuse trop intense pour une capacité de vision défaillante, préférant nier l’origine de son éblouissement et se tourner plutôt vers son ombre vacillante. Je pourrais abandonner l’idée de ce spectacle et m’en retourner à New York. Mais qu’en penserait mon père ? Je ne crois pas le trahir en imaginant qu’il aurait aimé voir interpréter cette Confession sur quelque scène prestigieuse, comme celle de la Comédie Française. Mais avant cela, mon Bien-Aimé : les kiosques n’annoncent-ils pas ton anniversaire de vingt ans de mariage pour ce mois de novembre, au cours duquel nous fêtons l’Aïd al Kebir ? Pourquoi ne pas associer les deux événements ? Je te propose d’offrir ce soir à ta sultane légitime un cadeau de pacha : la représentation de ma pièce dans vos jardins de Marrakech.

Didascalies

Cette pièce démontre que les juges ont bien fait d’acquitter le comte Almaviva, qui fut la dupe aliénée de cette histoire. Une dupe au sens le plus vaudevillesque du terme. Si la folie de certains personnages de théâtre résulte d’une scission mentale par laquelle ils perçoivent théoriquement leur infortune sans en tirer de conséquences pratiques, le cas du comte me paraît pire en ce qu’il agit pratiquement dans une direction, dont son système psychique est incapable de concevoir les conséquences théoriques.

Aliénation mentale beaucoup plus grave, sans doute incurable…

Car cet homme doit son statut social exceptionnel à de supposées facultés théoriques hors du commun. Quelque chose est donc malade en ce lieu du psychisme social où les fonctions théoriques sont censées s’élaborer. Dans son cas, impossible de lui « refaire voir » ou de lui montrer à nouveau (comme chez le refoulé) ce qu’il n’avait pas voulu voir. Toute remontrance est vaine : on ne saurait en remontrer à qui toujours conserva sous les yeux cela qu’on se propose de lui faire voir derechef.

C’est donc dans les zones les plus souterraines de la psyché collective qu’il faut signaler la pathologie : dans l’inaptitude à enregistrer comme réel ce qu’on a vu — aptitude à l’enregistrer comme irréel ! —, dans la mesure même où l’activité professionnelle consiste à faire voir comme réel ce qui relève de l’idéel, voire de l’irréel…

Dissociation non sans rapport avec le fait que ces illusionnistes exercent une activité quotidienne consistant à faire montre d’habileté dans un domaine, tout en orientant le regard ailleurs, où il ne se passe rien. Comme le dramaturge, usant des artifices de la scène pour induire en illusion le spectateur, mais avec une tout autre finalité que celle des propriétaires du monde. Puisse ma pièce contribuer à ce que ceux-ci s’en avisent : l’art est un regard qui les surplombe.

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